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La technique prétorienne des arrêts pilotes

Chapitre II –Un recours individuel en perfectionnement devant la Cour européenne des droits de l’homme

A) La technique prétorienne des arrêts pilotes

La procédure des arrêts pilotes n’est qu’un des nombreux « moyens de rationalisation » mis en place par la Cour afin de faire face au problème préoccupant de son engorgement81. Elle pourrait toutefois s’avérer utile dans un contexte de violations dépassant le simple cadre individuel. La procédure de l’arrêt pilote a été créée de manière prétorienne par la Cour, puis codifiée dans son règlement en 201182. Elle consiste à traiter un « problème structurel ou systémique » susceptible de donner lieu à l’introduction de multiples requêtes, en statuant sur l’une d’entre elles, de manière prioritaire, et en donnant des indications claires à l’État en cause

« sur les mesures de redressement qu’il doit prendre pour y remédier »83. Cette procédure va donc à l’encontre du principe selon lequel la Cour ne peut guère adresser d’injonctions aux autorités nationales et judiciaires. Elle conduit également au gel des autres affaires analogues, dont le traitement est renvoyé au Comité des ministres en tant qu’organe de surveillance de l’exécution des arrêts84. Le caractère systémique du problème identifié pourrait faciliter l’encadrement des réformes entreprises en Hongrie et en Pologne, et ayant des conséquences dépassant l’échelle individuelle. Dès lors, dans quelle mesure cette procédure pourrait-elle atténuer le caractère inadapté du recours individuel ?

79 CourEDH, Marckx c. Belgique, précité, § 58.

80 Selon les termes de la Cour elle-même, notamment dans l’arrêt Burmych et autres c. Ukraine, 12 octobre 2017, req. n° 46852/13 et al, § 157.

81 J.-P. JACQUÉ, « Les Cours européennes sur la voie de la réforme », R.T.D.E., 2/2012, pp. 189-194.

82 CourEDH, Broniowski c. Pologne, 22 juin 2004, req. n° 31443/96 et Article 61 du Règlement de procédure de la Cour.

83 Fiche thématique du greffier de la Cour, La procédure de l’arrêt pilote (disponible sur : https://www.echr.coe.int/Documents/FS_Pilot_judgments_FRA.pdf, consulté le 10 mars 2019).

84 Article 46, paragraphe 2, de la Convention EDH : « L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution ».

32 Le refus de la Cour de remettre en cause l’indépendance des juridictions internes des États parties à la Convention au stade de la recevabilité de l’affaire a déjà été abordé. Qu’en est-il au stade de la constatation d’une violation de la Convention ? En rendant un arrêt pilote à ce propos, la Cour n’analyserait pas ce manque d’indépendance comme la violation d’un droit individuel, ce qu’elle fait traditionnellement85, mais comme un problème systémique et structurel de cet État. Or, elle s’est jusqu’à présent refusée de procéder à une telle qualification, les problèmes structurels liés au pouvoir judiciaire identifiés par la Cour concernant uniquement la durée excessive des procédures et l’absence de recours internes effectifs. Pour autant, la Cour semble y trouver une manière détournée d’appréhender la violation massive du droit à un procès équitable, notamment par la Hongrie et la Pologne86. Il n’est, en effet, pas anodin que deux arrêts pilotes à l’encontre de ces États aient été rendus en juillet 2015, à neuf jours d’intervalle.

La différence entre la réponse apportée au dysfonctionnement constaté en Pologne et celui en Hongrie est également notable. Tandis que le gouvernement d’Orbán était au pouvoir depuis plus de cinq ans en Hongrie au jour de l’arrêt, le PiS venait d’y accéder en Pologne. Or, la Cour s’est abstenue, dans l’arrêt Rutkowski et autres c. Pologne, d’indiquer la nature des mesures à prendre par l’État en cause (§ 207) ; à l’inverse de la démarche adoptée dans l’affaire Gazscó c. Hongrie. Ce n’est pas la première fois que la Cour s’abstient d’une telle indication dans le cadre d’un arrêt pilote87. Il est cependant étonnant qu’elle ait ici choisi de dissocier les approches, étant donné la similitude des problèmes identifiés dans les deux États en cause. Cet écart pourrait refléter la position de la Cour à leur égard : croyance en la bonne foi de l’un, défiance envers l’autre.

Si la Cour n’aborde pas frontalement la question de l’indépendance des tribunaux internes dans ces arrêts, elle dénonce « des défaillances consubstantielles de l’ordre juridique interne » hongrois et polonais88. La procédure mise en place peut toutefois se retourner contre la mission de protection des droits de l’homme en Europe qui incombe à la Cour, lorsque les États refusent de se soumettre à ces arrêts pilotes. Le problème posé par l’inexécution des arrêts rendus par cette juridiction sera examiné ultérieurement. Des enjeux particuliers apparaissent

85 Cf. CourEDH, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, req. n° 7819/77 et 7878/77, §§ 77-82 et CourEDH, Langborger c. Suède, 22 juin 1989, req. n° 11179/84, §§ 30-36.

86 CourEDH, Rutkowski et autres c. Pologne, 7 juillet 2015, req. n° 72287/10, 13927/11 et 46187/11 et CourEDH, Gazscó c. Hongrie, 16 juillet 2015, req. n° 48322/12.

87 La doctrine distingue, à ce propos, les arrêts pilotes des arrêts « quasi-pilotes ». Cf. A. DI MARCO, « L’État face aux arrêts pilote de la Cour européenne des droits de l’homme », R.T.D.H., 108/2016, p. 902.

88 É. LAMBERT-ABDELGAWAD, « La Cour européenne au secours du Comité des ministres pour une meilleure exécution des arrêts ‘pilote’ (en marge de l’arrêt Broniowski) », R.T.D.H., 61/2005, p. 207.

33 néanmoins s’agissant des arrêts pilotes : la plus grande implication dont fait preuve la Cour dans le cadre de cette procédure nécessite, en retour, une plus grande coopération des États89.

En principe, dans l’hypothèse où l’État n’adopterait pas les mesures générales préconisées par la Cour dans le cadre d’un arrêt pilote, celle-ci a une réelle obligation de dégeler les affaires ajournées90. Pourtant, la Cour a récemment choisi de redéfinir son rôle, ce qui risque de miner tout l’intérêt de cette procédure. L’Ukraine ne s’étant pas conformée à l’arrêt pilote Yuriy Nikolayevich Ivanov, plus de 12 000 affaires similaires s’étaient accumulées devant la juridiction strasbourgeoise. À l’occasion de l’examen de plusieurs de ces recours91, celle-ci a considéré que la politique judiciaire alors suivie transformait son office en « mécanisme d’indemnisation » pour les nombreuses requêtes répétitives (§ 156). Considérant cela comme inacceptable, et qualifiant les requêtes similaires pendantes ou à venir comme « indissociables de la procédure d’exécution de l’arrêt pilote » (§ 198), la juridiction renvoya leur traitement au Comité des ministres, et les raya en conséquence de son rôle.

Cette nouvelle approche, fondée sur le principe de subsidiarité – empêchant la Cour de se substituer aux autorités nationales pour faire respecter les droits de la Convention – et sur la répartition des rôles établie par la Convention, est aussi radicale que problématique : la Cour transfère ici sa « responsabilité judiciaire » à un organe politique, le Comité des ministres, qui n’a guère l’expertise juridique pour statuer sur le caractère similaire ou non des requêtes futures92. La procédure de l’arrêt pilote peut donc, en pratique, s’avérer risquée, surtout dans un contexte de remise en cause du rôle et de l’autorité de la Cour, qui fera l’objet de développements ultérieurs. Pour ce qui est des deux arrêts pilotes rendus en 2015 à l’encontre de la Hongrie et de la Pologne, le Comité des ministres continue de surveiller leur exécution de manière « soutenue »93, et cela près de quatre ans plus tard. Aussi, la Cour semble « déborder efficacement du cadre de ses fonctions naturelles seulement s’il y a une coopération active et positive de l’État » défendeur94, ce qui est loin d’être le cas actuellement.

89 La Cour a utilisé l’article 46 de la Convention, relatif à la force obligatoire et à l’exécution des arrêts de la Cour, comme base légale de la procédure de l’arrêt pilote. Cette procédure a donc été conçue dans « le contexte de la mise en valeur de l’obligation générale de coopération visant à améliorer la mise en œuvre des arrêts de la Cour » (A. DI MARCO, op. cit., p. 896).

90 CourEDH, Yuriy Nikolayevich Ivanov c. Ukraine, 15 octobre 2009, req. n° 40450/04, § 100.

91 CourEDH, Burmych et autres c. Ukraine, précité.

92 Cf. opinion dissidente commune aux juges YUDKIVSKA, SAJÓ, BIANKU, KARAKAŞ, DE GAETANO, LAFFRANQUE et MOTOC, dans l’affaire Burmych : « La méthode de contrôle du respect des engagements découlant de la Convention passerait alors de la sphère judiciaire à celle de la surveillance, et le dénouement de la procédure passerait d’une décision judiciaire contraignante à une décision qui relève, rappelle et insiste sur la nécessité pour les autorités nationales de prendre des mesures », § 13.

93 Site du Conseil de l’Europe : https://www.coe.int/fr/web/execution/country-factsheets (consulté le 10 avril 2019).

94 A. DI MARCO, op. cit., p. 914 (souligné par l’auteur).

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