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Titre II – Des objectifs propres à chaque Cour

B) La dangereuse subsidiarité

« Le principe de subsidiarité est un principe mutant qui peut être la meilleure et la pire des choses »35. Quel est, dès lors, le point de rupture ? Comment la subsidiarité passe-t-elle d’une nécessité à une menace ? Quelles sont les contraintes supplémentaires pesant sur la Cour de Strasbourg du fait de la sacralisation de ce principe dans le droit conventionnel ?

29 J. RUDEVSKIS, op. cit., p. 137.

30 CourEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, req. n° 5493/72, § 152.

31 J. RUDEVSKIS, op. cit., p. 166.

32 B. PASTRE-BELDA, « La Cour européenne des droits de l’homme, entre promotion de la subsidiarité et protection effective des droits », R.T.D.H., 94/2013, p. 261.

33 J.-M. SAUVÉ, « Le principe de subsidiarité et la protection européenne des droits de l’homme », Conférences du Conseil d’État, 19 avril 2010, p. 3.

34 CourEDH, X c. Royaume-Uni, 5 novembre 1981, req. n°7215/75, § 43.

35 F. TULKENS, op. cit., pp. 397-398.

43 La Cour peut, en principe, manier la marge nationale d’appréciation comme elle l’entend : « L’ampleur de la marge dans un type de contentieux donné n’est pas assurée, mais s’avère aussi réductible qu’extensible »36. La souplesse de ce principe est problématique, en ce qu’elle crée une insécurité juridique37 ; mais également bénéfique, la Cour mettant sans cesse en balance ce principe avec celui d’effectivité des droits, précédemment étudié. C’est cet aspect bénéfique que les États ont voulu atténuer, en encadrant plus fortement la marge d’appréciation de la Cour, en quelque sorte, c’est-à-dire sa possibilité d’encadrer la capacité des États à restreindre les garanties de la Convention. Ils ont d’abord limité cette marge par la signature de déclarations réaffirmant l’importance du principe de subsidiarité et de la technique de la marge d’appréciation, que la Cour se devrait d’appliquer « systématiquement » dans ses arrêts38. Ils l’ont ensuite restreinte en prévoyant l’ajout de ces notions au Préambule de la Convention, par le biais du Protocole n° 1539, qui n’est pas en vigueur faute de sa ratification par tous les États parties. Cette « sanctuarisation », décrite par Frédéric Sudre40, illustre « la nécessité d’enfermer le principe dans de fermes limites textuelles »41. Elle semble également témoigner d’une transformation du principe de subsidiarité ces dernières années, qui est devenu « un principe de préservation des identités nationales, allant même parfois jusqu’à faire intervenir la marge d’appréciation dans les droits indérogeables »42. La Cour semble déjà avoir intégré ce changement d’environnement, notamment dans son arrêt Austin et a. c. Royaume-Uni43. La marge nationale d’appréciation ne lui sert pas ici à déterminer si un droit a été violé par un État, mais s’il est protégé par la Convention. Encore plus alarmant : les cas où la Cour prend en compte la marge nationale d’appréciation au stade de la recevabilité de l’affaire se multiplient44. Parallèlement à ce processus de renforcement du principe de subsidiarité, on observe une volonté de la Cour et de ses juges de procéduraliser le contrôle opéré. La logique est identique, puisque la juridiction opère une restriction de son contrôle des mesures nationales ; mais la méthode adoptée est différente : elle présume ici la conventionnalité des mesures du fait

36 C. PICHERAL, « L’expression jurisprudentielle de la subsidiarité », in F. SUDRE (dir.), Le principe de subsidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 109.

37 Sur le caractère aléatoire de la détermination, par le juge européen, de la marge nationale d’appréciation, voir F.

SUDRE, « La subsidiarité, ‘nouvelle frontière’… », op. cit., p. 1917.

38 Déclaration de Brighton sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l'homme, adoptée à la suite de la Conférence des 19 et 20 avril 2012, § 11.

39 Protocole n° 15, article 1er.

40 F. SUDRE, « La subsidiarité, ‘nouvelle frontière’… », op. cit., p. 1920.

41 C. BLANC-FILY, op. cit., p. 537.

42 F. TULKENS, op. cit., p. 402.

43 CourEDH, Austin et autres c. Royaume-Uni, 15 mars 2012, req. n° 39692/09 et al. Voir B. PASTRE-BELDA, op. cit., p. 268.

44 Des statistiques en la matière ont été élaborées et présentées par Mikael Rask MADSEN lors de sa conférence

« International Courts and the populist onslaught … », op. cit.

44 de leur adoption par un processus démocratique, ou de leur contrôle poussé par le juge interne.

La subsidiarité, qui fait normalement obstacle à l’appréciation in abstracto du droit interne, permet au contraire ici d’y recourir, mais afin de constater l’absence de violation de la Convention par l’État en cause. Autrement dit, si la Cour ne peut toujours pas sanctionner un État en jugeant abstraitement sa loi, elle peut choisir de ne pas le sanctionner, sur le fondement d’une telle appréciation. Robert Spano, juge islandais à la Cour européenne des droits de l’homme et fervent défenseur de cette forme de procéduralisation du contrôle opéré, qu’il intitule « process based review »45, la décrit comme un « shift » dans la méthode adoptée par la Cour, qui n’examine plus directement la conventionnalité des mesures nationales, mais le processus d’élaboration de ces dernières46. Deux arrêts sont particulièrement représentatifs d’une telle tendance de la Cour : l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni47, et l’arrêt Garib c. Pays-Bas, précité. Dans l’arrêt de 2013, la logique de subsidiarité est poussée à l’extrême, puisque le fait que la mesure litigieuse soit « l’aboutissement d’un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure » permet à la Cour de conclure à la non-violation du droit invoqué (§ 114). Dans l’arrêt de 2017, la Cour semble avoir adopté une approche similaire, puisque c’est justement ce qui lui est reproché par plusieurs juges ayant participé au jugement48.

Le fait, pour la Cour, de protéger les principes démocratiques est différent de ce qui l’anime ici : ce qu’elle protège, par ce nouveau type d’examen, ce sont les mesures nationales – dès lors qu’elles ont été adoptées démocratiquement, c’est-à-dire à la suite d’un processus délibératif. Ce raisonnement est hasardeux, l’enceinte du Parlement étant moins un lieu de débat qu’un lieu de pouvoir, comme l’explique Mikael Rask Madsen49. On peut donc mettre en doute la pertinence de cette approche, surtout dans un contexte où des partis élus démocratiquement sont à l’origine de réformes aboutissant à des violations des droits humains50. En effet, comme le juge Spano le reconnaît lui-même, la logique fondée sur la subsidiarité repose sur la « bonne

45 R. SPANO, « The Future of the European Court of Human Rights… », op. cit., pp. 473–494.

46 Ibid., p. 480.

47 CourEDH, Animal Defenders International c. Royaume-Uni, 22 avril 2013, req. n° 48876/08.

48 Cf. opinion dissidente commune aux juges TSOTSORIA et DE GAETANO. Voir aussi l’opinion dissidente du juge KŪRIS : « L’application à un individu donné d’une loi même à première vue ‘très bonne’ n’exclut pas que le droit de cette personne garanti par la Convention ne sera pas violé dans les faits », § 2.

49 Conférence de M. R. MADSEN, op. cit. Voir aussi M. AFROUKH, « L’identification d’une tendance récente à l’objectivisation du contentieux dans le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue de droit public, n° 5, 2015 : « Semblable posture appelle inévitablement la question de la légitimité de la Cour pour évaluer directement la qualité du débat démocratique à l’origine d’une législation nationale », p. 1357.

50 F. ZAKARIA, « De la démocratie illibérale », Le Débat, 1998/2, n° 99 : « Des régimes démocratiquement élus ignorent couramment les limites que la Constitution assigne à leurs pouvoirs et privent leurs citoyens des droits fondamentaux », p. 17.

45 foi » des États parties quant au respect des principes de la Convention51. Ainsi, sans rejeter en bloc la procéduralisation du contrôle effectué par la Cour, force est de constater qu’elle est plus que pernicieuse dans la conjoncture actuelle.

Ces développements confirment le fait que si « la fonction juridictionnelle est source de pouvoir pour la Cour européenne, […] le système juridique dans lequel elle s’exerce [lui]

impose un cadre »52. Ce système lui permet de protéger efficacement les droits de l’homme, mais la contraint également à respecter les spécificités nationales. Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l’Union européenne est, elle aussi, dotée d’un catalogue de droits contraignant. Pour autant, l’utilisation qu’en fait le juge de l’Union s’éloigne de celle adoptée par celui de Strasbourg : « Alors que la Cour européenne des droits de l’homme paraît considérer les prérogatives dont elle assure le respect comme de véritables droits, la Cour de justice semble parfois davantage voir dans les dispositions matérielles de la Charte le reflet de valeurs »53. De simples droits d’un côté ; le reflet de valeurs de l’autre. Cette distinction est révélatrice de l’écart existant entre le degré d’intégration et les objectifs des deux systèmes.

Chapitre II – Le système communautaire, le règne de la confiance ?

La confiance mutuelle empêche, en principe, la remise en cause des ordres juridiques internes, puisqu’elle conduit à présumer la compatibilité de ces ordres aux normes supérieures que les États doivent respecter54. Cependant, avoir confiance signifie également contrôler le bien-fondé de sa confiance. Instaurer une confiance mutuelle entre les États membres de l’Union est donc à double tranchant : tant que la confiance est effective, la coopération entre les différents ordres juridiques sera efficace ; dès lors qu’elle devient une façade et que la défiance s’instaure, elle conduit à l’immixtion des États dans leur ordre juridique respectif. Le paradoxe de la confiance mutuelle est qu’elle fait obstacle à la vérification du respect de certaines normes par les États, jusqu’à un certain point, où elle va se transformer en fondement de cette vérification. Si nous consacrons ces développements au principe de confiance mutuelle,

51 R. SPANO, « The Future of the European Court of Human Rights …», op. cit., p. 494.

52 B. DELZANGLES, Activisme et autolimitation de la Cour européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 11.

53 A. BAILLEUX, « Droits de l’homme à l’est des Vosges, valeurs à l’ouest ? … », op. cit., p. 584.

54 Concernant l’évolution du principe de confiance mutuelle dans le droit de l’Union, voir J.-S. BERGÉ, « La confiance mutuelle, les libres circulations et la question du sens : bref panorama de l’espace judiciaire européen », 21 mars 2019 (disponible sur : http://www.gdr-elsj.eu/2019/03/21/cooperation-judiciaire-civile/la-confiance-mutuelle-les-libres-circulations-et-la-question-du-sens-bref-panorama-de-lespace-judiciaire-europeen/, consulté le 28 mars 2019).

46 parmi tant d’autres développés par la Cour, c’est qu’il semble être le plus menacé par le processus de délitement démocratique à l’œuvre dans certains États membres ; en même temps qu’il apparaît comme un moyen de l’endiguer. Il s’agit d’examiner la manière dont la Cour de justice protège la « fiction juridique » que constitue la confiance mutuelle55. Une évolution est à noter à cet égard : tandis que la Cour avait tendance à la surprotéger (I), l’évolution du contexte l’a poussée à transformer une « confiance aveugle »56 en confiance alerte (II).

I. Le principe : une présomption de respect des droits fondamentaux par les États membres

Une fictio juris n’est jamais créée en vain. Elle sert toujours un objectif, que ce soit celui d’alléger la charge de la preuve ou d’accélérer les procédures. On présume, pour ne pas avoir à prouver, et donc à vérifier. La confiance mutuelle ne fait pas exception, puisque la Cour a posé ce principe comme moyen au service de l’efficacité de la coopération des États en matière judiciaire et pénale57. Bien que nécessaire à la mise en place d’une telle coopération (A), la confiance mutuelle peut menacer l’équilibre du système en cas de protection excessive de la présomption ainsi posée (B).