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L’internationalisation des chaînes de télévision à travers le satellite a créé un nouveau phénomène permettant un renversement de situation par rapport à la réception des produits médiatiques. La circulation de ces produits devient universelle et rompt avec le flux d’informations qui se faisait auparavant unilatéralement du Nord vers le Sud. L’avènement des chaînes satellitaires, notamment arabes, a apporté des contre-flux au niveau non seulement de l’information, mais également au niveau de l’idéologie, relayant ainsi des messages et des images alternatifs provenant d’un large spectre d’acteurs et de sources (Zayani 2009 : 100).

On parle désormais d’un système transnational de l’information. Il est ainsi possible pour les immigrés vivant en Occident de recevoir une production médiatique abondante provenant de leurs pays d’origine ou, plus largement, d’une région qui porte relativement les mêmes traits sociaux et culturels que leurs pays d’origine.

Dans ce contexte, les études s’intéressant au traitement de la thématique des migrants dans les médias occidentaux et à leur impact sur les populations locales sont très abondantes en Europe, notamment en Grande Bretagne et en Allemagne, ainsi qu’au Canada et aux Etats Unis. Même si en Suisse, les recherches centrées sur les migrants en tant que thème dans les médias sont relativement récentes, un regain d’intérêt a été ressenti récemment, principalement en Suisse alémanique, pour approfondir les analyses sur les représentations des étrangers dans les médias suisses. Quelques études se sont succédées depuis la seconde moitié des années 1990, notamment celles de Kipfer (1995), Zwingli (1994 ; 1999), Kamber et Schranz (2001), Schranz et Imhof (2002), Luginbühl, Schwab et Burger (2004) et Luginbühl (2007). Nous avons choisi de détailler les thématiques mises en évidence dans trois études réalisées en Suisse afin de révéler la tendance ambiante sur les migrants dans ce contexte social.

Dans une analyse du contenu de cinq journaux alémaniques publiés pendant la votation sur la naturalisation facilitée des jeunes étrangers, Chantal Wyssmüller (2004) s’est concentrée sur l’image véhiculée par la presse alémanique sur les immigrés provenant de l’ex-Yougoslavie. Elle a mis en évidence le déficit d’intégration et la victimisation des étrangers. Andrea Ch.

Kofler et Lilian Fankhauser (2009) qui ont été mandatés par la Commission fédérale pour les questions de migration et qui ont focalisé leurs recherches sur l'image des migrantes dans la perception de l'opinion publique et de la politique en étudiant le contenu de trois quotidiens représentatifs de la presse suisse en l’occurrence le Neue Zürcher Zeitung (NZZ), Le Temps et le journal gratuit 20 Minuten aboutissent à la même conclusion notamment lorsque le sujet des migrants est évoqué, l’intérêt des médias porte essentiellement sur le contenu et la mise en application des dispositions légales sur les étrangères et les étrangers

et le droit d’asile, l’intégration et les programmes d’intégration, l’accès à la formation, la naturalisation, la criminalité, la relation avec des systèmes de valeurs différents et l’accès au marché du travail. Mais lorsque les reportages portent explicitement sur la vie des migrantes et des migrants, ce sont surtout les thèmes de l’intégration et de la manière d’appréhender la diversité culturelle croissante qui sont abordés.

En outre, une étude menée sous la direction de Heinz Bonfadelli (2008) par l’Université de Zurich en collaboration avec l’école de radio klipp & klang intitulée Migration, Médias et Intégration, et qui prend en compte les programmes des radios et télévisions privées et publiques, constate qu’en dépit du rôle intégratif indéniable des médias, un déficit dans l’intérêt que tous ces derniers portent à la thématique de la migration et de l’intégration. Les thématiques de la criminalité et l’appel à la justice et aux tribunaux reviennent en substance et dominent généralement le traitement et la couverture médiatiques des activités des migrants en Suisse. Cette couverture participe souvent à la création d’une évaluation négative représentant le migrant comme une menace pour le pays et sa culture.

Dans d’autres régions et pays du monde, un certain nombre de recherches s’est axé sur la réception par les migrants des médias transnationaux de leur région d’origine et de leurs effets sur la reconstruction de leur identité et de leur socialisation dans les régions d’accueil. Les premières études concernant les effets de la réception des chaînes satellitaires sur les immigrés en général, et sur les immigrés arabes en particulier, ont vu le jour au milieu des années 1990, soit peu de temps après le lancement des premières chaînes transnationales émettant depuis les pays d’origine des migrants. La réception de ces chaînes a suscité à la fois un engouement des migrants pour ces nouveaux liens communicationnels avec leurs pays d’origine et une crainte très forte au sein des pays d’accueil, notamment la France25 et l’Allemagne26, se traduisant par une peur manifeste devant un phénomène irréversible qui menace les projets intégratifs adoptés dans ces pays. La présentation, certes non exhaustive, des cas suivants a pour but de retracer les différents angles de traitement de cette thématique et de dégager le fil conducteur ainsi que les lignes directrices que les chercheurs ont suivi pour analyser, contextualiser et retracer le cadre de réception des produits médiatiques transnationaux.

Dans Television, Ethnicity and Cultural Change, un des premiers travaux sur cette thématique, Marie Gillespie (1995) examine la manière dont la télévision et la vidéo sont utilisées pour recréer les traditions culturelles au sein de la

25 Pour certains responsables politiques et acteurs sociaux, l’antenne parabolique est « une source de repli et constitue un facteur de désintégration ».

26 En Allemagne, les chaînes de télévision transnationales ont été considérées, notamment par des sociologues, des analystes politiques et le milieu conservateur, comme une menace politique et culturelle.

diaspora sud-asiatique en Grande-Bretagne. Il ressort de cette analyse que ces médias représentent un catalyseur en matière de changement culturel dans cette collectivité locale.

Alec Hargreaves et Dalila Mahdjoub (1997)27 ont mené un travail de terrain basé sur des entretiens semi directifs avec des familles d’origine maghrébine équipées de paraboles dans les banlieues de Lyon et de Marseille en France en 1996 afin d’analyser l’impact de ces paraboles sur les relations familiales, la consommation télévisuelle et les changements d'attitude ou de comportement chez les migrants des banlieues, souvent d’origine modeste. Ce travail met en évidence la propagation irréversible des antennes paraboliques, l’impossible verrouillage du paysage médiatique local et les contrastes qui sont remarquables entre la consommation télévisuelle des immigrés proprement dits et celle de leurs enfants sans que la ligne de démarcation entre les différentes générations ne soit absolue.

Toujours en France, Kamel Hamidou (2005) a rédigé un article, en s’appuyant sur une enquête de terrain sur l'audience des chaînes de télévisions satellitaires arabo-musulmanes qui diffusent en France, ainsi que leur influence sur les migrants originaires du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Dans cet article, l’auteur a mis principalement l’accent sur l’influence politique de ces chaînes sur les citoyens français issus de l'immigration ainsi que sur les éventuelles concomitances entre la consommation de biens culturels des pays d’origine et les valeurs fondamentales de l’espace public français telles que les notions de république, de démocratie, de liberté et de laïcité.

En 2007, Riadh Ferjani, dans un article intitulé « Les télévisions arabophones en France : Une transnationalité postcoloniale », met en évidence l’échec des autorités françaises à stopper la réception des chaînes arabes dans leur pays et développe une hypothèse stipulant que « le rapport aux médias pour les immigrés d’origine maghrébine en France s’inscrit dans un contexte de tension entre construction de l’Autre et la manière dont ce même Autre peut négocier son statut d’acteur social transnational ».

L’impact des chaînes satellitaires sur les millions d’immigrés turcs en Europe fut au centre des recherches d’Altan Gokalp, qui a mené une étude sur la population d'origine turque en France. Dans l’article « Paraboles et satellites : entre ici et là-bas : menace ou chance ? », l’auteur est le premier à s’être interrogé sur les effets de la réception des programmes turcs sur les migrants d’origine turque en France. Partant du débat public qui a eu lieu au milieu des années 1990 en Allemagne, qui abrite environ trois millions de personnes d’origine turque, Robins Kevin a mené une réflexion sur l’usage des médias

27 Leur travail de terrain intitulé « Antennes paraboliques et consommation télévisuelle des immigrés » a été publié dans Hommes et migrations, novembre-décembre 1997, p. 111-119.

émettant depuis la Turquie par les Turcs de l’étranger ainsi que sur « les conséquences culturelles de ces nouvelles relations médiatiques et transnationales » sur cette population. Avec Asu Aksoy (2005), elle a approfondi son analyse en entamant une recherche sur la consommation télévisuelle des Turcs à Londres.

Selon Mattelart (2007 : 37), l’apport d’Aksoy et Robins est important à deux niveaux : En « soulignant d’abord le besoin de penser la diversité des usages de la parabole au sein des foyers issus de l’immigration en fonction des sexes, de l’âge, des appartenances sociales et donc la nécessité de croiser la variable appartenance ‘ethnique’ avec d’autres, pour éviter le risque d’essentialiser les pratiques de ces consommateurs » (Mattelart 2007 : 37) et en rompant « avec un agenda diasporique tendant à postuler que les chaînes turques maintiennent un lien avec la ‘patrie’, Asu Aksoy et Kevin Robins considèrent plutôt la ‘présence des programmes de la télévision (turque) comme s’inscrivant dans le continuum de la présence (toute aussi commune) des aliments, des habits ou du mobilier de Turquie’ ». Comme eux, elle « apporte la réalité ordinaire, banale de la vie turque aux migrants vivant à Londres ». Cette même idée est aussi endossée par Naomi Sakr (2008 : 281) dans son étude Arab communities and satellite communication in Europe.

Dans une étude sur l’attachement des communautés culturelles aux médias du pays d’origine et aux médias locaux au Canada, Millette et Proulx (2009 : 13) montrent que l’attachement aux médias ethniques ou aux médias du pays ou de la région d’origine ne se fait pas au détriment d’un attachement aux médias canadiens grand public anglophones et francophones. Cette tendance a été également confirmée par leur complément de recherche (2013) intitulé Médias et transnationalité : Le rôle des médias et d’Internet dans la trajectoire identitaire de jeunes (18-25 ans) issus de l’immigration.

Contrairement à ces hypothèses selon lesquelles la réception des médias transnationaux contribuent à l’intégration des migrants dans leurs régions de résidence et participent activement à la construction d’une identité élargie leur permettant de vivre sereinement dans deux, voire trois lieux de socialisation différents, nous trouvons d’autres chercheurs qui pensent que la présence des chaînes satellitaires a un effet isolationniste manifeste comme Khaled Hroub qui stipule que :

« Les télévisions arabes transfrontalières sont devenues la source d'information et de divertissement de millions d'Arabes établis en Occident et les ont beaucoup aidés à conserver leur identité arabe et musulmane. Ces chaînes ont cependant fait obstacle au processus d’intégration des communautés arabes et musulmanes en Occident. Ces dernières années, avec la tension régnante dans la relation entre les communautés arabes et musulmanes établies en Occident et leur société d’accueil depuis le 11 septembre 2001, les télévisions arabes ont constitué un confortable refuge pour le public arabe de plus en plus tenu à l’écart ». (Hroub 2007 : 274)

C’est également le cas Karim H. Karim qui pense que :

« le téléphone, internet, la télévision par satellite et d’autres médias aident à construire un tissu de connexions rassemblant (les membres) de telle ou telle diaspora ethnique vivant dans les différentes parties du monde, rendant (leur) intégration culturelle au sein des populations nationales plus difficile ». (Karim 2006 : 270)

Cette divergence de points de vue explique le besoin d’approfondir la recherche afin d’essayer de dégager la nature des liens existants entre ces médias transnationaux et les processus de socialisation dans les régions d’accueil, en particulier en Suisse où les recherches sociologiques se sont concentrées presque seulement sur la présence des étrangers dans les médias locaux. La réception des chaînes satellitaires par les étrangers résidants dans ce pays, bien qu’ils représentent le un cinquième de la population, n’a préoccupé que rarement les chercheurs dans le domaine des sciences sociales et des médias.

Selon les Recommandations de la Commission fédérale des étrangers (CFE) :

« La Suisse ne dispose pas d’indications représentatives sur l’utilisation des médias par les immigrés. La SSR qui dispose d’un matériel volumineux sur l’utilisation quantitative de la télévision et de la radio ne peut, elle non plus, donner d’indications sur le comportement des migrants face aux médias. Une enquête réalisée auprès de 125 personnes d’origine étrangère sur leurs habitudes en matière de consommation d’émissions télévisées en donne un aperçu partiel. Bien que le groupe interrogé ne soit pas représentatif, le résultat de l’enquête ne présente pas moins d’étonnants parallèles avec une enquête représentative similaire réalisée en Allemagne. On n’observe pas l’existence d’une société parallèle typée en matière de médias. Les médias helvétiques atteignent les immigrés. L’utilisation mixte des médias constitue la forme la plus répandue. Les immigrés utilisent les médias suisses et des médias provenant de leur pays d’origine en fonction de leurs besoins spécifiques. Plus les connaissances linguistiques des immigrés progressent, plus la consommation de médias suisses augmente. Outre les médias helvétiques, les immigrés consomment également les médias provenant de France, d’Allemagne et d’Italie ». (CFE 2007 : 13)

De plus, une grande partie des recherches qui s’est occupée à la fois de la thématique de la migration et des médias transnationaux met en évidence le facteur colonial comme fait marquant, voire déterminant, dans les rapports entretenus entre les immigrants et les pays d’accueil, souvent les anciens pays colonisateurs.28 Ces rapports s’inscrivaient dans un registre généralement conflictuel et portaient un héritage assez lourd. Il nous semble intéressant d’étudier les effets de ce flux de productions médiatiques dans un contexte où la nature des rapports qui lient les immigrées avec leur région d’accueil sont nettement plus décomplexés et ne sont pas marqués a priori par des tensions historiques, culturelles ou politiques même si Genève et la Suisse font partie intégrante du monde occidental et portent sa culture et ses valeurs, ce qui

28 A titre d’exemple, pensons à Riadh Ferjani et Naomi Sakr qui situent leurs recherches dans un contexte marqué par l’histoire et les séquelles de la période coloniale.

néanmoins ne peut écarter tout risque de tension. Ainsi, notre recherche aborde un sujet peu étudié qui demande à être exploré.

Nous tenterons de connaître l’attachement des migrants arabes de Genève aux canaux de production médiatique transnationale et leurs effets sur le processus de socialisation des migrants et comment ces médias interviennent dans la construction et l’orientation des trajectoires identitaires des migrants arabes en Suisse.

Notre hypothèse part de l’idée que le projet migratoire transnational est

« appréhendé en tant que processus, ce qui fait directement écho à la notion de trajectoire identitaire » (Millette et Proulx 2013 : 20). La notion de trajectoire renvoit à un parcours individuel du migrant sujet à des changements et à des évolutions selon la dynamique culturelle et sociale qui anime son ancien et son nouveau lieu de socialisation et son aptitude à interagir dans des contextes différenciés. La réception de la télévision satellitaire arabe est un élément qui intervient dans cette dynamique et pourrait participer à l’élargissement du champ identitaire du migrant.

Notre travail de terrain et notre enquête par questionnaire nous permettront de préciser à quel degré cette hypothèse pourrait se vérifier, notamment en analysant les relations entre les médias et les trajectoires identitaires des migrants. Cette analyse ne sera pas possible sans évoquer les questions de fond et d’y répondre, ce qui nous permettra notamment de connaître:

La nature et le degré de la réception des chaînes arabes : Est ce qu’il s’agit d’une consommation linéaire ou diversifiée, d’un renoncement ou d’un rejet des chaînes locales, d’une concurrence ou d’une complémentarité entre les chaînes de télévision des régions d’origine et d’accueil?

Les effets de la présence ou de l’absence de ces chaînes sur les migrants arabes : Quels sont les motifs pour l’installation des chaînes arabes chez les arabophones? Est-ce qu’il s’agit d’une coupure ou d’un lien avec le pays d’origine très difficile à surpasser? Est-ce que la télévision arabe ne représente qu’un moyen de communication parmi d’autres ?

La portée de ces médias : en se référant au critère de crédibilité des canaux d’information des régions d’origine et d’accueil. Il est indéniable de mettre en évidence le fait que la crédibilité ne représente qu’un facteur parmi d’autres qui permettrait de mesurer le degré de l’attachement de la population arabes aux médias.

L’évolution des valeurs et des marqueurs identitaires : Est-ce que la télévision arabe joue un rôle important notamment dans l’apprentissage et la conservation de la langue arabe ? Est-ce qu’elle renforce l’identité au sein de la famille et crée un décalage avec la vie genevoise et un repli sur soi, synonyme de ghettoïsation et d’existence d’une société parallèle?

La perception de l’appartenance chez le migrant arabe à ses régions d’origine et d’accueil notamment en sachant dans quelle mesure il est fier

de son appartenance à Genève, à son pays d’origine, à sa culture d’origine et de vivre dans une ville où il y a une diversité culturelle?

Nous précisons enfin que notre recherche ne vise pas les télévisions ethniques crées et lancées par les migrants eux-mêmes dans leurs régions de résidence. Elle se concentre plus particulièrement sur les chaînes télévisuelles arabes basées dans le monde arabe qui sont orientées vers un public arabe. Il faut mentionner à cet égard que les télévisions ethniques sont inexistantes dans un paysage médiatique suisse multilingue et focalisé sur le local.

En outre, il est intéressant d’indiquer que le cadre de notre recherche ne se base pas sur une analyse de discours des médias nécessitant une mobilisation des principes et des outils des théories de la réception, des effets et de l’analyse du contenu. Cela demanderait l’élaboration d’un corpus axé sur le contenu de la production télévisuelle présentée par les chaînes satellitaires et un dispositif d’énonciation comme le préconise Eliseo Verón (1983 : 98).