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Conclusion de l’introduction générale/Plan de la thèse

Dans le document L'assujettissement littéraire (Page 80-88)

Dans son analyse du travail de l’enseignant (2009), Schneuwly signale dans un premier temps tout ce que cette notion de travail a à gagner à s’inscrire dans la perspective de Marx. L’un des aspects qu’il en retient concerne la dialectique entre l’environnement et l’être humain ; Marx écrit en effet qu’« En agissant sur la nature extérieure et en la transformant par ce mouvement, il [l’être humain] transforme en même temps sa propre nature » (2011, p. 317). Mais cette transformation n’est possible que par le moyen du travail, c’est à dire :

Une chose ou un complexe de choses que le travailleur interpose entre lui et l’objet de travail, et qui sert de guide à son activité sur cet objet. Il recourt aux propriétés physiques, chimiques des choses pour les faire agir comme des instruments de pouvoir sur d’autres choses conformément à son but […]. L’objet dont le travailleur s’empare immédiatement n’est pas l’objet de travail mais le moyen de travail. (2011, p. 318)

L’ensemble du raisonnement permet d’associer l’activité, l’objet de l’action, le moyen de l’action. L’appropriation de l’outil de travail consiste donc à construire les schèmes d’utilisation, Rabardel parle à ce sujet d’« instrumentation » (1995, p. 5) et précise que puisque les instruments existent dans l’activité et sont constamment transformés par l’activité, ils ne doivent pas être analysés en tant que choses, mais comme médiateurs de l’usage. Ainsi, une application informatique par exemple gagne à être considérée comme un ensemble d’outils dont la conception crée de nouvelles conditions de travail individuel, mais aussi collectif. Marx précise encore un élément d’une grande importance : « Les moyens de travail ne permettent pas seulement de mesurer le degré de développement de la force humaine de travail, ils sont l’indicateur des rapports sociaux dans lesquels elle s’exerce » (2011, p. 319). Cet indicateur nous parait essentiel dans la mesure où nous partons du principe que l’idéologie de l’autonomie littéraire joue sur le choix de l’outil, la modélisation de l’outil (sa fabrication, sa transformation) pour aboutir à un produit qui est l’assujettissement.

Schneuwly, dans le cadre de sa propre réflexion, après avoir rappelé que l’outil façonne le travail, forme aussi celui qui l’utilise et donc que l’instrument aide à comprendre le travail, se demande toutefois s’il n’y a pas le risque d’un transfert abusif de l’analyse de Marx. Puisque l’objet du travail de l’enseignant porte sur les processus psychiques des élèves, on est très loin en effet « d’outils matériels avec des propriétés physiques tels qu’ils

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fonctionnent dans la construction d’une maison ou dans la production de tissu ou d’acier, sous-jacents aux définitions marxiennes » (2009, p. 31). Mais, il surmonte l’objection en procédant à un rapprochement avec la théorie du développement psychique de Vygostski.

L’association des deux pensées s’avère en effet particulièrement intéressante pour la compréhension du travail enseignant :

Il s’agit d’un travail qui a la même structure que tout travail. Il a un objet : des modes de penser, de parler, d’agir ; il a un moyen ou outil : des signes ou systèmes sémiotiques ; il a un produit : des modes transformés. Les systèmes sémiotiques sont précisément des outils qui agissent sur les fonctions psychiques des autres en vue de les transformer.

(Schneuwly 2009, p. 32)

Or, le mode transformé qui nous intéresse plus spécifiquement est ce qu’il est convenu d’appeler l’enseignement de la littérature. Sa particularité est de prendre pour matière une pratique qui relève de l’art. Si Vygotski y attache tant d’importance, c’est nous dit-il que la recherche psychologique montre son rôle irremplaçable pour la compréhension des processus biologiques et sociaux. Il le tient même pour décisif, car l’art permet de mettre « l’homme en équilibre avec le monde aux instants les plus critiques et les plus graves de la vie » (2005, p. 361). Cette affirmation trouve sa logique dans une conception anthropologique qui veut que la différence essentielle entre l’homme et l’animal revienne à ce

Qu’il apporte et détache de son corps à la fois l’appareil de la technique et l’appareil de la connaissance scientifique, qui deviennent en quelque sorte les outils de la société. De même l’art est une technique sociale du sentiment, un outil de la société, grâce à quoi il entraîne dans le cercle de la vie sociale les aspects les plus intimes et les plus personnels de notre être. (2005, p. 347).

Nous aimerions à présent indiquer les prolongements pour notre travail d’une formule aussi frappante que « technique sociale du sentiment ». Nous avons vu que la technique par la médiation du genre occupait une place centrale dans notre façon d’aborder la littérature. C’est pourquoi, la première partie de cette thèse développera l’argument que le témoignage se définit et se construit contre l’idéologie de l’autonomie du littéraire, qui en retour s’emploie à en neutraliser la force critique, à rendre inoffensive son hétéronomie, à préserver le champ de son potentiel déstabilisant. Quand un corpus de textes est exclu, c’est toute une partie de la technique sociale du sentiment qui est exclue. Notre approche cherche donc à traiter l’émergence du genre comme symptôme du besoin d’un nouvel outillage sémiotique et la manière dont il entre en conflit avec les genres valorisés par le

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champ littéraire de l’époque. Ainsi la socialisation du sentiment et ses diverses modélisations seront envisagées à partir de la « technique » idéologique. Nous retenons que ce concept met en évidence des tensions que l’on peut synthétiser ainsi :

I. Celle des motivations de l’action et du contexte d’élaboration des savoirs sur la littérature (Première partie de la thèse) ;

II. Celle de la pratique de l’enseignement de la littérature (Deuxième partie) sous les modalités des transpositions externe et interne.

Première partie. Le témoignage, émergence d’un genre

Celui qui n’a pas compris avec sa chair ne peut vous en parler. Vous-mêmes, m’ayant lu, vous ne comprendrez pas. Mais il faut m’acharner à la tâche impossible. Il le faut pour mon repos.

Mes amis morts là-bas m’appellent chaque jour.

As-tu dit, toi qui es revenu ? ou bien oublies-tu, toi aussi ? Nous trahis-tu toi aussi ? (Bernier, 2002 [1920], p. 56)

Mais qu’exprime donc le témoignage pour apparaitre si dérangeant ? Pour répondre à cette question, nous utiliserons principalement les œuvres des témoins et l’ouvrage de Jean Norton Cru publié en 1929 Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs des combattants édités en français de 1915 à 1928. Il peut sans doute sembler réducteur d’aborder un sujet aussi général que l’idéologie littéraire, en se fondant principalement sur un ouvrage centré sur la Grande Guerre. Nous espérons donc montrer qu’il concentre un grand potentiel d’explication : il s’agit une œuvre critique sans équivalent (chapitre 1) qui prend en considération la formation scolaire et intellectuelle des témoins et un état du champ littéraire au début du XXe siècle. Nous comprenons le moment historique de 1914 comme un modèle, même s’il ne s’agit pas de soutenir que les effets seraient homologiques avec la période qui commence après la Deuxième Guerre mondiale. En revanche, il est intéressant de comparer en fonction des époques, les différents infléchissements de l’autonomie du littéraire. Concernant cette histoire, nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité, nous retiendrons seulement quatre moments-clés de cette autonomisation en lien avec notre sujet : les moments romantique et grammatical, avec la valorisation de l’autotélisme par le formalisme et le structuralisme et dans le champ littéraire par le Nouveau Roman (chapitre 2). Nous devons cependant préciser qu’autotélisme et autonomie ne sont pas des termes interchangeables ; le premier étant l’expression plus poussée, plus systématique du second, il est de ce fait plus aisé à repérer et analyser. Le problème qui se posera concerne de manière plus générale le traitement du référent et du côté de l’interprétation des textes la place à accorder à ce référent (chapitres 3 et 4).

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