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La réception de nouvelles dans la province française

CHAPITRE 3 : L’OPINION PUBLIQUE EN CONSTRUCTION

1. La collecte de nouvelles et la réflexion sur celles-ci

1.2. La réception de nouvelles dans la province française

Le château de Montjoie n’est pas totalement isolé. Ses occupants y reçoivent des correspondances et des documents imprimés, en plus de rencontrer des individus de provenances diverses.

Les personnages témoignent d’une circulation de nouvelles en province notamment grâce à la réception de journaux. Ils commentent occasionnellement certains textes. Dans d’autres cas, les journaux et brochures reçus déclenchent des questionnements, dont il sera question plus loin dans le chapitre. La circulation d’imprimés en province épargne parfois du travail aux correspondants parisiens. Par exemple, la Vicomtesse soutient qu’il est facile de connaître les décrets de l’Assemblée nationale : « Ne vous donnez pas la peine de nous envoyer les décrets; nous les trouvons dans tous les papiers publics28. » Cette affirmation justifie que la Vicomtesse demande des

analyses et non seulement une énumération de choses déjà connues. Comme Gilles Feyel l’a démontré, les journaux circulent largement en province dès le milieu du XVIIIe

siècle29. Au surplus, une presse spécifique se développe, ces textes répondant mieux aux

besoins ciblés du lectorat à l’extérieur de la capitale30. La Correspondance ne fait donc

28 Lettre 26, loc. cit., p. 24.

29 Gilles Feyel, « Réimpressions et diffusion de la Gazette dans les provinces : 1631-1752 », dans Pierre

Rétat (dir.), Le journal de l’Ancien Régime, Table ronde CNRS, 12-13 juin 1981, Centre d’études du XVIIIe siècle de l’université de Lyon II, 1982, p. 69-86.

30 Ibid., p. 78; François Moureau, « Informer et diffuser la pensée dans la France du dernier siècle de

l’Ancien Régime », Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies/Lumen : travaux choisis de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle, vol. 28, 2009, p. 35-36; Pierre Rétat, « La diffusion du journal en France en 1789 », dans Hans Bots, La diffusion et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime/Circulation and Reading or Periodicals in

pas que transmettre des nouvelles de la capitale. Si c’était le cas, le texte n’amènerait rien de plus à ce que les habitants du château peuvent déjà se procurer. Une déclaration de la Vicomtesse rend compte de l’une des spécificités du périodique. Elle explique que la forme discursive de l’échange d’informations n’est pas la seule utilisée dans la Correspondance. En outre, la formulation de demandes et de critiques, à l’image de la présence de débats et d’opinions de toute part, permet de transmettre des discussions qui s’apparentent à celles qui circulent dans les cafés et les « salons » parisiens. Ajoutons à cela que les lettrés traitent par moment de sujets divers sans divulguer la provenance de leurs nouvelles31.

Les personnages de la Correspondance reçoivent des visiteurs au château de Montjoie. Ces rencontres ont lieu le soir. Par exemple, des personnes arrivant de Paris rapportent la réception des mémoires de Lally-Tollendal. Voici ce qui se dit sur ce texte :

On nous assuroit hier au soir, cependant, que cet Ouvrage ne faisoit pas grande sensation, qu’on le trouvoit plus apologétique de l’amour-propre de l’Auteur, qu’utile pour la chose publique. Voilà Paris. C’est avec la même froideur qu’on accueillit l’Exposé de M. Mounier. Il lui faut des Révolutions de Prudhomme ou du Brabant. Le mot, le soupçon d’Aristocratie le paralysent; & comme si l’Aristocratie étoit autre chose que les gradations de l’ordre social, on la regarde comme un monstre que chacun est intéressé à combattre32.

Cette citation saisit le moment de ces rencontres. Il est question de ce type d’échanges de façon implicite à d’autres endroits du périodique, notamment dans la vingt-neuvième lettre33. Qui plus est, il est possible que les lettrés accueillent à Montjoie des gens qui ont

un meilleur accès aux nouvelles parisiennes. Pour preuve, ils prétendent recevoir des

the French Language during the 17th and 18th centuries, actes de colloque international, Nijmegen, 3-5 juin 1987, Amsterdam/Maarssen, Holland University Press, 1988, p. 124-125.

31 Par exemple, lettre 1, loc. cit., p. 6; lettre 18, loc. cit., p. 126. 32 Lettre 35, loc. cit., p. 101-102.

nouvelles de la part d’un conseiller du Parlement de Grenoble34. La formulation de cette

affirmation ne permet toutefois pas de savoir s’il s’agit d’un échange oral ou épistolaire. Il n’est jamais question de la participation des habitants du château à un club ou un comité de province. Cela s’explique peut-être par le statut social des personnages, supérieurs aux participants réguliers des clubs de province. Cela dit, le fait qu’il n’y ait jamais de mention d’un club provincial renforce l’hypothèse émise dans le premier chapitre de ce mémoire à savoir que le château de Montjoie soit la représentation fictive d’une France épargnée de la Révolution qui a cours dans le reste du royaume.

Quelques visiteurs arrivent à Montjoie explicitement de la capitale. Sommersé raconte une visite de gens qui, arrivant de Paris, les informent sur l’état des choses. Cette situation montre qu’un décalage commence à s’opérer entre ceux qui sont à Paris et ceux qui n’y sont pas. La marquise ne comprend pas qu’un nouveau paysage politique se dessine et semble déconnectée des enjeux parisiens :

Nous ne voyons pas arriver un individu de Paris sans être dans l’étonnement, non de ce qu’il nous raconte, mais de la facilité avec laquelle il s’est habitué aux choses ridicules. Il cite des personnages que l’on ne connoît pas avec une confiance plus que risible, & convertit en autorité des opinions nées d’hier35.

D’une part, elle décrit des visiteurs « dans l’étonnement », « habitués aux choses ridicules » et « avec une confiance plus que risible ». Elle montre, d’autre part, qu’elle ne saisit pas vraiment ce qui se trame à Paris. Sommersé semble vouloir préserver son monde tel qu’il est et accepte difficilement les changements imposés par la Révolution. Toute la lettre peut être lue de cette façon : Sommersé sait ce qui se passe, pourtant elle se trouve en désaccord et ne veut pas l’admettre. Quoi qu’il en soit, la marquise reconnaît le

34 Lettre 18, loc. cit., p. 127-128 35 Lettre 29, loc. cit., p. 41.

phénomène de la rapidité de transmission des opinions. Pour elle, ces dernières doivent s’inscrire dans la longue durée pour faire autorité, mais il n’en est rien. Malgré leur nouveauté, elles peuvent s’imposer si elles sont transmises rapidement et si elles ont du sens pour les individus. Les opinions ne connaissent pas d’état définitif, elles sont très éphémères et instables.

Des personnages affirment recevoir des nouvelles par courrier. Les études sur les émigrés démontrent que les nobles à l’extérieur de la France ont su maintenir des réseaux de correspondances36. Il est possible de croire qu’il en va de même pour les nobles retirés

dans les provinces françaises qui avaient, depuis le début du siècle, l’habitude de maintenir des liens avec leurs relations en ville37. La Correspondance dépeint un peu cette habitude.

Dans sa première lettre, Sommersé affirme qu’elle maintient les échanges avec ses connaissances parisiennes : « J’ai bien quelques femmes qui m’instruisent, mais leur cœur leur donne tant d’embarras qu’elle ne font nul usage de leur esprit; […]38 » La marquise

met en garde les lecteurs contre les correspondances où les femmes peuvent se laisser emporter par leurs émotions. Bien entendu, elle demande des précisions au journaliste pour contredire une des nouvelles parmi celles qui lui ont été transmises. Il n’est pas impossible que Sommersé place davantage sa confiance dans un interlocuteur que dans une interlocutrice. La Correspondance est un complément pour les lettrés qui considèrent

36 Frédéric Derne, « Entre émigration de maintien et oisiveté. Un aristocrate auvergnat à la recherche des plaisirs perdus », dans Philippe Bourdin (dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, acte du colloque international de Vizille (10-12 septembre 2008), Rennes/Clermont-Ferrand, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires Blaises-Pascal, 2010, p. 477-485; Amandine Fauchon, « Réseaux familiaux et construction identitaire d’une noblesse d’épée : l’exemple de l’émigré Albert- François de Moré », dans Philippe Bourdin (dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, op. cit., p. 397-411.

37 Antoine Lilti, op. cit., p. 289-294. 38 Lettre 2, loc. cit., p. 9.

ne pas avoir suffisamment de nouvelles, d’autant plus que les personnages vérifient et complètent celles qu’ils reçoivent avec les propos de Velport et de Valmore.