• Aucun résultat trouvé

Chapitre II – Des limites inhérentes au caractère international des juridictions

B) Des juridictions fragilisées

Il est intéressant de noter que les deux juridictions subissent différemment les effets du désengagement des États : tandis que la Cour de Strasbourg est directement ciblée par les critiques, ce n’est qu’indirectement que la Cour de justice est impactée par ce phénomène d’euroscepticisme, terme employé au sens large afin d’englober l’hostilité envers les deux systèmes étudiés. Les systèmes européens en ressortent néanmoins tous deux fragilisés, ce qui pourrait avoir un impact sur la jurisprudence présente et future de leurs juridictions.

Bien que la Cour de justice fasse l’objet d’une « méfiance congénitale » de la part des États membres de l’Union60, c’est la Commission qui est la cible des critiques les plus virulentes à l’encontre de l’intégration communautaire, car elle est perçue comme l’institution la plus puissante de ce système – et partant la plus menaçante61. La Cour de justice ne sort cependant pas indemne de la crise de légitimité affectant cet organe : l’hostilité à l’encontre de l’Union européenne, qu’elle se matérialise par une sortie de l’Union ou un blocage interne des institutions politiques, « pourrait affecter négativement le soutien » porté à la Cour62. L’action de la Hongrie et de la Slovaquie à l’encontre de la décision Relocalisation du Conseil, précitée, est révélatrice de ces deux tendances : elle illustre à la fois la désolidarisation des États membres appartenant au groupe de Visegrád63 – et plus généralement leur volonté de bloquer le processus d’intégration européenne64 –, et la confiance qu’ils continuent à avoir en la Cour de justice65. C’est donc bien par ricochet que la Cour sera impactée par les tendances de certains membres de l’Union à la désintégration66.

Du côté strasbourgeois, un vrai phénomène de backlash, affectant directement la Cour européenne des droits de l’homme, se produit. Alors que les individus font de plus en plus

60 H. LABAYLE, « Les nouveaux domaines d’intervention de la Cour de justice : l’espace de liberté, de sécurité et de justice », in M. DONY, E. BRIBOSIA (dir.), L’avenir du système juridictionnel de l’Union européenne, Institut d’études européennes, Bruxelles, 2002, p. 74.

61 Cette idée fut développée par M. R. MADSEN lors de sa conférence « International Courts… », op. cit.

62 E. VOETEN, « Public opinion and the Legitimacy of International Courts », Theoretical Inquiries in Law, Vol.

14, 2013, p. 413.

63 Cf. proposition émanant des chefs de gouvernements des États du groupe de Visegrád, présentée à Bratislava le 16 septembre 2016, concernant la mise en place d’un mécanisme de « solidarité flexible » (Voir G. GOTEV, « La

‘solidarité flexible’, solution de l’est à la crise migratoire », Euroactiv.com, 20 septembre 2016, disponible sur : https://www.euractiv.fr/section/politique/news/flexible-solidarity-becomes-new-tool-in-response-to-refugee-crisis/, consulté le 10 avril 2019).

64 T. S. PAPPAS, « Populists in Power », op. cit., p. 79. Voir aussi S. BARBOU DES PLACES, « L’empreinte des nationalismes… », op. cit. : « [La position des gouvernants des États de Visegrád] à l'égard de la décision Relocalisation est donc l'exemple paradigmatique d'un nationalisme anti-européen », p. 731.

65 Cf. K. J. ALTER, « The European Union's Legal System and Domestic Policy: Spillover or Backlash? », International Organization, Vol. 54, n° 3, 2000 : « Les États membres ont donné ces pouvoirs à la Cour de justice en croyant qu’elle les aiderait à encadrer les pouvoirs des autres organes supranationaux », p. 491.

66 E. A. POSNER, « Liberal Internationalism and the Populist Backlash », op. cit., p. 795.

85 massivement appel à cette dernière et ne semblent donc pas remettre en cause son autorité,

« l’argument de la légitimité » de la Cour est soulevé par les gouvernements nationaux insatisfaits des décisions prises par cette juridiction67. Les deux crises touchant le système conventionnel sont mises en exergue par ces attitudes : la crise liée à l’engorgement structurel de la Cour d’une part, celle issue de la « défiance de certains États à l’endroit de sa jurisprudence, pour ne pas dire de son autorité »68, d’autre part. Si l’autorité de la Cour a été particulièrement minée par le Royaume-Uni et la Russie69, les manifestations du phénomène de backlash sont collectives. Mikael Rask Madsen considère, à ce propos, que le mécontentement des États a atteint son apogée avec la Déclaration de Brighton de 2012, qui a marqué le début du processus d’institutionnalisation de la limitation des pouvoirs de la juridiction70. S’agissant de l’attitude de la Hongrie et de la Pologne face à la jurisprudence strasbourgeoise, bien que ces États ne soient guère, à ce jour, les plus critiques vis-à-vis de la Cour, les changements politiques ayant eu lieu depuis l’arrivée au pouvoir du FIDESZ et du PiS semblent avoir eu un impact sur les discours qu’ils tiennent à l’égard de cette juridiction71. Les cours européennes sont donc toutes deux affectées, à leur manière, par l’euroscepticisme ambiant.

La question qui se pose à ce stade est la suivante : le phénomène de backlash a-t-il un impact sur la manière dont ces cours sont capables – ou seront, à l’avenir, capables – de faire face au phénomène populiste ? Il paraît effectivement difficile pour des juridictions critiquées précisément en raison de leur caractère anti-démocratique de défendre les valeurs de la démocratie libérale contre les atteintes qui y sont portées par des gouvernements élus démocratiquement. L’inconfort de la position dans laquelle se trouvent les cours est exploité par ces États, qui tentent de « restreindre l’activisme » dont elles font parfois preuve72. Ils le font en nommant des juges plus « étatistes » que « violationnistes »73, en présentant des observations devant les cours, et en les menaçant de renverser leur jurisprudence ou de ne pas

67 W. THOMASSEN, « The vital relationship between the European Court of Human rights and national courts », in S. FLOGAITIS, T. ZWART, J. FRASER (dir.), op. cit., p. 100.

68 L. BURGORGUE-LARSEN, La Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 26.

69 Cf. M. R. MADSEN, P. CEBULAK, M. WIEBUSCH, « Backlash against international courts… », op. cit., p.

210.

70 M. R. MADSEN, « The Challenging Authority of the European Court of Human Rights: From Cold War Legal Diplomacy to the Brighton Declaration and Backlash », Law and Contemporary Problems, Vol. 79, 2016, p. 144.

71 Cf. les articles de E. POLGARI et K. KOWALIK-BANCZYK sur les attitudes respectives de la Hongrie et de la Pologne vis-à-vis de la Cour de Strasbourg, in P. POPELIER, S. LAMBRECHT, K. LEMMENS (dir.), Criticism of the European Court of Human Rights : shifting the convention system : counter-dynamics at the national and EU level, Intersentia, Cambridge-Antwerpen, 2016.

72 K. J. ALTER, « The European Union's Legal System … », op. cit., p. 513.

73 Sur la distinction entre ces deux types de juges, voir M.-E. BAUDOIN, « Consonances et dissonances … », op.

cit., p. 69. Sur la nomination de juges plus enclins à favoriser la « raison d’État » dans leurs jugements, voir Ø.

STIANSEN, E. VOETEN, « Backlash and Judicial Restraint: Evidence From the European Court of Human Rights », 17 août 2018 (disponible sur : https://ssrn.com/abstract=3166110, consulté le 2 avril 2019).

86 exécuter les arrêts rendus74. Si la Cour de justice s’est montrée, jusqu’à présent, infaillible en matière de protection de l’indépendance de la justice, et ne semble donc pas avoir intériorisé ces nouvelles contraintes, celle de Strasbourg fait d’ores et déjà preuve de plus de self-restraint quant à l’étendue de son contrôle sur le droit interne75. Cette retenue est dite bénéficier uniquement aux « démocraties consolidées »76, mais pourrait bientôt être mise au service de tous les États exprimant des réticences face à la légitimité de la Cour. La Cour de justice pourrait, elle-même, être amenée à changer son approche dans les années à venir, dans le cas où les États gagneraient « la guerre de tranchées acharnée [menée] afin d’arrêter de céder davantage de compétences vers l’Union »77. Les juridictions européennes sont réceptives, et ainsi vulnérables, à ces changements d’ordre politique, bien que leur impact puisse mettre du temps à se manifester.

Face aux assauts des gouvernements populistes et des autres, les cours européennes se doivent de résister, étant, dans de nombreux cas, les derniers remparts de protection. Cette résistance est déjà notoire, mais est mise en danger dès lors que les États matérialisent leur hostilité envers les systèmes européens par un refus d’exécuter les décisions.

II. L’impuissance du juge face à l’inexécution de ses arrêts

Les cours internationales ne contrôlent « ni l’épée, ni le portefeuille »78 : elles sont dépourvues de pouvoir de coercition et de moyens financiers propres. Ces éléments dépendent entièrement des États et de leur volonté de coopérer ou non avec les systèmes qu’ils ont mis en place. Bien qu’il n’existe pas de corrélation évidente entre les critiques faites aux cours et l’inexécution, par les États, de leurs décisions79, nous verrons que le contexte actuel n’est pas favorable au respect de ces dernières (A). Cette inexécution s’est néanmoins révélée être une donnée mobilisable par les acteurs nationaux et internationaux cherchant à freiner le processus illibéral (B).

74 C. J. CARRUBBA, M. GABEL, C. HANKLA, « Judicial Behavior under Political constrains: evidence from the European Court of Justice », American Political Science Review, Vol. 102, n° 4, 2008, pp. 435-452.

75 Robert SPANO, actuellement juge à la Cour de Strasbourg, théorise, justifie et manifeste cette retenue judiciaire dans ses opinions séparées et ses articles de doctrine (cf. articles précités).

76 Ø. STIANSEN, E. VOETEN, « Backlash and Judicial Restraint… », op. cit., p. 4. Voir, par exemple, l’arrêt Garib c. Pays-Bays, précité et l’arrêt Hutchinson c. Royaume-Uni, 17 janvier 2017, req. n° 57592/08.

77 G. RAVARANI, op. cit., p. 263.

78 K. J. ALTER, « Tipping the Balance … », op. cit., p. 2.

79 S. LAMBRECHT, « Assessing the Existence of Criticism of the European Court of Human Rights », in P.

POPELIER, S. LAMBRECHT, K. LEMMENS (dir.), op. cit., p. 513.

87