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Le genre des textes

Dans le document L'assujettissement littéraire (Page 52-66)

Les développements théoriques sur le genre mobilisés dans notre travail s’appuient essentiellement sur les contributions de Medvedev ([1928], 2008), Volochinov ([1929], 2010), et pour une période plus contemporaine : Schneuwly (1994), Bronckart (1996), Dolz & Schneuwly (1998), Rastier (2001, 2005), et Maingueneau (2010). Le but recherché dans ce chapitre n’est pas en effet une revue exhaustive de la conception du genre dans les études littéraires, mais de préciser les enjeux d’un outil théorique capable de rendre compte la fois de la constitution d’un corpus et de son ancrage historique et idéologique.

En ce qui concerne le genre « œuvre de témoignage » au sens strict, nous utiliserons plus précisément dans cette thèse les travaux de Rastier (2007a, 2010, 2011 b, 2016 a et b) et de Lacoste (2010, 2011, 2015 et 2016).

Pour pallier les difficultés auxquelles peut conduire parfois la théorie des genres, quand elle s’appuie sur une classification fondée uniquement sur des propriétés linguistiques, Bronckart rappelle à quel point les textes sont divers, car ils rendent compte d’activités humaines multiples qui « s’effectue [nt] dans le cadre d’interactions communicatives elles-mêmes infiniment variées » (2006, p. 13-15). En revanche selon lui, ce qui peut être identifié comme régularités d’organisation et marques linguistiques pertinentes, ce sont les segments constitutifs d’un genre, « formes spécifiques de sémiotisation ou de mise en discours […] (segments d’exposé théorique, de récit, de dialogues, etc.). » C’est pourquoi il insiste particulièrement sur les types de discours, éléments de base des textes (1996, p. 219). Cette conception du genre subsumant des types de discours a des conséquences essentielles pour l’analyse des textes et nous serons amenés à revenir sur ce point de manière plus détaillée. Présentée ici de manière encore sommaire, elle nous sera d’une grande utilité, quand il sera question de comprendre l’argumentation de Jean Norton Cru concernant les témoignages de la Première Guerre mondiale et leur plus ou moins grande proximité avec l’idéaltype39. En effet, en fonction des objectifs et des intérêts des formations sociales, les textes peuvent être regroupés par caractéristiques relativement stables : les genres, disponibles dans l’intertexte à titre de modèles. Cependant,

39 Nous reviendrons sur ce concept de manière plus détaillée au chapitre 1-3.

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du point de vue de l’individu, le texte est à la jonction entre des représentations construites en fonction de l’action visée et les genres disponibles. Nous verrons que ce point joue un rôle essentiel pour la compréhension de l’acte de témoigner.

Pour les études littéraires, le problème de la description et du classement des textes est séculaire et s’est constamment heurté à la grande hétérogénéité des productions textuelles, d’où la diversité et la variabilité des classements. L’article qui lui est consacré dans le Guide des idées littéraires (Bénac, 1988) en est un bon exemple. Le genre est présenté comme un « ensemble d’œuvres littéraires qui possèdent des caractéristiques communes définies par la tradition, sur le plan thématique (sujet, ton ; ex. le burlesque, le tragique, le comique…) et sur le plan formel (ex. le sonnet, le vers libre) » (1988, p. 212). L’auteur propose ensuite de classer en fonction de l’énoncé (poésie : genre lyrique, épique, didactique, etc. ; en prose : genre oratoire, historique, épistolaire, etc.), ou de l’énonciation (genres lyriques, dramatique, épique). La classification se fait donc essentiellement sur des critères internes et se fonde sur une évidence du littéraire. Elle occulte à la fois la dimension historique et la fonction sociale des genres. C’est ce qui fait écrire à Schaeffer que

La manière dont les théories essentialistes se servent de la notion de genre littéraire est plus proche de la pensée magique que de l’investigation rationnelle. Pour la pensée magique, le mot crée la chose. C’est exactement ce qui se passe avec la notion de genre littéraire […].

(1989, p. 35)

D’une manière plus générale, nous essaierons de montrer que l’évidence de la littérature peut également relever parfois d’une pensée de cet ordre.

Pour sa part, Genette, procédant à la généalogie de la notion, explique qu’il n’est pas question de genre chez Platon et Aristote, mais de mode, terme qui s’applique à des situations d’énonciation : « dans le mode narratif, le poète parle en son propre nom, dans le mode dramatique, ce sont les personnages eux-mêmes, ou plus exactement le poète déguisé en autant de personnages » (2004, p. 19). Commentant cette citation, Bronckart (2008, p. 60) précise que les modes sont assimilables aux segments de textes relevant d’un genre (donc aux types de discours) et non à un texte intégral. Genette avance encore que la très grande hétérogénéité théorique dans la compréhension du genre trouve précisément son origine à la Renaissance, période qui brouille la distinction entre genre et mode, le premier terme prenant le sens du second. À cela s’ajoute le fait que les genres ainsi compris tendent à se figer en catégories anhistoriques. Considérant la confusion théorique qui peut

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accompagner l’usage du mot, Bronckart propose de renoncer à tout classement de textes en fonction de leurs propriétés internes, et de s’en tenir à une approche externe tenant compte

Des trois indexations dont les textes sont porteurs : indexation référentielle (quel est le type d’activité que le texte commente ?) ; indexation communicationnelle (quelle est la sorte d’interaction sociale dans le cadre de laquelle s’effectue ce commentaire ?) ; indexation culturelle (quelle est la "valeur socialement ajoutée" d’un genre, en tant qu’effet des mécanismes et des enjeux de pouvoir qui organisent les "champs de productions" ? (2006, p. 14)

Ce dernier point qui s’inspire explicitement de Bourdieu s’avèrera déterminant pour notre propos, car il porte l’accent sur la production et la réception des textes comme lieux de luttes idéologiques. La recherche du monopole d’une autorité trouve un terrain d’exemplification de choix, lorsqu’on se penche sur la prise en compte très variable de la parole des témoins pour valider la version historique d’un évènement. Pour s’en convaincre dans le cas des témoignages, il suffit de rappeler le contraste entre la bibliographie considérable des ouvrages parus sur le premier conflit mondial et l’absence totale dans l’entre-deux-guerres de considération pour la parole des témoins ; pourtant Cru le signalera : jamais dans aucune guerre du passé, autant de combattants n’ont publié leurs témoignages. On peut donc soutenir que l’expérience des poilus s’est confrontée et souvent opposée à une version historique académique (Rousseau, 2003).

Les genres expliquent donc les conduites humaines par une socialisation étroitement imbriquée dans un processus historique avec les instruments sémiotiques (Bronckart, 1996, p. 19). Transposée dans le domaine plus spécifique du témoignage, cette approche offre des outils d’analyse permettant de se pencher sur la vision du monde d’un individu à un moment historique précis, mais également de considérer l’instrument sémiotique lui-même dans son historicité. Elle explique les raisons de l’émergence dans la vie des sociétés de textes particuliers en fonction de besoins sociaux spécifiques ; elle facilite la compréhension d’une question complexe : celle de la relation du texte et du référent ; elle attire encore l’attention sur des positionnements langagiers des groupes sociaux. Nous verrons ainsi qu’en fonction de l’intention testimoniale, certains types de discours composant le genre peuvent entrer négativement en contradiction avec l’action langagière « témoigner », la récupérer, la travestir, ou au contraire positivement s’approcher d’un idéal type.

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Cette dernière observation reprend d’ailleurs une fonction du genre mise en évidence par Schneuwly, quand il l’envisage comme un outil « sémiotique complexe » qui, comme tous les outils, « détermine […] [le] comportement [de l’individu], le guide […], affine […] et différencie […] sa perception de la situation dans laquelle il est amené à agir » (1994, p. 157). Ce dernier point soulignant la dimension anthropologique essentielle du genre prend dans le cas du témoignage une portée considérable, car le genre est à la fois un médiateur vers le réel et un instrument de connaissance (2008, p.158). L’outil se compose ainsi de deux faces, l’une matérielle ou symbolique, l’autre concernant le sujet qui doit se l’approprier pour qu’il transforme l’activité :

Les genres préfigurent les actions langagières possibles ; l’existence du roman, sa connaissance, sinon sa maitrise au moins partielle est la condition nécessaire de l’action langagière ‘‘écrire un roman’’ tout comme la connaissance et la maitrise de la hache est la condition nécessaire de l’action langagière ‘‘faire tomber l’arbre’’. (1994, p. 161)

C’est pourquoi il sera indispensable d’aborder l’émergence des témoignages de la Première Guerre mondiale en fonction d’une intertextualité qui, dans l’histoire des siècles passés, avait pour vocation de relater la guerre, mais aussi d’aborder la question du statut de la référentialité et du rapport au monde qu’il engage. L’instrument de plus ne peut être dissocié de son appropriation, ce qui, appliqué au genre et plus particulièrement au témoignage a des implications conséquentes sur la conscience que le témoin-acteur prend de son expérience de guerre.

Une telle réflexion place d’emblée l’exigence de vérité dans un espace social où s’expriment des motivations idéologiques très diverses. Cet espace peut s’avérer extrêmement conflictuel lorsqu’il est envisagé à la suite de Gramsci en termes d’hégémonie ou de subalternité des groupes sociaux. Nous avons bien affaire en l’occurrence à une lutte des classes pour la promotion d’une parole légitime ayant pour objet des évènements historiques.

Introduction générale : « Surmonter l’insurmontable »

4. « Surmonter l’insurmontable »

Dans le cas du témoignage, le lecteur est en présence d’un phénomène social qui trouve son origine dans le contexte de la Première Guerre mondiale ; il connaitra un prolongement capital avec la Deuxième Guerre mondiale et plus spécifiquement avec les textes de la déportation et ceux de l’extermination des Juifs d’Europe. Rousseau (2003, p. 61) aussi bien que Lacoste (2011, p. 163) insistent sur la corrélation entre l’industrialisation de la mort de masse et les progrès d’une alphabétisation récente qui ont permis l’expression écrite et la diffusion des expériences vécues par les témoins.

« La grande saignée », c’est ainsi que Rousseau (2006) qualifie les conséquences de cinquante mois de conflit déclenchés par l’assassinat de l’Archi-Duc François Ferdinand le 28 juin 1914. En novembre 1918, à la cessation des combats sur le front ouest, « 9,5 millions d’hommes sont morts (1, 35 million de morts pour la France, dont 36  000 Magrébins et 35  000 autres soldats coloniaux »40, « 15 millions [de] blessés, plus ou moins graves, mutilés, gueules cassées, aveugles, gazés, polytraumatisés, névrosés qui souvent supporteront avec leur famille le poids de leurs séquelles durant le reste de leur vie diminuée », « 6,5 millions d’invalides en Europe ; […] en France, on dénombre 1,1 million d’invalides à des degrés divers, dont 390  000 mutilés et 200  000 gazés ; de 10  000 à 15  000 hommes défigurés appelés « gueules cassées » (2006, p. 133-135). Rousseau évoque encore les victimes civiles par millions devenues délibérément des objectifs militaires, les populations déplacées, massacrées, bombardées, affamées par les blocus, les pertes matérielles causées par des destructions massives, les territoires devenus stériles avec des conséquences économiques considérables et durables. Il est donc possible d’affirmer que pour des millions d’individus la guerre restera quotidienne, intime, omniprésente dans le paysage social des années qui suivront le conflit. Enfin, d’une manière plus globale, à l’échelle du siècle et du monde, Hobsbawm soutient que pendant le « Court Vingtième Siècle » [du début de la Première Guerre mondiale à l’effondrement de l’URSS], on a « tué

40 « On compte avec les morts les ‘‘disparus’’ dont le corps a été pulvérisé où est resté sans identification. Ils sont environ 250  000 en France, recherchés en vain par certaines familles ne pouvant se résigner à un deuil rendu difficile par l'absence de corps et de tombe. […] Les morts sont avant tout des hommes jeunes : 60 % avaient entre 20 et 30 ans » (Loez, 2010, p. 103).

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ou laissé mourir délibérément plus d’êtres humains que jamais auparavant dans l’histoire […] 187 millions (Brzezinski, 1993) » (1994, p. 32). Traverso reprend cette estimation et la commente ainsi : elle

Correspond à environ 9 % de la population mondiale à la veille de la Grande Guerre.

Cette comptabilité s'arrête en 1990, elle n'inclut donc ni les morts de la guerre du Golfe ni ceux de la Yougoslavie, ni non plus ceux du génocide au Rwanda. Pour avoir une idée un peu moins abstraite de ce que signifie un tel chiffre, il faudrait imaginer une carte de l'Europe sur laquelle auraient été rayées la France, l'Italie et l'Allemagne. Essayons de les remplacer par un énorme vide, par un désert ou plutôt par un immense cimetière et nous aurons une idée plus précise de ce qu'est la violence du monde moderne. (1997 b, p. 1)

Comment une telle manifestation de la mort n’aurait-elle pas des conséquences multiples sur les sociétés concernées et plus particulièrement sur les pratiques d’écriture ? Nous nous acheminons ainsi vers une définition plus précise de ce genre remarquable à bien des égards que Lacoste, se fondant sur la lecture et l’étude d’un vaste corpus41, qualifie de testimonial :

Le témoignage comme genre littéraire, témoignage “volontaire” s’il en est, peut se définir comme un document rédigé par le survivant d’une violence politique extrême qui, s’acquittant d’une promesse contractée durant l’épreuve auprès de camarades dont la plupart ne sont pas revenus, passe à l’acte d’écrire pour attester les faits dont il a été témoin dans un récit rétrospectif en prose. (Lacoste, 2011, p. 895)

L’accent est ainsi placé sur deux aspects essentiels du genre : le caractère indissociable des valeurs esthétiques et éthiques lui-même lié intrinsèquement au caractère collectif de l’acte de témoigner. Ajoutons encore que si le genre joue un rôle capital dans la production des textes, il n’en est pas moins crucial en termes de réception, puisque l’interpréter correctement entraine un comportement en adéquation avec sa fonction, en bref la réussite de l’acte de communication (Maingueneau, 2010, p. 24). Nous verrons que cette dernière précision est loin d’être anecdotique. En effer, euphémiser la portée critique d’une œuvre de témoignage peut s’opérer de plusieurs manières. Citons seulement pour l’instant la confusion avec l’autobiographie ou le brouillage des frontières avec la fiction.

Or, ne pas répondre à l’attente et à l’intention du témoin exprimées par le choix du genre prend une dimension toute particulière liée à une situation de communication spécifique ainsi caractérisée par Rastier :

41 Pour un exemple des résultats de son étude philologique fondée sur une linguistique de corpus, on se

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La littérature de l’extermination se destine aux morts, mais les vivants sont en tiers ; ou bien aux vivants […], mais alors les morts sont en tiers. La séparation des destinataires apparents et des dédicataires réels demeure irrémédiable. Le survivant s’adresse aux morts, le témoin aux vivants. Les vivants peuvent entendre, mais non comprendre ; les engloutis42 pourraient comprendre, mais n’entendront jamais : dans cette communication à jamais impossible, le témoignage cependant a lieu. (2005, p. 58 et p.128)

Dimension essentielle, l’identité du témoin est par la force des choses duelle et elle s’accompagne du sentiment obsédant d’une dette à l’égard des disparus qui lui intiment de témoigner. Cette mission entraine une tension existentielle sur laquelle on ne saurait trop insister. Jean Améry 43 par exemple l’aborde avec une grande lucidité dans Par-delà le crime et le châtiment. Si le titre du livre est évocateur, le sous-titre Essai pour surmonter l’insurmontable ne l’est pas moins, car il met en évidence à la fois l’épreuve vécue, mais aussi celle de se remémorer, celle d’écrire, ainsi que le paradoxe d’une telle intention. L’oxymore

« surmonter l’insurmontable » insiste à la fois sur l’effort d’une pensée sur ce passé qui ne peut être mené à son terme ni procurer un apaisement et sur la mémoire qui en résulte.

Ruth Klüger44 en témoigne lorsqu’elle associe sans les confondre celles et ceux qui sont confrontés à ce passé :

42 Engloutis est la traduction proposée par Rastier de « Sommersi » que l’on trouve dans le titre de Levi I sommersi et i salvati. Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz (1989).

43 Jean Améry est le pseudonyme de Hans Mayer (1912-1978), arrêté en 1943, torturé au fort de Breendonk en Belgique, puis déporté à Auschwitz.

44 Ruth Klüger (1931- ), déportée en 1942 à Therensienstadt, puis en 1944 à Asuchwitz et dans un camp à Christianstadt (Gross-Rosen). Son livre en allemand s’intitule Weiter leben (Continuer à vivre), mais de manière très surprenante il est traduit par J. Etoré Refus de témoigner (il s’agit peut-être d’une volonté de l’éditeur). Cette traduction reprend en fait le titre d’un poème inséré en fin de livre. Lacoste propose une interprétation intéressante de ce changement : « La traduction du titre (qui doit être mise en rapport avec la préface d’Alain Finkielkraut dans l’édition de 2000 chez Viviane Hamy, qui a été retirée par la suite) semble d’emblée trancher en défaveur du témoignage […]. Cette formule entérine un préjugé : celui qui voudrait que le témoin et la victime ne soient pas dissociables, ou plus précisément que témoigner et se victimiser constituent un seul et même acte. Pour Ruth Klüger qui vit aux États-Unis depuis 1947, et qui a été témoin de l’ ‘‘américanisation de l’Holocauste’’ après l’avoir été du génocide, il était exclu de jouer le rôle public de victime modèle de la Shoah. Mais, pour refuser la victimisation, elle ne s’en acquitte pas moins dans ce texte de la mission de témoignage qui incombe à tout survivant ; le fait de ne pas jouer le rôle dans lequel on l’attend est caractéristique de l’anticonformisme du genre testimonial. Au reste, ce titre jure avec la manière dont Klüger juge le poème qu’elle a rédigé dans les années 1960 […] : ‘‘C’est pleurnichard […]. Mal débrouillé […].’’ (Klüger 2003 : 319). Ce qu’elle avait à dire, elle a fini par le dire ‘‘en témoignage’’

(Klüger 2003 : 318) […]. Elle ne conteste pas un instant le statut générique de son texte, qu’elle assume comme un témoignage. Ce qu’elle refuse c’est autre chose : c’est de prostituer son histoire en se victimisant et en la rendant emblématique d’autre chose que d’elle-même. Car alors, ‘‘on n’est pas témoin, mais matière première’’ (Klüger 2003 : 327) […] (2011, p. 559). » Nous ajoutons que Klüger par le choix de son titre allemand souhaitait sans doute prolonger la réflexion d’Améry qui avait publié en 1982 : Weiter leben, aber wie ? Essays 1968-1978. On entrevoit bien ici comment la réception d’un témoignage peut être parasitée par la conception idéologique que l’on s’en fait en fonction de champs littéraires nationaux différents, en l’occurrence américain et français, voire allemand.

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Les morts nous créent des obligations, non ? Ils veulent qu’on célèbre leur deuil et qu’on le surmonte. Les Allemands, tout spécialement, savent bien cela, eux qui sont devenus un peuple de surmonteurs, qui ont même inventé une expression pour cela,

“Vergangenheitsbewältigung45”. (Klüger, 1997, p. 35)

Ainsi, l’écriture du témoignage ne se fait pas dans la sérénité d’une personnalité en rémission qui prendrait acte des expériences pour atteindre la paix d’une identité stable. Ce but est inatteignable, car intimement liée à tous les actes du témoin et de manière souvent obsessionnelle, reste la dette à l’égard des morts46. Rastier parle d’ailleurs d’une « dualité fondamentale » (2010, p. 114) liée au statut de rescapé et à la culpabilité d’avoir survécu.

Ce rapport ambivalent de l’altérité constitutive de l’expérience avec la nécessité éthique de la partager se lit par exemple dans le serment prononcé à Buchenwald le 19 avril 1945, une semaine après la libération du camp ; l’évocation du nombre de victimes est suivie d’un appel à la justice : « Si quelque chose nous a aidés à survivre, c’était l’idée que le jour de la justice arriverait. » Puis, le discours s’achève sur ses phrases : « Nous le devons à nos camarades tués et à leurs familles. Levez vos mains et jurez pour démontrer que vous êtes prêts à la lutte. » Ce qui frappe dans cette citation, c’est à la fois l’appel à la justice et la solidarité collective.

L’exigence éthique trouve donc son origine dans cette question centrale : « Qui a donné au survivant la mission de témoigner ? » Rastier évoque Levi relatant la libération du

L’exigence éthique trouve donc son origine dans cette question centrale : « Qui a donné au survivant la mission de témoigner ? » Rastier évoque Levi relatant la libération du

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