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LE MANQUE DE PLACE AU CŒUR DE L’ORGANISATION

Dans le document Quel modèle de bibliothèque ? (Page 91-93)

LA PLACE DES PUBLICS DANS LE MODÈLE FRANÇAIS :

LE MANQUE DE PLACE AU CŒUR DE L’ORGANISATION

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D’autres exemples encore sont révélateurs de la place que l’on accorde aux publics dans le système bibliothéconomique français : tout ce qui concerne notamment l’intégration des usagers au fonctionnement même des établissements ; non pas simplement la place qu’on leur fait en leur sein, mais la façon dont on les associe plus ou moins étroitement à leur bonne marche. En soi, comme on l’a vu, le simple manque de place accordée à certains usagers – place physique et place symbolique – est déjà le signe d’une faillite relative du discours institutionnel (« accueillir tous les publics » ; « se montrer attentif à la demande sociale »)23

. Il me semble ainsi qu’il existe une contradiction saillante en France entre la volonté affichée de servir les adolescents dans les bibliothèques publi- ques et le fait qu’il y ait si peu de sections véritablement dédiées aux adolescents : un discours et un modèle se sont peu à peu répandus sur la question au cours des dernières décennies (les adolescents cherchent à se fondre dans la masse, ils ne souhaitent pas être repérés en tant que tels et préfèrent rester anonymes en section jeunesse ou faire leurs premiers pas en section adulte de façon autonome), ceci, alors même que de nombreux travaux dans le champ de la psychologie ou de la sociologie témoignent pour leur part, au contraire, de l’émergence de cette catégorie d’âge et de l’affirmation de ses besoins spécifiques.

22. Barbaras Simone, Notre ennemi, le client, First, 1995.

23. On peut s'interroger ainsi sur le principe qui consiste à faire payer des tarifs d'abonnements parfois prohibitifs à ceux qui ne résident pas dans la commune siège de la bibliothèque.

La contradiction est d’autant plus forte, en France, que certaines enquêtes de terrain semblent montrer par ailleurs qu’il existe bien aujourd’hui une demande adolescente quant à la constitution de sections qui leur soient dédiées dans les bibliothèques municipales24

. Dans le même esprit, un autre exemple méri- terait des analyses qu’on ne prendra pas le temps de prolonger dans ce texte : celui de la place des communautés, notamment des communautés linguisti- ques, dans les services et les collections des bibliothèques. Ici à nouveau, il semblerait que l’influence du modèle républicain aristo-démocratique se fasse sentir, au point de contrarier fortement la prise en compte de demandes spé- cifiques – demandes existantes ou latentes – lesquelles finissent alors souvent par être pensées comme « hors cadre », voire irrecevables, ce qui explique en partie le retard français en général sur ce type d’offre25

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Les deux illustrations qui précèdent portent sur le manque de place entre les murs des établissements (« faire pour ») ; le défaut d’intégra- tion des publics au fonctionnement même des bibliothèques est toute- fois encore plus révélateur de la difficulté à « placer les usagers au centre » (« faire avec »). Deux phénomènes parmi de nombreux autres témoignent de cet état de fait : d’une part le faible nombre d’associations d’usagers associées à la vie des établissements, ainsi que le peu d’influence dont disposent ces associations quand elles existent en France26

et, d’autre part, l’ensemble des procédures ou instances qui permettent d’orien- ter l’activité des bibliothèques en fonction des avis et attentes des popu- lations (comités d’acquisition intégrant des usagers et dispositifs de liaison tels que les cahiers de suggestions ou cahier des lecteurs). C’est à l’aide de ce tout dernier exemple que je reviendrai brièvement ici sur le paradoxe qui consiste parfois à « donner la parole pour faire taire ». Olivier Chourrot, dans l’enquête qu’il a consacrée aux messages de lecteurs consignés dans les cahiers mis à la disposition de ceux-ci,

24. Une enquête récente portant sur 1 000 jeunes interviewés à Choisy-le-Roi (fréquentants et non fréquentants) montre ainsi que 75 % d’entre eux se prononcent en faveur d’une section adoles- cents ; une autre réalisée dans le Val d’Oise auprès de 650 jeunes de 11 à 20 ans, interrogés cette fois en bibliothèque, voit ce pourcentage s’élever à 82 %. Voir Bourdaud Anne, Adolescents, livres et biblio- thèque : une enquête, BIBLIOthèques(s), n° 29, octobre 2006 ; Paulmin Anne-Sophie, Qui sont les jeunes du Val d’Oise ? Les adolescents en bibliothèques : une enquête en Val d’Oise, in Adolescents et bibliothèques : Je t’aime, moi non plus, Actes du colloque organisé par le conseil général du Val d’Oise et l’association Cible 95 le 20 octobre 2005.

25. Les débats récurrents sur le sujet parmi la profession montrent que la crainte du communautarisme vient à la fois compliquer la réflexion et contribue parfois à légitimer le manque d’initiative sur le sujet. 26. Hormis certaines associations d’usagers de grands et prestigieux établissements, ces regroupe- ments sont effectivement assez rares en France et particulièrement sous-étudiés. Leur rareté est sans doute le résultat d’un manque d’initiative individuelle et collective, conjuguée à un manque de soutien institutionnel qu’il serait intéressant d’étudier.

a montré ainsi que ces outils de gestion des relations usagers/institutions avaient parfois pour fonction d’apaiser d’éventuels conflits naissants : « L’écrit participe des nombreuses tactiques d’évitement qui rendent supportable la relation de service ; telle demande, non traitable par l’agent, est aiguillée vers le cahier ; tel usager, perçu comme particulièrement agressif, est invité à s’exprimer par écrit, etc. D’une certaine façon, le cahier apparaît comme le régulateur des rapports lecteur/bibliothécaire, dernier recours pour éviter à l’un des protagonistes de « perdre la face »27

. On est loin alors d’une tentative d’inscription effective des publics au cœur de l’activité et du fonctionnement de l’établissement, puisque les réflexions ou sugges- tions consignées par les usagers (plaintes, suggestions d’achat, etc.) appa- raissent, ainsi que l’écrit Olivier Chourrot, comme « le régulateur nécessaire de la relation de service, dont il apaise les tensions et assume en lieu et place des acteurs, les contradictions ». « En lieu et place des acteurs » : le constat est sévère ; il est légitime également de se deman- der si les enquêtes de publics, notamment les enquêtes de satisfaction qui ont tendance à se développer sur le terrain des bibliothèques, n’ont pas pour objectif dans certains cas, de canaliser elles aussi une parole que l’on ne souhaite pas véritablement prendre en compte.

Dans le document Quel modèle de bibliothèque ? (Page 91-93)