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L’importance de la critique et de la variété des opinions

CHAPITRE 3 : L’OPINION PUBLIQUE EN CONSTRUCTION

2. Les échanges favorisant une meilleure compréhension des lectures

2.2. L’importance de la critique et de la variété des opinions

Les personnages de la Correspondance critiquent le travail de leurs correspondants parisiens. Pour l’auteur, ces commentaires fictionnels permettent de montrer ce qu’il anticipe les réactions de ces lecteurs69.

Les lettrés, insatisfaits des nouvelles et des interprétations transmises par les journalistes, expriment leur mécontentement en précisant leurs attentes. L’extrait le plus éloquent se trouve dans la quinzième lettre où Sommersé sermonne Valmore :

Vous nous laissez ignorer l’essentiel, Monsieur, & au lieu de gaités, vous nous envoyez de la morale. Que de maux cause une Révolution! Les gens le moins mal, deviennent maussades. Pourquoi ne rien dire des bêtises; & du Journal Historique qu’on dit si vrai et si nécessaire? Pas un mot des deux cens hommes pris aux Champs-Elisées. Que vouloient-ils? Avoient-ils un Chef? Est-il certain que les fugitifs se réconcilient avec Paris & reviennent rendre hommage à la Nation? Qu’est-ce qu’un petit Pamphlet intitulé la Finance à l’agonie? On dit les révolutions de Brabant si curieuses. On dit & l’Observateur & le Journal de la Ville plus amusans que vos beaux- esprits, qui jouent la prudence & mettent une très-inutile modération à la place d’une très-utile lumière. […] avez-vous jamais sçu pourquoi M. Gouy d’Arcy a accusé M. de la Luzerne avec tant de vivacité & prouvé avec tant de lenteur? Commence-t-on à voir clair dans l’histoire de ce Favras? Si j’étois à Paris, je ne me coucherois pas sans être instruite de tout ce que je vous demande; & je n’aurois pas dû vous les demander70.

66 Ibid. 67 Ibid., p. 151.

68 Benedetta Craveri, L’âge de la conversation, trad, de l’it. par Éliane Deschamps-Pria, Paris, Éditions

Gallimard, 2002 [éd. it. 2001], p. 357.

69 Alexis Lévrier, Les journaux de Marivaux et le monde des « spectateurs », Paris, Presses de l’Université

Paris-Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2007, p. 129-130.

Sommersé possède déjà des informations partielles à propos de nouvelles diverses. Elle s’attend visiblement à approfondir ce qu’elle a appris sur les événements. Ce commentaire souligne l’importance accrue de certains champs thématiques. La marquise questionne le journaliste sur plusieurs sujets concernant les champs de la presse, de la politique et de la justice. En plus, l’énumération sans transition de ces sujets produit un effet d’empressement, ce qui révèle, encore une fois, la nécessité d’accéder vite aux nouvelles. D’autant plus que Sommersé n’aurait pas recours à des correspondants si elle se trouvait à Paris. Elle pourrait récolter elle-même des précisions sur les nouvelles qui l’intriguent. Les nobles toujours à Paris accèdent donc facilement à des nouvelles sans l’aide d’un informateur. La relation entre les lettrés de Montjoie et leurs correspondants parisiens permet aux premiers de conserver leurs habitudes de vie parisienne. Pour tout dire, Sommersé reproche à Valmore de la maintenir dans l’ignorance de ce qui est nécessaire à ses habitudes de vie.

L’auteur de la Correspondance représente une lecture active de la part des personnages tenus de rester informés de la même façon que s’ils étaient à Paris, et ce, malgré l’éloignement. De telle sorte que la Vicomtesse demande à plusieurs reprises des précisions sur les nouvelles présentées :

Cette multitude d’objets me fatigue. La variété dont on rafolle m’étourdit plus qu’elle ne m’amuse. Pourquoi tout dire en un jour? N’y a-t-il pas une nuance entre s’appesantir sur un objet, ou l’examiner sous tous ses rapports? Il y a un secret plaisir à se rendre compte de sa pensée, à s’enrichir de celles des autres, ou à les corriger. Je m’approprie l’ouvrage que je médite, & fais cause commune avec l’Auteur; au lieu que j’humilie celui que je ne fais qu’effleurer; j’use ma mémoire sans éclairer mon esprit71.

Velport se rend coupable de passer sous silence des nouvelles et de porter des jugements trop hâtifs. Les personnages ne critiquent pas simplement l’orientation des journalistes. Ils leur reprochent de les placer dans une position d’ignorance. Cette remarque souligne aussi que la réflexion est importante pour comprendre un ouvrage. Il ne suffit pas de le lire : il faut réfléchir et discuter. Le groupe essentiel pour la compréhension de l’actualité. L’échange oral est un médium d’apprentissage ludique. La confrontation des idées aboutit à la production d’une pensée rationnelle qui s’émancipe du dogme72. La présence de

personnages féminins permet aisément de justifier la mise en scène de l’apprentissage, cependant ceux-ci restent généralement subordonnés dans les débats où les personnages masculins argumentent seuls73. Par son style « naturel », la conversation s’établit en un

modèle esthétique qui tend à se transposer à l’écrit pour simuler le vrai74. C’est pourquoi

la forme épistolaire de la Correspondance est inspirée de la conversation plus que de la lettre.

Les échanges entre lettrés leur permettent de contredire les opinions des journalistes. Un débat a lieu entre différents types d’opinions se côtoyant pendant la période révolutionnaire. Rappelons qu’il est potentiellement dangereux de publier certains textes politiques dans le contexte instable qu’est le début de la Révolution. Il a déjà été question des nombreuses références au Comité des recherches glissées dans les pages de la Correspondance. De même, les lecteurs pourraient être choqués par la trop grande

72 Stéphane Pujol, « De la conversation à l’entretien littéraire », dans Alain Montandon (dir.), Du goût, de

la conversation et des femmes, op. cit., p. 144-145.

73 Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Enjeu idéologique de la conversation et problématique de l’interaction

sociale, dans les Dialogues sur le quiétisme de La Bruyère », dans Alain Montandon (dir.), Du goût, de la conversation et des femmes, op. cit., p. 108-109.

74 Delphine Denis, « Conversation et enjouement… », loc. cit., p. 126; Marc Fumaroli, « De l’âge de

l’éloquence à l’âge de la conversation : la conversation de la rhétorique humaniste dans l’Allemagne du XVIIe siècle », dans Bernard Bray et Christoph Strosetzki (dir.), Art de la lettre, op. cit, p. 43-45.

partisanerie du périodique, ce qui arrive à l’occasion pour d’autres journaux75 .

L’organisation d’une sorte de dialogue permet de publier des opinions plus radicales sans éveiller les soupçons. Dans ces conditions, la confrontation du discours journalistique par les lecteurs permet la reproduction des opinions de la population sans qu’elles soient attribuées à un individu en particulier76. C’est en même temps un moyen de raccrocher les

différents lectorats en proposant des personnages auxquels ils peuvent s’identifier77. En

terminant, l’interprétation contrastée d’une situation est une méthode pédagogique encouragée à l’époque. Il est courant pour des gens instruits de consulter les textes écrits par des journalistes avec des affiliations politiques distinctes78.