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Chapitre 5 La doxa antidifférenciationniste

5.3 Le dispositif de 1999 en faveur de l'innovation

Parmi les raisons expliquant la faible mobilité des chercheurs vers l'entreprise, Henri Guillaume pointe la situation statutaire du chercheur fonctionnaire, dont les démarches entrepreneuriales sont le plus souvent encadrées à la fois par le code de la fonction publique (article 25 de la loi 83-634: « Les fonctionnaires ne peuvent prendre, par eux-mêmes ou par personnes interposées, dans une entreprise soumise au contrôle de l'administration à laquelle ils appartiennent ou en relation avec cette dernière, des intérêts de nature à compromettre leur indépendance ») et par la loi sur les inventions des salariés (« Les inventions faites par le salarié dans l'exécution soit d'un contrat de travail comportant une mission inventive qui correspond à ses fonctions effectives, soit d'études et de recherches qui lui sont explicitement confiées, appartiennent à l'employeur », article L 611-7

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intégré dans le Code de la Propriété Intellectuelle après abrogation de la loi n° 78-742 du 13 juillet 1978, dite loi sur les inventons des salariés). Les chercheurs fonctionnaires voulant créer leur entreprise risquaient également de tomber sous le coup des articles 432-12 et 432-13 du code pénal, sanctionnant les prises illégales d'intérêt. L'article 432-12 réprimant « le fait, par une personne [...] chargée d'une mission de service public [...], de prendre, recevoir ou conserver [...] un intérêt quelconque dans une entreprise [...] dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration [...] » et l'article 432-13 punissant tout fonctionnaire ayant été chargé en raison de sa fonction « soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée » lorsqu'il s'est rendu coupable « de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de cinq ans suivant la cessation de cette fonction ». Enfin, le décret loi de 1936 qui encadre les activités de consultation et d'expertise des fonctionnaires ne prévoie que des activités ponctuelles, que dépasse l'éventuel concours scientifique que peut apporter le chercheur créateur à son entreprise.

Cette combinaison de textes est lue par le législateur comme une contrainte qui impose au chercheur de choisir entre la rupture d'avec son organisme et l'exposition à des sanctions pénales: « les chercheurs ou enseignants-chercheurs doivent être placés en position de disponibilité ou de délégation avant de créer une entreprise et de pouvoir négocier les contrats d'exploitation des résultats de la recherche publique. Cette contrainte est dissuasive car elle impose une rupture dans une phase délicate de développement où la prise de risque est importante »217 (Allègre,

1999). La situation réelle est en fait nettement moins tranchée, les chercheurs se plaçant en infraction avec la loi bénéficiant d'une certaine tolérance administrative de la part des organismes de recherche et des établissements d'enseignement supérieur. De surcroît, la lecture que font ces même chercheurs des textes les amène parfois à ignorer purement et simplement cette contrainte. Cette situation appelait néanmoins une clarification, que la loi sur l'innovation et la recherche, votée le 13 juillet 1999 devait apporter.

L'article 1 de la loi sur l'innovation, par l'insertion des article 25.1 à 25.3 à la suite de l'article 25 de la loi 82-610 du 15 juillet 1982, permet aux fonctionnaires de participer à la création d'entreprises innovantes en qualité d'associés, d'apporter leur concours scientifique et d'être membres du conseil d'administration ou du conseil de surveillance d'une société anonyme. L'article 25.1 autorise le chercheur fonctionnaire à participer en tant qu'associé ou dirigeant à la création d'une entreprise « dont l'objet est d'assurer, en exécution d'un contrat conclu avec une personne publique ou une entreprise publique, la valorisation des travaux de recherche qu'ils ont réalisés dans l'exercice de leurs fonctions », l'autorisation devant faire l'objet de l'agrément de la commission de déontologie

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de la fonction publique. Le fonctionnaire est alors soit détaché soit mis à disposition. L'article 25.2 prévoit la possibilité pour le chercheur fonctionnaire d'apporter son concours scientifique à la création, sous les mêmes conditions que le 25.1, et plafonne sa participation au capital à 15%. L'article 25.3 prévoit la possibilité de siéger au conseil d'administration ou au conseil de surveillance de l'entreprise, et plafonne sa participation au capital à 5%.

L'article 1 prévoit enfin que « l'autorisation est accordée par l'autorité dont relève le fonctionnaire après avis de la commission prévue par l'article 87 de la loi no 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques pour une période de deux ans renouvelable deux fois ». Ce même article précise que l'autorisation peut être refusée en cas de préjudice au fonctionnement normal du service public, d'atteinte à la dignité des fonctions précédemment exercées par le fonctionnaire ou de compromission ou de remise en cause de son indépendance ou de la neutralité du service, d'atteinte aux intérêts matériels ou moraux du service public.

Outre les freins juridiques relatifs au statut des chercheurs fonctionnaires, Henri Guillaume souligne également la pénurie de structures d'accompagnement dédiées aux porteurs de projets de création d'entreprises issues de la recherche: « Le point le plus préoccupant du dispositif français est sans doute la faiblesse du nombre d'incubateurs au sein du système d'enseignement supérieur et de recherche ». Rappelons qu'un incubateur est, selon une conception commune (il n’y a pas de définition établie de l'activité d'incubation), une structure de droit privée réunissant un espace de travail identifié à proximité des laboratoires de recherche, une autonomie de fonctionnement par rapport à l'espace hôte, un dispositif de sélection des projets et de constitution d'équipes associant scientifiques et gestionnaires, un appui à la maturation du projet de création.

La partie du dispositif visant à répondre à cette lacune se compose d'une partie législative, qui doit faciliter la création de telles structures, et d'une partie incitative, qui doit enclencher une dynamique de création d'incubateurs.

5.3.1 Partie législative

Le manque de structure d'incubation, qui n'a pas échappé aux rédacteurs d'un rapport du Comité National d'Evaluation (CNE, 1999), est attribué par ces derniers aux "risques" judiciaires encourus par les établissements d'enseignement supérieur et les organismes de recherche s'engageant dans la création de telles structures. En l'absence de la légitimation - et non de légalisation - de l'activité d'incubation (légitimation que fournira la loi sur l'innovation), les EPST et EPCSCP étaient "soupçonnés" de délit de marchandage, ou de gestion de fait. Et ce d'autant plus qu'aucun montage

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n'était satisfaisant d'un point de vue juridique et comptable. Mais il faut souligner que rien n'interdisait aux EPST ou aux établissements d'enseignement supérieur de créer et développer des structures d'incubation. En effet, nous avons vu que l'article 14 de la loi 82-610 inscrivait la valorisation parmi les objectifs de la recherche publique, tandis que la loi 84-52 sur l'enseignement supérieur précise que les établissements participant à la valorisation de leur recherche peuvent être prestataires de services pour contribuer au développement socio-économique de leur environnement. S'agissant des EPST, l'article 20 du même texte indique que ces établissements « peuvent assurer, par voie de convention, des prestations de service à titre onéreux, exploiter des brevets et licences, commercialiser les produits de leurs activités ». Il reste que les prestations sont laissées dans le plus grand flou. C'est la manifestation publique (au cours d'une émission de télévision) de la mauvaise humeur d'un chercheur d'une université parisienne, et ses menaces de quitter le pays avec son projet de création d'entreprise, qui seraient à l'origine de la décision d'intégrer à la loi sur l'innovation un article prévoyant la possibilité pour les EPST et les universités de mettre en place des incubateurs.

L'article 4 de la loi sur l'innovation et la recherche est censé lever ce risque en modifiant la loi n° 82-610 du 15 juillet 1982 d'orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France en insérant l'article 19.1 qui prévoit que les établissements publics à caractère scientifique et technologique peuvent, en vue de la valorisation des résultats de la recherche dans leurs domaines d'activités, « par convention et pour une durée limitée, avec information de l'instance scientifique compétente, fournir à des entreprises ou à des personnes physiques des moyens de fonctionnement, notamment en mettant à leur disposition des locaux, des équipements et des matériels ». L'article 6 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur est complété de la même façon pour les établissements d'enseignement supérieur. Les conventions ainsi prévues doivent encadrer l'activité d'incubation et éviter aux établissements de recherche d'être suspecté de gestion de fait ou de délit de marchandage.

Mais l'absence de légitimation de l'activité d'incubation n'est pas seule en cause. Figurent également, parmi les raisons expliquant la faiblesse du système de soutien à l'essaimage, certains aspects du cadre administratif et juridique réglant les activités de valorisation des établissements d'enseignement supérieur, qui nuisent à la structuration claire de cette activité, et nourrissent de surcroît la suspicion portée à l'endroit des institutions engageant de telles démarches. Henri Guillaume explique ainsi que « même dans les établissements les mieux organisés, il est encore très difficile de connaître le nombre de contrats gérés en direct par la cellule interne de valorisation, par les structures conventionnées ou par les organismes présents dans les laboratoires sous forme d'équipes mixtes. La multiplication des associations créées à l'initiative d'enseignants, phénomène dénoncé par la Cour des comptes, ajoute à l'opacité. Cette prolifération

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tient à la rigidité de certaines règles imposées aux universités ». Et cette absence d'organisation transparente et rigoureuse touchait en particulier l'activité d'incubation.

Plusieurs aspects du cadre juridique et administratif sont évoqués pour expliquer cette situation désordonnée. Le premier se rapporte à la question du non assujettissement des universités aux ASSEDIC. Henri Guillaume explique que « les actions de valorisation nécessitent parfois l'embauche de personnels de recherche sur la base d'un contrat à durée déterminée ou de spécialistes d'autres disciplines. Or, l'Université n'étant pas assujettie aux cotisations ASSEDIC, c'est à elle de prendre en charge les indemnités de chômage du salarié en fin de contrat. Certes, ces provisions peuvent être mutualisées ; elles n'en font pas moins courir un risque financier qui pèse sur l'action des établissements » (Guillaume, 1998, p. 56). La lourdeur de la tutelle ministérielle est également en cause: « la procédure de création de filiales ou de sociétés communes nécessite un arrêté interministériel d'approbation, ce qui implique parfois la signature de plusieurs ministres. Cette contrainte ne permet pas toujours de satisfaire aux impératifs économiques de rapidité, tels que la levée d'options pour l'achat ou la cession d'actions, alors même que les ministères de tutelle ont exprimé leur approbation lors de la délibération du conseil d'administration des établissements publics concernés ». (Allègre, 1999). Les règles budgétaires et comptables sont également incriminées. Ce même exposé des motifs assure qu'elles ne sont ni claires ni adaptées à la gestion des activités de valorisation par les universités. Henri Guillaume explique, par exemple, « qu'un contrat avec une entreprise ne peut être globalisé ; le budget du contrat doit être ventilé selon des postes précis (codifiés par l'administration centrale dans le logiciel Nabuco) Toute variation sur un poste doit en principe faire l'objet d'une décision budgétaire modificative, ce qui renvoie au prochain conseil d'administration de l'établissement » (Guillaume, 1998, p. 56). Enfin, il est rappelé que les établissements d'enseignement supérieur ne peuvent recruter de personnels avec les ressources propres tirées des activités de valorisation, ce qui ne facilite évidemment pas la gestion des structures de valorisation.

La loi sur l'innovation est censée apporter une réponse à chacun de ces problèmes:

L'article 6 modifie l'article L351-12 du code du travail en sorte « d'étendre aux organismes de recherche (établissements publics à caractère scientifique et technologique ou EPST) et aux établissements publics d'enseignement supérieur la possibilité d'adhérer, pour leurs agents non titulaires, au régime de droit commun d'indemnisation du chômage. A cette fin, ils peuvent conclure des conventions avec les organismes gestionnaires de l'assurance-chômage ». L'article 1 modifie l'article 19 de la loi 82-610 pour « assouplir le régime d'autorisation préalable applicable aux EPST pour les prises de participation, la constitution de filiales, la participation à des groupements et le recours à l'arbitrage en cas de litiges nés de l'exécution de contrats de