• Aucun résultat trouvé

Les gîtes comme support indispensable à la vie sociale des colonies : quels enjeux ?

2. Gestion forestière et conservation des Chiroptères : des lacunes de connaissance ?

3.1. Les gîtes comme support indispensable à la vie sociale des colonies : quels enjeux ?

En forêt exploitée pour la production de bois, les arbres disponibles pouvant présenter des cavités utilisables par des Chiroptères sont généralement en nombre réduit, au profit de jeunes arbres vigoureux (Ruczynski et al. 2010; Russo et al. 2010). Parmi les cavités disponibles, les chauves-souris opèrent globalement une sélection d’un type de gîte limitant la compétition et le risque de prédation. En effet, la plupart des espèces sélectionnent des cavités plus durables et protégées des prédateurs terrestres, principalement des trous de pic ou des fissures étroites sur une partie saine de l’arbre et le plus haut possible, donc sur un arbre vivant (Tillon & Aulagnier 2014). Le gestionnaire se trouve confronté à la difficulté de devoir laisser des individus parmi ces arbres « habitats » pour les espèces protégées, sans pour autant réduire son revenu lié au produit « bois ». Dans un tel contexte, la notion de sacrifice économique prend alors tout son sens. Ceci est d’autant plus vrai que l’apparition d’une cavité sur un arbre est lente, avec moins de 1% des individus de Quercus robur âgés de moins de 100 ans possédant une cavité, contre 50% des arbres âgés de 200 à 300 ans et tous les arbres à partir de 400 ans (Ranius et al. 2009). Avec l’âge de l’arbre croît la probabilité de présence d’une cavité potentiellement favorable à l’accueil de Chiroptères. S’il veut laisser suffisamment de place à la biodiversité liée aux cavités, le forestier doit donc patienter. Pourtant, plus il patiente, plus le bois grandit et grossit, et donc plus son bois prend de la valeur. Le sacrifice d’exploitabilité en cas de maintien de cet arbre si une cavité favorable apparaît peut alors devenir très élevé. Nous sommes pourtant face à une dure réalité : une

34

pression écologique élevée s’exerce sur ces arbres, dont l’avenir et l’utilisation par les espèces associées (comme les Chiroptères) sont souvent compromis par la gestion forestière, probablement à cause de préconisations vers le terrain encore insuffisantes ou parce que ces actions sont trop récentes pour être perceptibles, voire mises en œuvre avec peut-être trop de frilosité (Noblecourt 2005). C’est pourquoi de nombreux scientifiques alertent les gestionnaires sur la nécessité d’agir en faveur du maintien de ces arbres, trop peu nombreux en forêt (Vallauri et al. 2005).

Face à un tel constat, comment agir pour le maintien des arbres nécessaires aux Chiroptères en forêt ? Dans un premier temps, identifier « l’arbre type » ou « le gîte-type » à Chiroptères devient crucial. Nous avons mené une première étude lors d’un diplôme de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes visant à décrire ces arbres et ces gîtes (Tillon 2005b). Parmi les cavités disponibles en forêt, seulement 9% sont utilisées par des chauves-souris, correspondant à 1% des arbres de taille suffisante pour héberger une cavité (Tillon & Aulagnier 2014; Tillon et al. 2015). Comme nous l’avons décrit plus haut, les trous de pic et les fentes sur une partie saine des arbres, qui sont donc vivants, sur des arbres feuillus (principalement des chênes) de gros diamètre et de l’étage dominant, sont particulièrement sélectionnés. Sans tenir compte de la présence d’une cavité, ce modèle d’arbre (chêne vivant de gros diamètre et de l’étage dominant) correspond à la plupart des arbres dans les forêts feuillues de production de plaine à partir du stade de la futaie. Cette typologie ne suffit donc pas à éclairer suffisamment le gestionnaire sur la façon de sélectionner les arbres à maintenir pour la conservation des colonies de Chiroptères. De plus, certaines conclusions d’études sur les arbres-gîtes à Chiroptères préconisent de maintenir au moins 10 arbres à cavité par hectare, parfois plus (Meschede & Heller 2003; Lacki et al. 2007b). Ce chiffre, en général arbitraire, n’aide pas forcément le gestionnaire s’il ne sait pas quels arbres maintenir parmi ceux qui restent dans une parcelle, d’autant plus quand approche la coupe définitive en traitement régulier (ce qui est le cas en forêt de production de plaine).

Une autre approche consiste alors à s’intéresser au modèle issu de notre étude réalisée en forêt de Rambouillet (Tillon 2005b) et d’identifier les facteurs de sélection des arbres et des gîtes par différentes espèces, en prenant en compte le statut des individus. Les comportements des animaux changent selon les périodes (entre la gestation, la mise bas et l’allaitement), les cavités sélectionnées aussi. Un effet saison et/ou statut des individus a été démontré sur la sélection des gîtes ou dans les comportements sociaux, notamment chez Chalinolobus tuberculatus (Borkin & Parsons 2011), Eptesicus fuscus, (Willis et al. 2006), Mystacina tuberculata (Sedgeley 2006), Myotis daubentonii (Encarnação et al. 2005; Lučan & Radil 2010) et Myotis septentrionalis (Garroway & Broders 2008). Ces études ont montré que les pressions du milieu affectent d’autant plus les individus que ces derniers subissent d’autres contraintes, comme la reproduction. Ainsi, selon l’espèce et l’état des individus (femelles ou mâles, adultes ou juvéniles, individus reproducteurs ou non), les pressions du milieu diffèrent et les arbres servant de gîtes peuvent alors jouer un rôle majeur pour la conservation de colonies. Dans l’objectif de fournir des consignes claires au gestionnaire sur les arbres à maintenir absolument pour assurer la conservation des Chiroptères forestiers, nous avons voulu vérifier quels étaient les facteurs de sélection des cavités

utilisées par trois espèces arboricoles, Myotis bechsteinii, M. nattereri et Plecotus auritus, en fonction du statut des animaux, entre les mâles et les femelles, puis au sein des femelles entre les individus

reproducteurs (gestants et allaitants) et les non reproducteurs, au sein du modèle pluri-spécifique obtenu en forêt de Rambouillet (Tillon 2005b).

Ce volet sera traité dans le chapitre 1 de ce mémoire : « Etude de la sélection des gîtes arboricoles

35

Les cavités sélectionnées favorisent aussi les échanges sociaux très forts entre les individus pour ces espèces (Entwistle et al. 1997; Kerth & Reckardt 2003; Kunz & Lumsden 2003; Barclay & Kurta 2007). Les Chiroptères sont fidèles aux gîtes qu’ils connaissent et utilisent. Par exemple, les colonies de Myotis daubentonii et Nyctalus noctula peuvent utiliser une même cavité arboricole respectivement au moins 11 et 16 ans (Lučan et al. 2009). Toutefois, la pérennité des cavités peut être régulièrement remise en question dans les forêts exploitées. La stratégie d’occupation de cavités par les Chiroptères forestiers s’appuie donc sur l’utilisation d’un réseau de gîtes auquel ils restent fidèles (Smith & Racey 2005; Barclay & Kurta 2007; Kerth 2008). Si des individus solitaires ne sont pas contraints et peuvent changer régulièrement de gîte, quitte à ce qu’ils soient éphémères, les colonies de reproduction sont par contre limitées par la taille et le nombre de cavités disponibles dans un secteur donné (Sedgeley 2003; Tillon 2005a). Ainsi, une colonie de reproduction pourrait utiliser plus de 100 cavités différentes en une seule année, comme cela a été montré pour Myotis bechsteinii (Kerth & König 1999; Kerth 2008), Antrozous pallidus (Lewis 1996) et Eptesicus fuscus (Willis & Brigham 2004). La seule étude menée sur le long terme (une rotation annuelle) pour identifier les patrons d’utilisation des gîtes par une colonie de Chalinolobus tuberculatus en Nouvelle-Zélande a montré une grande fidélité à la zone de gîtes étudiée, avec plus de 371 gîtes différents utilisés par les 58 individus équipés par télémétrie (O’Donnell & Sedgeley 1999; Sedgeley & O’Donnell 1999; O’Donnell & Sedgeley 2006). Ces auteurs ont montré qu’un nombre insuffisant de gîtes favorables affectait négativement la survie et l’état général des individus de cette espèce (O’Donnell & Sedgeley 2006). Les colonies de reproduction utilisant un espace forestier doivent donc composer avec le nombre de cavités utilisables dans leur domaine vital et leur qualité au regard de la compétition importante pour cette ressource d’une part et du renouvellement des cavités d’autre part, surtout en forêt exploitée (donc avec la disparition des gros arbres porteurs de ces cavités favorables). Compte tenu des relations sociales très développées chez les Chiroptères arboricoles (Kerth 2008), les interactions entre ces comportements et la disponibilité en cavités en forêt sont complexes, mais doivent être comprises du gestionnaire pour une meilleure prise en compte dans la gestion. Nous avons donc complété notre étude sur la sélection des gîtes afin d’alimenter les

connaissances sur les interactions entre les individus au sein de mêmes colonies pour plusieurs

espèces forestières, à la fois sur le nombre de cavités nécessaires pour une colonie de reproduction

et sur la fréquence et l’utilisation des réseaux de gîtes.

Cette analyse sera présentée dans le chapitre 2 : « Comparaison du comportement de fission-fusion

entre trois espèces de Chiroptères européens ».

3.2. Quel rôle du bois mort pour expliquer la sélection d’un habitat de chasse par des Chiroptères