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LE SOUCI DES PUBLICS ENTRE DÉMOCRATIE ET CITOYENNETÉ

Dans le document Quel modèle de bibliothèque ? (Page 97-100)

LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE PEUT-ELLE MOURIR ?

LE SOUCI DES PUBLICS ENTRE DÉMOCRATIE ET CITOYENNETÉ

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Mais la bibliothèque démocratique ne s’est pas imposée sans mal dans l’imaginaire professionnel. Le passage du citoyen à l’usager et, pire encore, au consommateur, est vécu comme une « perte ». La conception utilitaire des bibliothécaires modernistes du début du XXesiècle constitue déjà une déper- dition par rapport à une conception de la bibliothèque comme lieu de for- mation du citoyen et d’exercice de la citoyenneté, née avant la Révolution Française. En effet, si « le terme d’usager conserve, par rapport à celui de consommateur, une certaine neutralité », en même temps « n’apparaît-il pas

1. Lahary Dominique, Le fossé des générations. Cinq générations de bibliothécaires, Bulletin des bibliothèques de France, 2005, t. 50, n° 3.

comme à l’écart d’une quelconque idéologie au sens où celle-ci est ensem- ble de discours et de valeurs ? En ce sens, l’usager serait le citoyen vidé de toute substance. »2En outre, l’objectif de démocratisation culturelle, que se sont approprié les bibliothèques, s’accompagne de la planification et de l’évaluation des politiques publiques par le prisme des sciences sociales. Une recherche intégrée ou extérieure aux institutions culturelles s’est ainsi employée, depuis les années 1960, à prendre la mesure de la fréquentation des établissements culturels et à étudier les pratiques culturelles des Français. La « sociologisation » d’un objet à forte connotation symbolique comme la « culture » ne cesse pourtant de rencontrer la résistance des professionnels et des intellectuels. Selon Jean-Claude Passeron, « c’est sans doute la culture en son polymorphisme irréductible […] qui s’est révélée la notion la plus rebelle à l’objectivation scientifique, en tout cas dans l’expérience vécue de ses pratiquants ou de ses desservants, portés par leurs intérêts maté- riels et symboliques à accorder une valeur inconditionnelle – une “légiti- mité universelle” – aux symbolismes sociaux qu’ils maniaient, […] à une consommation “compétente” des œuvres d’art ».3En tant que « desservants » de la culture, les bibliothécaires ont accueilli avec méfiance le travail de désacralisation et de « désuniversalisation » entrepris par les sciences humaines dans leur critique des limites de la démocratisation culturelle. Il reste que, au moment où la lecture parvient à s’imposer comme un objet de la politique publique, un modèle s’est mis en place qui allie d’une manière particulière décision politique, recherche scientifique et action professionnelle. Les sciences sociales offrent un contenu concret à la poli- tisation du culturel, dans un contexte où la politique est affaire de tous et la culture, un vecteur d’émancipation sociale. Ce modèle « sociologique » de la démocratisation culturelle s’est durablement installé dans la culture professionnelle depuis plusieurs décennies4

. Pour le caractériser, nous

2. Kupiec Anne, L’usager, le consommateur et le citoyen, in Le musée et la bibliothèque, vrais parents ou faux amis ? Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 1996 (Études et recherche). 3. Passeron Jean-Claude, Consommation et réception de la culture : la démocratisation des publics, in Donnat Olivier et Tolila Paul (dir.). Les public(s) de la culture. Presses de Sciences-Po, 2003. 4. L’histoire de la rencontre entre sociologie et bibliothèques a déjà fait l’objet d’un certain nombre d’études. Voir notamment Poulain Martine, Naissances des sociologies de la lecture ; Livres et lecteurs ; Des lecteurs, des publics et des bibliothèques, in Poulain Martine (dir.), Histoire des bibliothèques fran-

çaises, t. 4, Les bibliothèques au XXesiècle (1914-1990). Promodis - Éditions du Cercle de la Librairie, 1992 ;

Seibel Bernadette, Trente ans de recherches sur la lecture en France, 1955-1995 : quelques repères, in Seibel Bernadette (dir.), Lire, faire lire : des usages de l’écrit aux politiques de lecture. Le Monde Éditions, 1995 ; et Robine Nicole, Lire des livres en France : des années 1930 à 2000. Éditions du Cercle de la Librairie, 2000. Pour une vue d’ensemble, voir également Hersent Jean-François, Sociologie de la lecture en France : état des lieux. Ministère de la Culture et de la communication, Direction du Livre et de la lecture, 2000. [En ligne] < http://www.culture.gouv.fr/culture/dll/sociolog.rtf > (consulté le 11 décembre 2007).

retiendrons trois éléments : l’importance de la connaissance des publics dans la définition des pratiques professionnelles (par le biais à la fois de l’investigation et de l’évaluation, des méthodes qualitatives et quantitati- ves) ; l’engagement au service de la démocratisation des publics (aug- mentation du nombre de fréquentants et capacité des institutions culturelles à modifier la structure sociale des publics) ; la déconstruction du discours professionnel et la remise en question permanente des relations de pou- voir entre l’institution et ceux qui la fréquentent. La référence au public chez les professionnels est captée dans la sphère des sciences sociales à la faveur d’une conjonction entre l’histoire de la lecture publique en France et l’histoire des politiques culturelles autour de la démocratisation mesu- rable de la lecture, qui a permis aux professionnels et aux politiques de parvenir à un consensus sur l’utilité sociale des bibliothèques.

Ce modèle est, semble-t-il, en passe de devenir caduc. En effet, nous vivons aujourd’hui une situation paradoxale. D’un côté, le discours professionnel, qui met l’usager au centre du système, a le vent en poupe. L’offre de biblio- thèque se construit à partir de la demande sociale. L’affirmation du droit des usagers et la profusion d’enquêtes de public portent à croire que la bibliothèque publique française a réussi sa révolution démocratique. Ce qui n’est pas sans faire grincer quelques plumes qui dénoncent là une confu- sion indue entre démocratie et société de consommation5. D’un autre côté, des spécialistes de l’analyse des publics continuent de fustiger un modèle de bibliothèque qui se donne pour mission de servir la culture plutôt que la population6

et s’entête à demeurer un lieu de rupture dans le tissu social. Étonnant reproche, soit dit en passant, fait à une profession qui, dans ses lamentations collectives, semblait avoir remplacé la défaite de la pensée par l’échec de la démocratisation culturelle. Entre les deux discours qui se partagent les justifications professionnelles depuis les années 1980, le discours de l’activisme culturel et le discours de la réponse à la demande, mis au jour il y a déjà deux décennies par Bernadette Seibel7

, le divorce est donc consommé.

On n’a jamais vraiment interrogé la signification de cet intérêt pour le public, et implicitement de la multiplicité d’études et d’enquêtes qui

5. David Bruno, Le manège enchanté des bibliothécaires, Bulletin des bibliothèques de France, 2004, t. 49, n° 6.

6. Poissenot Claude, L’épuisement du modèle. Propos recueillis par Laurence Santantonios, Livres

Hebdo, n° 692, 1erjuin 2007.

7. Seibel Bernadette, Au nom du livre. Analyse sociale d’une profession : les bibliothécaires. Éditions de la Bibliothèque publique d’information : La Documentation française, 1988.

l’accompagne, qui s’est progressivement imposé chez les professionnels des bibliothèques depuis le milieu des années 19908

. Ce sont surtout les relations entre la recherche en sciences sociales et les pouvoirs politi- ques qui ont attiré l’attention des chercheurs9

, la position des bibliothè- ques comme institutions culturelles autonomes semblant aller de soi. Deux niveaux d’analyse sont ici nécessaires pour aborder cette question : d’abord, d’un point de vue historique, la constitution du modèle sociologique de la démocratisation culturelle et ses répercussions sur le monde des bibliothè- ques ; ensuite, d’un point de vue idéologique, la place que viennent à tenir les publics dans l’identité professionnelle des bibliothécaires.

Dans le document Quel modèle de bibliothèque ? (Page 97-100)