• Aucun résultat trouvé

Le territoire local en Roumanie Signes d’interrogation

Catrinel Trofin-Gille, Sophie Vernicos

Résumé

La création de la Roumanie moderne1 s’est accompagnée d’une politique centralisatrice qui

s’est renforcée au fils du temps et dont les empreintes dans l’organisation spatiale restent encore très marquées. L’une de nos premières interrogations vise à appréhender les limites de cette politique face aux processus de territorialisation locale.

Le point de départ de notre réflexion a été de (re)visiter les définitions données au concept de territoire et de territoire local afin d’en évaluer les possibles transpositions au territoire de la Roumanie.

À l’heure des remaniements administratifs, où la tendance est à l’accroissement de la place du local dans la gestion territoriale, la question qui s’impose est celle de la capacité de ces collectivités à avoir une politique cohérente et autonome. D’autres signes d’interrogation apparaissent : cet encouragement législatif et financier venu des instances étatiques centrales trouve-t-il des acteurs locaux aptes à mettre en œuvre des projets collectifs, en dépassant leur simple statut de relais du pouvoir central ? Quel équilibre se dessine entre autorités locales et gouvernementales ? Ces changements sociétaux et de rapports au pouvoir sont-ils à l’origine de l’émergence de nouveaux systèmes territoriaux ?

En nous appuyant sur l’exemple de la Bukovine, compte tenu des ses caractéristiques identitaires et spatiales, nous tenterons de formuler des réponses à ces questions, explorer les différents niveaux d’échelle appropriée au territoire local en Roumanie (village, commune, région historique) et déceler des éléments du fonctionnement acteurs-espace.

Mots-clés : Territoire local, centralisme, autonomie, territotialité/identité.

L’exposé que nous aimerions porter au débat d’aujourd’hui a d’abord été le fait d’une rencontre et d’un échange / affrontement de deux expériences sur la Roumanie : - pour ma part une thèse menée en Roumanie sur la problématique de l’Église et son rôle dans l’organisation territoriale

- pour Catrinel Trofin-Gille sur la problématique des représentations du territoire. La Roumanie moderne1 voit le jour sous le signe d'une politique centralisatrice qui a

connu un fort renforcement dans la période communiste. Les découpages administratifs successifs de ce pouvoir centralisateur se sont faits contre les identités culturelles locales dans le but de promouvoir une identité nationale forte. A la sortie du communisme, comment envisager les territoires locaux en Roumanie ?

Pour démarrer dans la réflexion, nous avons considéré nécessaire de (re)visiter les définitions données au concept de territoire et de territoire local. Après ce parcours, nous ne pouvons que constater l'ambiguïté et la polysémie du concept, alors qu’il est un mot clé des sciences sociales et fait l’objet des textes législatifs. Cependant, un certain consensus se dégage sur plusieurs notions associées au concept de territoire : espace délimité où s’expriment des sentiments d’appartenance, d’appropriation, des projets sociaux, d’aménagement et où s’exerce une autorité.

Du Territoire au territoire local

Si le territoire désignait traditionnellement l’espace national, il porte aujourd’hui en lui l’idée même d’espace décentralisé, de lieu vivant et de vie. En Roumanie, le terme ne recouvre pas le champ des acceptions françaises (mis à part le cas de l’espace national et d’un espace de compétence et de pouvoir selon l’expression « aller dans le

territoire » pour un homme politique ou un fonctionnaire de l’État). Si le transfert de

pouvoir vers les collectivités locales est amorcé, le débat est centré autour de leur autonomie. Serait-ce parce que toute référence au territoire d’une collectivité locale autonome pourrait être perçue comme une menace à l’intégrité du territoire national ? Ou sommes-nous face à la préparation d’une autre forme de conceptualisation de ce processus ?

Dans notre questionnement sur le concept de territoire, une première préoccupation a été de savoir ce qui permet d’affirmer l’existence d’un territoire. Les mécanismes d’articulation entre les sentiments d’appartenance, d’identité et le pouvoir politique qui impose ses découpages administratifs pour la gestion et le contrôle territorial nous apparaissent comme essentiels. Nous sommes allées jusqu’à nous interroger si le territoire pouvait prendre corps en dehors du politique, et si la contestation de ce pouvoir n’était pas au cœur du processus d’émergence de nouveaux territoires, lesquels se définiraient par la recherche d’autres pouvoirs politiques. En ce qui concerne l’aménagement, il n’est certes pas l’avatar du pouvoir politique qu’il soit étatique, régional ou local et des initiatives dans ce domaine peuvent être prises par d’autres types d’acteurs. Celles-ci, pour autant, sont amenées à être validées par des normes juridiques établies par le fonctionnement politique. Dans ce sens, nous considérons que le territoire est lié à l’organisation politique ; ce qui nous conduit à analyser le territoire en Roumanie par le prisme des découpages administratifs. Ces unités administratives sont dans beaucoup de cas vides d’identité culturelle qui garde une ancienne assise territoriale. On est dans la situation de couches de différents types de territorialité dont

les limites ne coïncident pas. Depuis 1859, date de naissance des Principautés Unies de Moldavie et de Valachie, chaque pouvoir politique a voulu mettre son empreinte sur l’organisation territoriale et effacer les traces des autres, comme l’a montré V. Rey. Dans ce continuel changement, les identités culturelles qui perdurent sont celles dont l’épaisseur historique est la plus profonde. Les Pays « tari », des régions carpatiques, avec leur civilisation conservatrice, se trouvent dans ce cas de figure. La mémoire sacralise ainsi un territoire qui a existé dans un certain contexte politique et tout nouveau découpage est condamné à une « artificialité », comme si toute limite était autre que construction plus ou moins solide.

Notre deuxième démarche théorique a visé le local et elle nous a emmenée plus vers une problématique que vers une échelle : l’élément définitoire du territoire local est sa construction par le bas de la pyramide sociale. C’est un territoire qui tend à acquérir une autonomie par rapport au pouvoir politique de l’État et où s’exerce une démocratie participative. Les acteurs agissent comme contre-pouvoir du politique dans un élargissement justement des bases démocratiques.

La Roumanie est au début de la construction d’une telle société démocratique moderne après un régime totalitaire qui a affecté en profondeur les mécanismes sociaux. Cette construction sur fond de pauvreté est un processus difficile.

Néanmoins, quelques acteurs locaux sont identifiables dans cette nouvelle société roumaine :

- L’élu local est un premier, avec ses compétences élargies par plusieurs lois concernant l’autonomie locale et consolidées par trois élections municipales et départementales. Les médias d’envergure locale, ont fait connaître des leaders et leurs projets et ont aidé à l’établissement d’un dialogue entre les élus et leurs électeurs. Cependant au niveau départemental, la place de l’élu est faible (l’image du préfet est plus forte que celle du président du conseil départemental).

- Les représentants des Églises font partie des acteurs de ces années (en particulier dans le champ du social, comme palliatif du désengagement de l’État dans ce domaine ?) - Des communautés villageoises ont pris des initiatives parfois de grande ampleur. Il suffirait de prendre des exemples dans la thèse de Béatrice von Hirschausen à propos de la répartition des terres collectivisées et du matériel agricole organisé dans certains villages en 1990 en dehors de toute décision politique. Les graves contestataires du maire de la commune de Sapanta en Maramures ont fait longtemps la une des journaux. Les multiples cas de défrichements non autorisés, des constructions sans permis, des prises de possession illégale de terrains nous obligent à poser la question d’une certaine anarchie dans la société plutôt qu’une canalisation vers des projets.

L’immédiat semble prévaloir par rapport aux initiatives porteuses à long terme. L’émergence des territoires locaux est encore difficile à saisir à l’échelle communale. Le travail de terrain mené dans plusieurs villages a montré que les réponses étaient très hétérogènes et les contextes complexes : si l’appropriation et l’identification territoriale ne fait aucun doute chez les citadins – et semble-t-il quelle que soit la taille de la ville – au niveau des communes rurales il est encore prématuré d’esquisser les facteurs de constructions territoriales. Nous avons donc préféré l’échelle départementale d’autant

La Bukovine un territoire local émergeant

Ce que l’on nomme aujourd’hui Bukovine correspond au département de Suceava et ce glissement d’identification vers les limites administratives nous semble singulier. Historiquement, ce nom désignait le territoire conquis par l’Empire autrichien en 1775 sur l’Etat moldave, alors vassal de la Sublime Porte. Ses frontières ne coïncident pas avec le district féodal de Suceava, ni avec les limites administratives de 1930, 1950 ou 1968 ; au nord, il s’étendait au-delà des frontières actuelles de l’Etat roumain. La Bukovine historique, suite au démantèlement de l’empire austro-hongrois à la fin de la première guerre mondiale entre, par le vote de son assemblée, dans la composante de la Roumanie naissante. La structure pluriethnique de sa population posera nombre de problèmes à son intégration dans la Grande Roumanie. Le pacte signé en 1940 entre l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique met fin à l’emprise de Bucarest sur la partie nord de la Bukovine qui passera dans le giron de Moscou via Kiev.

QUE REPRÉSENTE DE NOS JOURS LABUKOVINE?

D’abord une identité culturelle. La relation d’appartenance ou la désignation par les autres dressent l’image d’un territoire qui fut le cœur politique et spirituel de la Moldavie, indépendante sous le règne d’Etienne le Grand (1454-1504). Suceava, chef- lieu du département actuel et ancienne capitale féodale, ainsi que les monastères orthodoxes des XV-XVIesiècles constituent les lieux-symboles autour desquels se tissent

cette identité. La période autrichienne renforce la perception de la Bukovine comme bastion de la roumanité, par sa capacité de résistance aux différentes influences étrangères.

Ensuite, elle évoque un attachement fort à un certain type de paysage. Forêts des hêtres de ce Pays du Haut (d’où dérive d’ailleurs son nom de Bukovine donné par les Autrichiens), champs et pâturages soigneusement travaillés, une touche humaine en harmonie avec la nature car la relation de ses habitants, paysans libres et travailleurs en bois est régie par leur réliogisité.

La Bukovine représente aussi des traditions folkloriques bien conservées et jamais mises en cause.

Une communauté vivant dans un espace aux limites floues, parce que fluctuantes au cours de l’histoire, mais construit autour de certains centres : Suceava (à l’époque féodale et actuelle), Cernauti (pour la période autrichienne et de nos jours pour la communauté roumaine vivant en Ukraine) où (entre 1780-1918 pour le district de Suceava créé sous juridiction roumaine comme mémoire de l’ancien) se retrouvent dans le moule du territoire administrative issu de la réforme administrative de 1968. Tous ces éléments identitaires ont pris la forme du territoire administratif du département de Suceava et l’État communiste en est l’artisan principal. Ce processus n’aurait pas réussi s’il n’y avait pas eu le consentement de la communauté locale qui essayait ainsi de trouver le moyen de défendre son existence spécifique dans un environnement totalitaire. Les paysans de ce département échappent à la collectivisation et préservent la propriété sur leurs terres. Ils continuent à faire du commerce avec leurs produits qui valent de l’or dans les conditions d’une pénurie alimentaire de plus en plus grave après 1980. La modernisation socialiste des villes est limitée et relativement tardive. L’idéologie nationaliste a besoin de cet exemple de Roumanie traditionnelle qui devient la vitrine pour l’étranger autant que pour les autres

Roumains. Avions qui amènent les touristes étrangers directement du littoral de la mer Noire, cars d’entreprises ou d’écoles engendrent un mouvement qui est fructifié par la population locale.

Tourisme, commerce de produits alimentaires et de matériaux de construction, marché clandestin de produits apportés de Pologne après 1980 apportent des revenus non- négligeables à une partie de la population et tracent les prémices du développement économique ultérieur.

MAIS QU’EST-CE QUI NOUS FAIT DIRE QU’ON SE TROUVE FACE À L’ÉMERGENCE D’UN TERRITOIRE LOCAL ENBUKOVINE.

D’une part, on a un pouvoir politique local qui a des projets de développement et sait jouer des atouts de son espace : potentialités naturelles, patrimoines classé UNESCO, ressources économiques. Dans la bataille des zones défavorisées où tous les départements avaient des intérêts, vu les avantages pour les investissements économiques et de l’État qui y sont impliqués, les hommes politiques de Suceava ont été des gagnants, qu’ils soient élus locaux, sénateurs ou députés de ces circonscriptions. On n’est pas devant une mobilisation autour d’un leader puissant mais devant une concertation qui a réussi à obtenir ce statut pour des communes en dehors de toute zone de fort indice de pauvreté, présenté par la Commission nationale de Statistique (cf. carte

Les aires «défavorisées» et la grande pauvreté rurale, Atlas de la Roumanie, Doc.

Française, 2000, p. 151). De la même façon, elle a obtenu la création d’un évêché qui n’a pas de véritables bases historiques, ce qui lui permet d’asseoir son identité.

D’autre part, la participation des citoyens à la vie politique est assez importante comme le montre les taux de participations aux élections.

Les initiatives locales ne manquent pas non plus, qu’il s’agit de petites entreprises, surtout dans le domaine alimentaire, des gîtes et des hôtels pour l’accueil des touristes ou la mise en place d’un service médical privé.

On peut parler d’un certain décollage économique, surtout en comparaison avec les autres départements moldaves. Une prospérité relative se fait voir. Les maisons de grande dimension sont bien entretenues. On construit beaucoup, on répare les routes, les petites fortunes accumulées pendant la période communiste ont été réinvesties dans l’équipement individuel mais aussi dans le domaine économique.

La perméabilité de la frontière avec l’Ukraine rend possible le développement d’une coopération avec l’autre partie de la Bukovine. Le traité signé entre la Roumanie et l’Ukraine en 1996 prévoit la création d’une eurorégion du Prut supérieur (dénomination géographique anodine) mais qui n’a reçu pour le moment aucune consistance sur le terrain. Les réticences politiques ukrainiennes sont très significatives, les habitants du département de Suceava donnent l’impression de n’avoir pas effacé dans leurs actions la barrière qui existait à leur frontière du nord. Les cercles nationalistes de Bucarest sont beaucoup plus revendicatifs que des voisins proches.

L’avenir de ce territoire se joue aussi dans sa capacité à devenir un espace d’articulation entre la Roumanie et son environnement nord-européen. La fonction médiévale qui a

Lors de cet exposé, on est loin d’avoir épuisé nos signes d’interrogations initiaux sur le territoire local en Roumanie. Ils constituent les prémices d’un travail plus approfondi que l’on mènera sur le terrain à travers la problématique des représentations du territoire et du rôle des églises comme acteurs locaux.

Bibliographie

A L L I È S P. 1980, L’invention du terr i t o i re, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble

A U R I A C F., B R U N E T R. (coord), 1986, Espace, jeux et enjeux, Fondations Diderot/Librairie Arthème Fayard, 343 p.

BAILLY A., FERRAS R., PUMAIN D. (dir.), 1992, Encyclopédie de la géographie, Paris Economica, 1132 p. (cf. Le Berre M., Chapitre Territoires).

BRUNET R., FERRAS R., THÉRY H., 1993 Les mots de la géographie, Paris Reclus/La documentation française, 470 p.

DI MÉO G., 1998, Géographie sociale et territoires, Nathan Université, 317 p.

IORDAN I., REY V, 1993, « La carte administrative de la Roumanie d’avant-guerre : probable ou impossible retour ? », in BSLG, 3-4, p. 183-191.

PIVETEAU J.-L., 1995, Temps du territoire, Zoé, Carouge-Genève, 260 p.

REY V., 1994, « La question régionale dans l’espace roumain », in L’Espace

Géographique, 4-1994, p. 361-376.

Note

1. La Roumanie actuelle, en tant qu’entité territoriale, née en 1918 des traités de paix de la fin de la première guerre de la réunion de la Roumanie du « vieux Royaume » (union des principautés de Moldavie et de Valachie en 1859) et de la Transylvanie et du Banat, anciennes provinces de l’Empire Austro-hongrois.