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Chapitre 2 Aux sources philosophiques de l'antidifférenciationnisme

2.1 Un très ancien post-modernisme

Les constructivistes ne rejettent pas purement et simplement l'idée de différence entre science et société ou entre science et technologie, qui continuent à désigner des réalités différentes. Ils ne prétendent pas que ces mots sont purement et simplement des synonymes. Ils affirment que ces différences n'ont rien de naturelles, qu'elles n'ont aucun fondement ni aucune justification intrinsèque. Selon ces sociologues, les faits comme les machines sont des étiquettes que les savants ou les ingénieurs apposent à certaines configurations sociocognitives stabilisées. Ils sont les fruits d’un phénomène de verrouillage social des controverses scientifiques et techniques (Shinn et Ragouet, 2005). La même idée vaut pour les grandes catégories organisant classiquement la pensée des relations entre science et société, et particulièrement entre science et industrie. Elles sont le produit de la fixation institutionnelle, législative, réglementaire, textuelle ou cognitive des lignes de front des guerres d’indépendances menées par les savants. L'autonomie de la science est un construit. Ces constructions sociales sont ensuite progressivement naturalisées. « Oubliant le travail et le coût de leur établissement les chercheurs inventent un monde de parasciences et d'anti-sciences » (Latour, 1989, p. 439). Mais en l'inventant, ils lui confèrent une certaine réalité. Ce n'est donc pas tant l'existence de ces différences qui est en question que leur mode d'existence. Si le terme d’antidifférenciationnisme semble pertinent, c'est parce qu'il renvoie au rejet

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épistémologique ou ontologique54 de l'idée d'une différenciation a priori de la science et des autres

activités sociales.

Si les antidifférenciationnistes rejettent de cette façon les différences entre science et société, et donc l'autonomie de la première relativement à la seconde, c’est en adoptant paradoxalement un point de vue philosophique atemporel. Ces différences furent, sont et seront toujours de pures constructions contingentes, immanentes et singulières, sans relation avec une quelconque structure nouménale de l’esprit humain ou du monde. Atemporelle, l’idée de construit est également universelle. Elle est une donnée générale du monde, qui s'applique aussi bien à la technologie ou au "objets techniques" (Callon, 1992) qu'aux faits scientifiques (Latour et Woolgar, 1986 [1979]), aux compétences de l'entreprise (Dubuisson, 1999), à la physique des hautes énergies (Pickering, 1984), à la schizophrénie (Barrett, 1997), à la société (Callon, 1998), à la demande (Dubuisson, 1997), aux nombres (Berger et Luckman, 1966) ou aux soucoupes volantes (Lagrange, 1990). A la variété des objets auxquels peut être appliquée la notion de construit s’ajoute la pluralité des sens qui peuvent lui être attribués. La polysémie de la notion de construit en fait un outil universellement applicable: Tout peut être considéré comme construit, il suffit de trouver le bon mode de construction55.

Les arguments sont ainsi tantôt philosophiques, lorsque, par exemple, Latour appuie ses thèses sur la question de la sous-détermination des faits scientifiques par l'expérience (et rappelle en passant que le « principe [de sous-détermination] forme la base philosophique de la plus grande partie de l'histoire sociale de la sociologie des sciences ») (Latour, 1989, p.48), tantôt historiques, lorsque, dans un registre certes très différent de celui de la théorie acteur réseau, Michel Atten et Dominique Pestre retrouvent dans les détours de l'histoire des sciences les traces de la formation par Hertz de la preuve de l'existence des ondes électromagnétiques (Atten et Pestre, 2002), tantôt sociologiques ou économiques, lorsque Michel Callon (1999) rappelle l'importance de l'action du contexte socio-économique et institutionnel dans la réalisation et la diffusion des innovations. La variabilité des arguments déployés par les sociologues pour affirmer le caractère construit de leur

54 Les deux interprétations se retrouvent dans les discours constructivistes, qui puisent à plusieurs sources

philosophiques. La première porte sur les limites de nos capacités cognitives, la seconde sur la nature fondamentalement indéterminée du monde. Disputer de la plus ou moins grande pertinence de l’une ou l’autre de ces grilles de lecture pour la compréhension des constructivismes serait sans doute vain. Les querelles scolastiques de cette espèce ne sont toujours pas closes concernant les philosophies les plus anciennes dont dérive le constructivisme. Richard Bett (2000) a ainsi proposé récemment une interprétation métaphysique (et non plus épistémologique) du scepticisme pyrrhonien. Je ne rentrerai donc pas ici dans ces débats, et ne m’attarderai pas sur cette distinction que le lecteur gardera à l’esprit.

55 Ce qui permet également certaines manipulations rhétoriques. L'idée de construit est flottante, autorisant

toute sorte de stratégie de repli et d'évitement de la critique (je reviendrai sur ce point dans la suite de ce chapitre). Le sens de ce mot n'est jamais très bien fixé, et peut varier au fil des sujets abordés par les sociologues, et parfois même au cours de l'étude d'un même sujet.

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objet d'étude révèle cette pluralité de sens, qui peut exister au sein d'une même école. Cette multitude de chemins mène toujours à cette même conclusion: X est construit, quelque soit ce X. X est donc nécessairement construit, et si quelque obstacle vient barrer la route aux arguments historiques ou sociologiques, il restera toujours un boulevard pour les arguments d'inspiration idéaliste. Ce qui nous est donné à voir est filtré par notre conscience, interprété et structuré par nos schèmes cognitifs, qui eux-mêmes dérivent de notre inscription dans un certain univers institutionnel, linguistique, juridique, sociologique, technique… Le constructivisme social peut ainsi s’appuyer, et s'appuie effectivement sur le constructivisme épistémologique, cette doctrine « selon laquelle l’origine de toute connaissance est à situer, non dans l’appréhension sensorielle, mais dans l’activité pratique ou cognitive du sujet » (Dubois, 1999, p. 276). Cette orientation philosophique est manifeste dans le livre de Berger et Luckman, La construction sociale de la réalité, qui s’en réclament ouvertement pour analyser les fondements sociaux de la connaissance ordinaire. Il y a là la marque d’une filiation particulière entre la pensée de Kant et le constructivisme (Hacking, 2001, p. 64). A ceci près qu'il n'y a plus guère de place pour les arguments transcendantaux. Car les catégories par lesquelles nous pensons le monde, loin d'être a priori, sont tenues pour les produits d'une histoire particulière. Et la raison n'échappe évidemment pas au regard critique des constructivistes. Tandis que Kant « continuait à travailler dans le champ de la raison, même si c’est bien son travail qui a annoncé la fin des Lumières » (Hacking, 2001, p. 64), les sociologues constructivistes hésitent moins à franchir les limites du raisonnable, s’inscrivant dans des traditions plus anciennes et plus radicales, à commencer par l’idéalisme de Berkeley (Hacking, 2001, p. 43), ou, plus loin encore, le scepticisme, qui nous commande de renoncer aux évidences du donné. Ils puisent dans ces philosophies les outils d’une critique non seulement du réalisme épistémologique, mais également du réalisme métaphysique (ou ontologique). Il est ainsi assez piquant d’observer que la très grande modernité du constructivisme social (et des antidifférenciationnismes qui suivent leurs enseignements), quand il ne s’agit de pas de post-modernité, masque un attachement à de très anciennes intuitions, remontant à Pyrrhon d’Elis (365-270 av. J.-C.), fondateur du scepticisme, ou plus "récemment" à la querelle médiévale des universaux, opposant réalistes et nominalistes. « Bien que les constructionnistes sociaux se piquent d’être à l’avant-garde avec le « post-modernisme », ils sont en fait très vieux jeu » (Hacking, 2001, p. 74).

En empruntant ainsi à une multitude de courants de pensée, parfois millénaires, l’étiquette de constructivisme pourrait sembler vide de sens, tant sont multiples les idées qu’elle recouvre. Je continuerai cependant à user du singulier, car la pluralité des formes de construction (linguistiques, psychologiques, juridiques, institutionnelles, statistiques, phénoménologiques, sociotechniques, sociologiques, …) n’est pas le symptôme d’une irréductible diversité des soubassements

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philosophiques du constructivisme. « Tous les construct-ismes, écrit Hacking, se développent à partir de la dichotomie entre l’apparence et la réalité telle qu’elle fut mise en place par Platon et définitivement établie par Kant » (Hacking, 2001, p. 74). Tous combattent tous les dogmatismes. Tous s’opposent au platonisme et manifestent un goût prononcé pour les ontologies désertiques. Tous rejettent la pertinence épistémologique ou ontologique d’une distinction entre le monde tel qu’il serait et la représentation commune que l’on s’en fait. Le constructivisme, et avec lui l’antidifférenciationnisme, s’inscrit donc dans une perspective philosophique particulière, dont il se sert pour dénoncer le mythe différenciationniste (après l'avoir sapé en ayant souligné, avec la critique du modèle linéaire de l'innovation, la forte perméabilité des frontières entre science et société).