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Le passage obligé par la case politique nationale

Chapitre I – Des limites inhérentes au pouvoir judiciaire

B) Le passage obligé par la case politique nationale

Le pouvoir judiciaire européen n’a pas plus vocation à se substituer au pouvoir politique national. Si cela est manifeste, les juges européens ne pouvant ni modifier, ni abroger une loi nationale, il est en pratique difficile pour des juges de ne pas légiférer, surtout lorsqu’ils appartiennent à des cours dites constitutionnelles29. Dans cette perspective, comment les juridictions européennes réaffirment-elles la distinction entre leur rôle et celui du pouvoir politique national ?

24 M. POELEMANS, « État de droit et mandat d’arrêt européen : quel rôle pour la Cour de justice ? », op. cit.

25 H. LABAYLE, « Winter is coming … », op. cit.

26 M. AVBELJ, « We still haven’t found what we’re looking for », Verfassungsblog, 27 juillet 2018 (disponible sur : https://verfassungsblog.de/we-still-havent-found-what-were-looking-for/, consulté le 5 avril 2019).

27 Voir les conclusions de l’avocat général Evgeni TANCHEV dans l’arrêt LM, notamment le paragraphe 38.

28 Voir, concernant la distinction entre le judicial activism et le self-restraint et leur complémentarité dans la jurisprudence de la CourEDH, P. MAHONEY, « Judicial activism and judicial self-restraint in the European Court of Human Rights : two sides of the same coin », Human Rights Law Review, n° 11, 1990, pp. 57-88.

29 Sur la similarité entre les critiques faites aux juges constitutionnels nationaux et internationaux, voir J.

MAYERFELD, « The democratic legitimacy of international human rights law », Indiana international and comparative law Review, n° 19, 2009, pp. 49-88. Sur le caractère constitutionnel des cours européennes, voir O.

PEIFFERT, « L’encadrement des règles constitutionnelles par le droit de l’Union européenne », C.D.E., 2/2011, pp. 433-470, pour la Cour de justice, et J.-F. FLAUSS, « Faut-il transformer la Cour européenne … », op. cit., pour la Cour européenne des droits de l’homme.

79 Afin d’être perçus comme membres d’une « institution apolitique », les juges de la Cour de Strasbourg se doivent d’apparaître comme de simples « exécutants du droit »30. Cela implique, pour Tom Zwart, une certaine constance dans leur jurisprudence. Ce serait donc avant tout par leur posture que les juges démontreraient le respect des limites de leurs pouvoirs. Une analyse des opinions séparées des juges, confrontées aux termes retenus dans les arrêts, est, à cet égard, pertinente – puisque révélatrice de l’écart existant entre les intentions des juges et ce que la Cour, en tant qu’institution, se permet d’énoncer. Cette juridiction est, en effet, souvent

« réticente à admettre ouvertement qu’elle opère un revirement de sa propre jurisprudence »31, et le fait dès lors de manière implicite. Les opinions concordantes viennent alors éclairer les réelles intentions de la Cour de Strasbourg, en même temps qu’elles dévoilent les limites que celle-ci ne souhaite franchir dans ses arrêts. Les opinions dissidentes sont, pour leur part,

« révélatrices des différentes conceptions que les juges se font de la nature de la Convention et de leur pouvoir en tant qu’interprètes de la Convention »32.

L’affaire Baka c. Hongrie et ses opinions séparées mettent en exergue ces différentes positions. La Cour n’insiste pas, dans son arrêt, sur le caractère constitutionnel de la « mesure litigieuse » dont elle apprécie la conventionnalité, et encore moins sur le caractère « novateur » de son approche33. C’est en lisant l’opinion concordante commune aux juges Pinto de Albuquerque et Dedov que l’on prend conscience du degré d’intrusion de la juridiction dans le droit interne hongrois. Ces juges reconnaissent que la Cour a manqué de clarté, et estiment de leur devoir « de dire urbi et orbi ce qui n’a pas été dit » (§ 1). La réticence de celle-ci à affirmer sa position de « Cour constitutionnelle européenne, compétente pour déclarer de nul effet dans l’ordre juridique interne des dispositions nationales de nature constitutionnelle » est symptomatique d’une dissimulation plus générale de l’audace de sa jurisprudence. Cette prudence peut s’interpréter différemment et a, certainement, des causes multiples. Il semble toutefois que la volonté de ne pas froisser le pouvoir politique national et de ne pas dévoiler son immixtion dans celui-ci en fasse partie. Les juges dissidents ont également démasqué les intentions de la Cour : le juge Wojtyczek considère notamment que la majorité a développé son

30 T. ZWART, « More Human Rights than Court: Why the legitimacy of the European Court of Human Rights is in need of repair and how it can be done », in S. FLOGAITIS, T. ZWART, J. FRASER (dir.), The European Court of Human Rights and its Discontents: Turning Criticism into Strength, Edward Elgar, Cheltenham, 2013, p. 82.

31 T. ZWART, op. cit., p. 85.

32 M.-E. BAUDOIN, « Consonances et dissonances dans le discours européen des droits de l’homme, violationnistes et étatistes : la définition du rôle du juge européen », in S. HENNETTE-VAUCHEZ, J.-M.

SOREL (dir.), Les droits de l’homme ont-ils constitutionnalité le monde ? , Bruylant, Bruxelles, 2011, p. 69.

33 Opinion concordante des juges PINTO DE ALBUQUERQUE et DEDOV, § 7. Cf. C. GIANNOPOULOS, op.

cit. : « La Cour a examiné les faits de l’espèce directement sous le prisme de l’article 6, alinéa 1er, de la Convention […] sans donner des précisions sur sa compétence pour examiner in abstracto une loi constitutionnelle adoptée par le Parlement hongrois », p. 72.

80 argumentation « comme si toutes les règles de droit du système juridique hongrois avaient le même rang dans la hiérarchie des normes » (§ 13), ce qui n’est pourtant pas le cas. La juridiction strasbourgeoise atténue donc, au cœur de son arrêt, l’originalité de celui-ci. Si son activisme peut être perçu comme indispensable dans le contexte de l’adoption de la Loi fondamentale hongroise, il mériterait du moins une plus grande transparence de sa part.

Une attitude similaire a été adoptée par la Cour de justice, qui pratique, comme son homologue de Strasbourg, « l’autoréférence » 34 afin de souligner le respect de ses précédents jurisprudentiels d’une part, et se distinguer du pouvoir politique national, d’autre part. Cette stabilité jurisprudentielle – parfois trompeuse – fait effectivement apparaître cette juridiction comme un organe se situant en dehors de la contingence et de la fluctuation politiques. Nous avons déjà souligné l’activisme judiciaire dont la Cour a fait preuve à l’occasion des arrêts Association syndicale des juges portugais, Aranyosi et Căldăraru, LM et ML. Elle a adopté, dans ces arrêts, une interprétation dynamique et inédite des instruments juridiques à sa disposition, que ce soit l’article 19 TUE, la décision-cadre de 2002 sur le mandat d’arrêt européen, ou les « principes structurels » du droit de l’Union et de l’espace pénal européen35. Or, loin d’assumer ce dynamisme, elle a prétendu suivre ses précédents jurisprudentiels, afin de masquer le caractère novateur de ces développements et de « ne pas susciter l’image d’un tribunal qui peut changer de cap à son gré »36.

Les juges européens sont donc soucieux de ne pas outrepasser leur rôle de juge, ou de ne pas le manifester à outrance lorsqu’ils le font. Cela se comprend au regard des limites encadrant l’exercice de tout pouvoir judiciaire, et se justifie encore davantage du fait de l’extranéité des juridictions étudiées. Cette dernière qualité est effectivement ce qui rend illégitime – pour le juge Pejchal – la position retenue par la Cour de Strasbourg dans l’arrêt Baka c. Hongrie37. La question de la légitimité de l’action du juge réapparaît ici, et ce d’autant plus que les juges en question exercent leurs fonctions dans des organes internationaux.

34 Pour le système conventionnel, voir K. LUCAS, « La pratique contemporaine du changement de cap jurisprudentiel par la Cour européenne des droits de l’homme », in E. CARPANO, Le revirement de jurisprudence en droit européen, Bruylant, Bruxelles, 2012, p. 303.

35 G. TAUPIAC-NOUVEL, « Derniers développements … », op. cit.

36 T. ZWART, op. cit., p. 85.

37 Opinion dissidente du juge PEJCHAL : « À mon avis, une juridiction internationale établie par les États membres d’une organisation internationale ne peut trancher de facto la question de savoir qui peut et qui ne peut pas occuper la plus haute fonction judiciaire d’un État démocratique souverain régi par l’état de droit, qui est dans une position égale à celle des autres États membres de cette organisation internationale ».

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Chapitre II – Des limites inhérentes au caractère international des