• Aucun résultat trouvé

Le Murin de Bechstein est protégé ainsi que ses habitats, il est probablement l’une des espèces forestières les mieux étudiées actuellement. Les études menées par Gerald Kerth depuis plus de 20 ans y ont très largement contribué, ses résultats sur les comportements sociaux de l’espèce ont invité de nombreux scientifiques à s’y intéresser. Cette espèce a fait l’objet d’une synthèse des études récentes menées principalement autour de l’Allemagne (Dietz 2013).

Photo Olivier Vinet Figure 6 : Carte de distribution mondiale du Murin de Bechstein (d’après Aulagnier et al. 2013).

5.1. Domaine vital.

Le domaine vital d’une colonie de 20 femelles est voisin de 250ha, chaque individu s’éloignant de moins d’un kilomètre, très rarement 2,5 kilomètres, pour aller chasser (Albrecht 2002; Steinhauser 2002; Bohnenstengel 2012; Dietz et al. 2013a). Les terrains de chasse des femelles sont de 0,2 à 538ha alors que ceux des mâles sont plus limités (autour de 10 à 20ha), autour de leurs gîtes (Kerth et al. 2002; Dietz & Pir 2009; Napal et al. 2010; Dawo et al. 2013; Dietz et al. 2013a; Hillen 2013; Krannich & Dietz 2013; Arrizabalaga-Escudero et al. 2014). Ces terrains de chasse peuvent atteindre 700ha quand les habitats disponibles sont peu favorables, essentiellement composés de résineux (Steinhauser 2002). Ils peuvent être composés de 3 à 9 centres d’activité et sont fréquentés toute l’année (Kerth et al. 2001). Quand les zones forestières sont de petites tailles (inférieures à 100ha) et imbriquées dans un paysage agricole, les colonies exploitent alors ces boisements en réseau (Ajak 2011).

Cette espèce est particulièrement attachée aux contacts sociaux et philopatriques. Ainsi, les individus d’une même colonie marquent le territoire de la colonie (Dawo et al. 2013), probablement à l’aide de cris sociaux. Ce comportement implique un marquage olfactif des individus d’une même colonie à l’aide de sécrétions des glandes faciales, afin que chaque animal soit bien identifié par ses congénères (Safi & Kerth 2003). Même si ces comportements sociaux sont fondamentaux dans le fonctionnement de l’espèce, le caractère individuel de la sélection des habitats de chasse invite à la révision de notre

46

jugement sur le partage de l’espace. En effet, au sein d’un domaine vital, chaque individu a un territoire bien délimité qu’il ne partage pas (Kerth et al. 2001; Dawo et al. 2013; Melber et al. 2013). Dans les habitats les plus favorables, la densité peut atteindre 20 individus pour 100ha de forêt (Dietz et al. 2009).

5.2. Habitats de chasse et comportement alimentaire.

Le Murin de Bechstein se rencontre dans la zone de hêtraie en Europe. Spécialiste des forêts, il vit dans les forêts feuillues, mixtes et résineuses (Albrecht 2002; Meschede & Heller 2003; Barataud 2006; Brinkmann 2007; Dietz et al. 2009; Hohti et al. 2011). Parfois difficile à mettre en évidence, ce sont régulièrement les points d’eau intra-forestiers et les allées forestières qui permettent de révéler sa présence (Ceľuch & Kropil 2008). Néanmoins, l’espèce préfère largement les forêts de feuillus dominées par les gros chênes, sinon par les gros hêtres (Meschede & Heller 2003; Schmidt et al. 2013), et évite les allées et chemins ou pistes forestières en activité de chasse, restant dans le peuplement forestier (Hillen & Veith 2013). Il peut aussi chasser autour d’un même arbre isolé (Güttinger & Burkhard 2013). Au Luxembourg, Dietz & Pir (2009) le rattachent au Melico-Fagetum, donc aux hêtraies, mais à condition qu’elles soient associées à des chênes âgés. Elle semble particulièrement sélectionner les habitats feuillus présentant des sylvofaciès naturels, avec une végétation stratifiée importante et des bois morts issus de tempête (Kanuch et al. 2008; Barataud et al. 2009; Dietz & Pir 2009). En progressant vers le sud de son aire de distribution, ses habitudes changent avec la modification des habitats disponibles : le Murin de Bechstein colonise alors les forêts de montagne et les ripisylves (Dietz et al. 2009). Les pinèdes et les sapinières peuvent être sélectionnées alors que les autres habitats résineux le sont de façon très occasionnelle (Dietz et al. 2009), mais des colonies peuvent s’installer durablement dans des vieux résineux en zone méditerranéenne (Beuneux & Rist 2005; Arrizabalaga- Escudero et al. 2014). En Allemagne, Albrecht (2002) précise que si les résineux sont sélectionnés, ils présentent néanmoins une structure verticale importante. Toutefois, les densités pour cette espèce y sont alors bien plus faibles (Dietz et al. 2009). Au sein de ces espaces résineux, les animaux recherchent néanmoins les secteurs de feuillus s’ils existent, démontrant une préférence pour les feuillus sur les résineux, probablement parce que la richesse en proies potentielles y est plus élevée (Arrizabalaga- Escudero et al. 2014).

S’il est donné chassant principalement entre 1 et 5m de hauteur en forêt avec et sans sous-bois, il peut aussi chasser les insectes dans le feuillage du sol à la canopée (Siemers & Swift 2006; Güttinger & Burkhard 2013). Plank et al. (2012) considèrent que le Murin de Bechstein est un spécialiste de la chasse en canopée quelle que soit la phase de reproduction. Il est considéré comme une espèce glaneuse chassant dans la végétation (Barataud 2012; Müller et al. 2012), avec un régime alimentaire très large (Andreas et al. 2012). Il peut chasser ses proies en les détectant grâce à son écho sonar, mais est aussi capable d’écouter les déplacements des insectes sur la végétation pour les capturer sans émettre de signaux acoustiques (Siemers & Swift 2006).

5.3. Gîtes.

Les animaux se réunissent en colonies principalement dans des fissures et des cavités dans des arbres, sinon des nichoirs et des gîtes artificiels principalement en forêt (Dietz et al. 2009; Hohti et al. 2011), occasionnellement dans les vergers (Siemers & Swift 2006). Beaucoup d’essences feuillues sont

47

utilisées, entre les chênes, le pommier, les peupliers, le hêtre, les érables, le tremble et le bouleau (Meschede & Heller 2003; Schmidt et al. 2013). L’espèce gîte très rarement en bâtiment (Dietz et al. 2009). En zone de montagne, les gîtes sélectionnés se trouvent dans les secteurs de forêt les plus chauds (Bohnenstengel 2012). Les gîtes utilisés doivent répondre aux besoins d’échanges sociaux entre les individus, et permettre de limiter le parasitisme et la prédation (Reckardt & Kerth 2007; Hohti et al. 2011). Les cavités naturelles sélectionnées ont une entrée étroite sur des chênes vivants (Hohti et al. 2011). Les trous de pics sont particulièrement appréciés (Dietz & Pir 2009; Dietz et al. 2013a; Krannich & Dietz 2013). Une colonie peut utiliser jusqu’à 50 gîtes différents dans l’année (Steinhauser 2002).

5.4. Reproduction et comportements.

Cette espèce compose des colonies de reproduction qui réunissent uniquement les femelles en général philopatriques (Kerth & Reckardt 2003), constituant des méta-colonies. C’est chez cette espèce que la première preuve du comportement de fission-fusion a été identifiée (Kerth & König 1999). Ce comportement correspond à une séparation des individus certains jours qui en rejoignent d’autres ou s’isolent, puis qui les retrouvent les jours suivants. Les individus s’échangent ainsi des informations alors que chacun des groupes de la méta-colonie n’a pas forcément accès à toutes les informations sur les événements caractérisant le domaine vital chaque nuit (Kerth & Reckardt 2003). Ces changements réguliers de composition des groupes et de gîtes, presque chaque jour, n’affectent pas pour autant les relations sociales au sein des groupes (Kerth et al. 2011; Baigger et al. 2013). L’intérêt des changements fréquents de gîtes est de limiter le parasitisme (Reckardt & Kerth 2007), en plus de permettre les échanges d’informations au sein de tous les groupes de la méta-colonie (Kerth & Reckardt 2003). Il semble que certaines femelles adultes soient les meneuses des décisions prises pour ces changements réguliers (Kerth et al. 2006).

Les colonies comptent de 10 à 80 femelles avant mise-bas, rarement plus (en moyenne 34±18,1 individus), et changent de gîtes tous les 2-3 jours (Kerth & König 1999; Dietz & Pir 2009; Dietz et al. 2009; Krannich & Dietz 2013). Ce comportement change selon le statut reproducteur, les femelles allaitantes étant plus fidèles au gîte que les autres (Bohnenstengel 2012). Il arrive que les groupes restent plus longtemps dans le même gîte, surtout quand le milieu ne propose pas suffisamment de cavités utilisables (Barataud et al. 2009; Dietz et al. 2009). Les colonies se refondent au printemps, à partir d’avril. Les femelles mettent bas un jeune entre début juin et début juillet (Dietz et al. 2009). Quand les conditions de milieu ou environnementales sont défavorables (habitat qui se dégrade, météorologie peu clémente pour la production de proies…), certaines femelles peuvent avorter prématurément. En effet, l’allaitement des juvéniles est la phase la plus coûteuse de la reproduction chez tous les Chiroptères, dont le Murin de Bechstein (Becker et al. 2012). Ce comportement d’avortement permet de réduire l’effort de la colonie pour la reproduction, les capacités de nourrissage de l’ensemble des individus pouvant être compromises si les contraintes du milieu sont trop fortes. Ainsi, seulement quelques femelles assurent la reproduction, les femelles non reproductrices soutenant les reproductrices pendant toute la durée de l’élevage des jeunes. Ainsi, chaque juvénile a plus de chances de survie à la fin de sa première année, participant au renouvellement des individus de la colonie, même lorsque les conditions deviennent limitantes (Kerth 2008). Ce n’est que vers la fin août que les colonies se dispersent, les femelles rejoignant des sites d’accouplement où des individus se rassemblent en grand nombre, favorisant le mélange des gènes (Kerth et al. 2003; Kerth & Morf 2004).

48

Les mâles sont par contre solitaires, ils sont écartés des colonies de parturition (Dietz et al. 2009). Ils jouent par contre un rôle essentiel pour la dispersion des gènes au moment des accouplements, et sont capables de couvrir de grandes distances pour assurer cette dispersion (Kerth et al. 2002). Les acouplements interviennent lors des rassemblements automnaux sur certains sites pouvant rassembler un grand nombre d’individus (Kerth et al. 2003).

5.5. Menaces, rôles et impacts de la gestion forestière ?

De par le comportement très territorial des colonies et des individus au sein d’une même colonie, tout changement ou toute perturbation dans le domaine vital de la colonie peut l’affecter (Dietz et al. 2009). Ceci est d’autant plus important que si des individus peuvent disperser pour fonder de nouvelles colonies, ils restent néanmoins au sein des massifs forestiers, sans en sortir (Petit 2005; Kerth & Petit 2005). De plus, tout autre type de fragmentation lui est dommageable : la création d’une route traversant le domaine vital d’une colonie empêche la colonie d’exploiter les deux secteurs en même temps. Si certains individus arrivent occasionnellement à la traverser, ce n’est pas le cas du groupe, qui se retrouve à ne plus utiliser qu’un des deux côtés de la route (Kerth & Melber 2009). Les capacités de fondation de nouvelles colonies chez le Murin de Bechstein s’en trouvent donc fortement limitées : en effet, les nouveaux espaces colonisables peuvent subir les mêmes contraintes et pressions que les territoires d’où les individus sont originaires, mais de plus, si ce site présente des habitats favorables, il est probable qu’il soit déjà occupé par un autre groupe de Murins de Bechstein tout aussi territoriaux, et qui ne les laisseront pas occuper leur territoire. Ainsi, la « fuite » d’un domaine vital par une colonie affectée par des perturbations s’avère très certainement contrainte et limitée.

Espèce considérée comme liée aux forêts dites naturelles (Barataud et al. 2009; Dietz & Pir 2009), toute gestion favorisant le maintien de gîtes groupés et l’expression du bois mort lui serait bénéfique. Néanmoins, dans un contexte de production de bois, gérer une forêt en laissant des surfaces pouvant être importantes à vocation d’évolution naturelle (mais dont la taille n’est pas décrite, par manque de connaissances suffisantes) comme le proposent Meschede & Heller (2003), pose le problème de l’adéquation de la gestion forestière à vocation de production de bois et du maintien de la biodiversité. La fragmentation de ses habitats intra-forestiers (avec le rajeunissement des peuplements) affecte sa reproduction (Petit 2005). En Espagne, la gestion forestière, accompagnée du changement climatique, explique le recul historique de l’espèce, qui présente aujourd’hui une aire disjointe (Napal et al. 2013). Ainsi se pose la question : où fixer les limites ? Dans certains documents synthétiques, il est parfois proposé de maintenir jusqu’à 10 arbres à l’hectare (Roué & Barataud 1999). Il est aussi conseillé d’être attentif à la gestion pratiquée jusqu’à 600m des gîtes, par une gestion sylvicole extensive favorisant les feuillus et le maintien d’arbres à cavités par paquets connectés entre eux (Bohnenstengel 2012). Concrètement, comment faire ? Le risque de ne laisser que quelques arbres isolés au moment de la coupe définitive (en fin de vie du peuplement adulte destiné à l’exploitation des bois) est grand. Pourtant, ces arbres ont été éduqués en peuplement toute leur vie et se sont tous soutenus les uns les autres. Leur avenir sera alors incertain, l’isolement pouvant favoriser l’insolation trop forte des cimes (et leur mortalité précoce) sinon la chute ou la casse au moindre coup de vent ? Un autre moyen serait l’utilisation du traitement irrégulier. Mais quels arbres exploiter alors si tous les arbres potentiels doivent être conservés (alors que plus les arbres grossissent, plus leur potentialité d’accueil augmente de façon exponentielle, Tillon 2005b) ? La tentation de ne laisser aucun arbre grossir au-delà de diamètres

49

favorables aux cavités (à partir de 50 ou 60cm de diamètre, donc sans cavité ou rarement creux) est évidente.

Ainsi, pour cette espèce très territoriale, comment engendrer son maintien sur son domaine vital au gré des exploitations forestières ? Jusqu’à quelles contraintes une colonie se trouve-t-elle confrontée lorsqu’un vieux peuplement de chêne (au sein de l’exploitabilité, pas de l’âge naturel des arbres) est en exploitation, voire qu’il arrive au stade de la coupe définitive ? Dans ce contexte, comment gérer les gîtes et les habitats de chasse pour une colonie, voire pour plusieurs colonies au sein d’un grand massif forestier ? Autant de questions qui nécessitent de mieux appréhender le domaine vital pour une chauve- souris forestière comme le Murin de Bechstein, et la façon dont l’espèce interagit avec son milieu (pour les gîtes et la chasse), tout en intégrant le fonctionnement comportemental des colonies, ce dernier pouvant affecter les décisions prises par les individus sur l’utilisation du domaine vital.