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1.3 Perspective historique et anthropologique

1.3.5 Le XIXe un siècle d'interdiction

Après une période plutôt prospère pour les sourds, avec des progrès faits pour leur reconnaissance en tant que personnes capable de comprendre et d'interagir, leur destin bascule en 1880 avec le congrès de Milan63. C'est un congrès international de professeurs d’enfants sourds dont le but est d'uniformiser la question de l’éducation des sourds. Le contexte est celui de la promotion d'une école pour tous, (c'est la période qui voit Jules Ferry faire voter les lois pour l'école obligatoire, gratuite) et les linguistes et intellectuels de l'époque débattent alors à propos de la nécessité d'une langue commune enseignée à tous, cela permet en outre de limiter l'essor des langues régionales. En fait, il s'agit surtout pour les participants à ces nombreux congrès organisés (une quinzaine en France entre 1870 et 1880) de défendre leurs intérêts et leur notoriété. Le congrès de Milan est organisé par les tenants de la méthode oraliste dénoncée par ses détracteurs comme "anti-langue des signes". Tous les représentants ont été choisis et recrutés depuis 1879, ce qui leur permet

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S. Heinicke.1719-1790. Fut instituteur de sourds muets. Il apprenait à ses élèves à s’exprimer au moyen du langage articulé. Grâce à lui existe aujourd’hui la méthode Lautier.

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Voir: Eguiluz., A.1986.

40 d'assurer la victoire de leur méthode. Un grand débat oppose en effet les enseignants sourds, souhaitant que les enfants puissent utiliser la langue des signes, et les oralistes, qui veulent que l’apprentissage de la parole soit préféré à la mimique. Cette opposition est représentée, d’un côté par Thomas Gallaudet, qui lutte pour la préservation et l’enrichissement de la langue des signes en France et dans le monde, et de l`autre côté, par le docteur Itard, qui milite pour l’avènement de la méthode oraliste.

Itard est notamment connu pour avoir recueilli Victor, l’enfant sauvage. Il est aussi connu pour avoir essayé de rendre l’ouïe à des sourds, en leur perçant les tympans. Fervent défenseur de la méthode oraliste, il crée une classe d’apprentissage de la parole.

Itard considère qu’être sourd est une maladie, qu’il faut soigner et combattre par l'apprentissage du langage. Les sourds deviennent alors des malades. Selon lui, si le sourd- muet peut parfois parvenir "aux plus hautes sphères du monde intellectuel, le monde social,

quant à lui, leur restera inconnu. Il résulte de cette inégale répartition de lumières dans leur esprit, deux dispositions, en apparence contradictoires : une certaine méfiance et une grande crédulité qui les rend très susceptibles d’être trompés" 64(p. 30).

Ainsi, apparait sur le rapport du congrès adressé au président du congrès Eugène Pereire : "Le congrès, considérant l'incontestable supériorité de la parole sur les signes, pour

rendre le Sourd-Muet à la société et lui donner une plus parfaite connaissance de la langue, déclare que la méthode orale doit être préférée à celle de la mimique pour l'éducation et l'instruction des Sourds-Muets. Cette résolution est votée d'enthousiasme à la presque unanimité des membres" (La rochelle, p.10)65

L’éducateur Thomas Gallaudet, l’un des six représentants américains au congrès, se bat pour faire valoir la légitimité de la langue des signes. Son discours ne sera pas entendu, ni pris en compte, puisque parmi les 167 délégués présents, 122 sont des oralistes français et italiens. Le congrès de Milan marque ainsi la fin de la période faste pour les sourds et leur culture.

Par la suite, les écoles spécialisées qui accueillent les enfants ne sont plus contrôlées par le ministère de l’éducation mais par le ministère de la santé, signe de la perception de la

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Voir : Lieff, B. 1980.

41 surdité en tant que maladie. Finalement, à l’issue de ce congrès, il est décidé, à une unanimité presque totale, la suppression de l`enseignement par signes ainsi que l’enseignement simultané, qui combine les signes et la parole, au large profit de la méthode oraliste.

En conséquence, en 1887, il n’y a plus d’enseignants sourds qui enseignent la "mimique". Les professeurs sourds se retrouvent au chômage et la langue des signes n’est plus parlée qu’en famille ou en petit comité, pour éviter la répression des autorités.

Les professeurs qui enseignent aux sourds sont entendants et ont très peu d'attache avec la communauté sourde. Ils interdisent la communication en signes, si bien que, dans certaines écoles, durant les récréations, les enfants doivent rester les mains derrière le dos ou contre le mur. Certains enfants sont ainsi amenés à penser que s’ils n’arrivaient pas à parler avant l’âge adulte, ils mourraient ou iraient en enfer. Ou qu’en apprenant à parler, ils deviendraient entendants. Les enfants sont confrontés à des situations difficiles, ne comprenant pas ce qui se passe, et se sentant étrangers dans leur propre famille. "Au sein de

leur famille, à l’école et dans la société, les enfants sourds se trouvent toujours confrontés au mur de la parole comme des autistes. Ils doivent alors deviner ce qui leur est demandé, dicté ou conseillé. Certains enfants développent des pathologies psychologiques graves ou des comportements caractériels".66

L’utilisation unique de la méthode oraliste entraine une génération d’enfants au niveau culturel très bas, qui ne savent pas bien parler, qui ne comprennent pas, ni n’entendent ce qu’on leur dit. En perdant sa langue, la communauté sourde perd peu à peu son identité culturelle.

Face aux interdictions, des associations des sourds se créent, s'organisent et émettent des revendications qui ne sont pourtant pas révolutionnaires. C’est ainsi qu’elles demandent : que la méthode d’enseignement soit choisie en fonction des aptitudes de l’enfant et que la mimique soit réservée aux enfants qui ne réussissent pas avec l’enseignement par la parole ; que des sourds-muets puissent accéder aux fonctions de professeurs; que la gestion des écoles de sourds-muets soit transférées au Ministère de l’Instruction publique, car leur but est d'être considérés comme des citoyens, au même titre

42 que les entendants. Ce combat ne sera pas gagné puisque pendant la quarantaine d'année qui suit, aucune décision satisfaisante ne sera prise collégialement, et c'est dans les réseaux informels que la langue des signes sera apprise et transmise. Cela nous amène à une période encore plus sombre pour les sourds.

Lors de la seconde guerre mondiale, de nouveaux obstacles nuisent en effet à la reconnaissance de la spécificité des sourds. Cette époque est décrite comme une période noire pour les sourds en Europe.

En effet, le 26 Juillet 1933, les nazis promulguent une" Loi de stérilisation afin d’améliorer la race allemande". (voir le documentaire "Témoins sourds, témoins silencieux" de la sociologue Brigitte Lemaine)67. Elle rend obligatoire la stérilisation des personnes souffrant de "faiblesse d'esprit congénitale", de schizophrénie, de psychose maniaco- dépressive, d'épilepsie héréditaire, de défauts physiques héréditaires graves, et même de surdité, de cécité ou d'alcoolisme grave.

La communauté sourde n’hésite pas à qualifier toute cette période de "guerre de cent ans".

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