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Chapitre 2 Aux sources philosophiques de l'antidifférenciationnisme

2.3 L’argument du pluralisme irréductible

Il n’est pas simple de se départir de l’idée que les universaux ne sont peut être rien de plus que des étiquettes utiles, mais trompeuses, comme autant de mythes dont il faudrait sinon se défaire, du moins se méfier. Comment en effet leur accorder une confiance complète, alors que l’historien montre que l’intangible ne dure jamais très longtemps, alors que l’ethnologue montre un monde plus divers qu’on ne l’imaginait ? Le doute est là. Les constructivistes se contentent de l’exaspérer en jouant – en bons nominalistes – de ces pluralités et de ces instabilités, armes principales de leurs dispositifs discursifs. Bien sûr, les arguments sont parfois plus directement épistémologiques, lorsque Latour (2001, pp.7-10) par exemple moque la vaine recherche cartésienne des certitudes absolues dans l'intimité d'un cerveau solitaire (un « esprit-dans-une-cuve », écrit-il62), et

finalement ce désir impossible d'occuper le point de vue de Dieu, hors de toute contingence, pour enfin pouvoir embrasser la réalité brute63. Mais, outre que ces considérations ne mènent pas

nécessairement à une critique radicale du réalisme64, je ne crois pas que qu'elles auraient une

véritable portée si elles ne s'appuyaient pas sur le constat du caractère insaisissable et provisoire des morceaux de monde que les philosophes voudraient enclore dans leurs catégories. Si le monde était bien net, les arguments épistémologiques tomberaient à plat. Il ne s’agit donc pas de nier leur importance, mais de rappeler la centralité du thème de la pluralité dans les dispositifs démonstratifs du constructivisme.

62 Reprenant (peut-être) sur un ton ironique l'image des "cérébrocuviens" de Putnam (1984).

63 D'autres considérations épistémologiques peuvent venir en soutien aux discours constructivistes, plus

généralement au scepticisme. L'un des plus importants, outre ceux que je détaille dans ma discussion, repose sur le trilemme d'Agrippa (encore appelé trilemme de Münchausen ou trilemme de Fries). Agrippa, philosophe du 1er siècle av. J.C., montre que la recherche d'une justification de la connaissance débouche

soit sur une régression à l'infini (A car B car C car…), soit sur un arrêt arbitraire de la justification (A car B, point final!), soit sur une circularité de la justification (A car B car A). Il est aisé de comprendre la portée critique de ce trilemme, qui suggère qu'aucune connaissance n'est vraiment solide, qu'il n'y a guère d'espoir de trouver un fondement à nos savoirs. Plusieurs auteurs s'en sont emparés pour dénoncer la vacuité du projet fondationnaliste des épistémologues. C'est, selon Raymond Boudon, « le cas de la sociologie constructionniste (illustrée par les travaux de D. Bloor et B. Latour) » (Boudon, 1999, p. 24). Il ne faut cependant pas surestimer son importance dans la discussion qui nous occupe. J’ai pour ma part choisi d’axer mon analyse sur la question de la pluralité, qui sans avoir la puissance logique de ce genre de considérations philosophiques, me semble finalement avoir une importance plus grande dans l’édification concrète des esprits.

64 Hilary Putnam nous rappelle que cette sorte de moquerie ne peut viser qu'une forme particulière de

réalisme, dit métaphysique. Selon celui-ci, « le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. Il n’existe qu’une seule description vraie de comment est fait le monde. La vérité est une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures. [Ce réalisme, que l’on peut appeler externalisme,] adopte de préférence une perspective qui est celle du point de vue de Dieu » (Putnam, 1984, p. 61). Pas plus que Latour, ou que Wittgenstein ou Pierce, Putnam n’adhère à cette idée d’un point de vue de Dieu, ou d’un point de vue de nulle part. Il n’en renonce pas pour autant à la perspective réaliste, et oppose à l’externalisme un réalisme interne, dont la caractéristique est de « soutenir que la question "De quels objets le monde est-il fait" n’a de sens que dans une théorie ou une description » (Putnam, 1984, p. 61). D’autres formes de réalisme existent, comme autant de réponses aux apories du réalisme métaphysique. L’une des dernières avancées en ce domaine est le réalisme structural d’Elie Zahar (Zahar, 2003; Laugier et Wagner, 2004), que je me contente de mentionner ici pour simple information, à l’adresse du lecteur curieux de ces questions.

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Parmi les cibles visées par ces dispositifs figure le mythe différenciationniste. Michel Callon (2004), dans un entretien accordé au Figaro en novembre 2004, interpelle ainsi les chercheurs manifestant au début de cette même année en défense de la recherche publique:

« Tout le monde semble d'accord sur le fait que la science fondamentale n'a pas à être discutée en dehors du cercle restreint des spécialistes. [...] Tous se retrouvent pour croire en une science fondamentale, distincte des usages qu'on en fait, et qui constitue en soi un bien public, quelque chose dont chacun peut tirer profit. Cette affirmation n'a rien de nouveau. [...] Mais on sait maintenant que ce modèle est faux. Il est faux sur le plan économique: la connaissance n'est utilisable que par le petit nombre de ceux qui ont les moyens de l'orienter et de l'utiliser. Il est faux sur le plan politique, car il existe mille publics différents qui définissent le bien et le mal de mille manières différentes »65 (Callon, 2004).

Je passerai ici, pour y revenir plus tard, sur le premier argument d’ordre économique, pour m’attarder sur le second, celui de la pluralité irréductible.

Encore une fois, il ne s'agit ici que de la version modernisée d'un argument ancien, que l'on retrouve chez les premiers sceptiques, adversaires résolus de tout dogmatisme, qui tenaient le monde pour fondamentalement indéterminé (ou indéterminable), et qui en conséquence attribuaient « tous nos jugements et nos actions [à] l'œuvre de la convention et de l'habitude » (Diogène Laërce, Vie des philosophes, IX, 62). D’après Bett (2000), Pyrrhon d’Elis, fondateur de l’école sceptique, aurait soutenu la thèse de l’indétermination fondamentale du monde en raison de la diversité conflictuelle de ses manifestations sensibles: un même objet peut apparaître sous une foultitude d’aspects à différentes personnes, ou à une même personne à différents moments ou sous différentes conditions. Le raisonnement pyrrhonien aurait donc été le suivant: « (1) things strike us in variable and conflicting ways; so (2) any predicate that we might be inclined to apply to something in fact neither applies to it nor fails to apply to it-in other words, reality is indeterminate; so (3) we should speak in a way that reflects this indeterminacy, neither applying nor refusing to apply any particular predicate to any particular thing » (Bett, 2000, p. 118). C’est une idée voisine que l’on retrouve dans les propos de Callon, quelque 2300 ans plus tard. Mais l’ancienneté de l’argument n’enlève cependant rien à sa force. Parmi les multiples frontières possibles, laquelle est la bonne ? Parmi les chercheurs défendant une certaine idée de la recherche fondamentale, qui a raison ? Qui écouter parmi eux ?

65 L’exposition d’une pensée complexe dans un quotidien grand public a cet avantage d’aller à l’essentiel, et

d’exhiber en particulier dans toute leur crudité les volontés normatives. Callon termine ainsi son entretien: « il faut que nos chercheurs et nos décideurs se débarrassent de l'idée qu'il existe une science fondamentale qui échappe au débat politique » (Callon, 2004). On ne saurait être plus clair sur l’agenda politique que se fixe la sociologie antidifférenciationniste.

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Raymond Boudon, dans la critique qu’il adresse aux relativismes de toute espèce (et il met les constructivismes dans le lot), s’attarde sur l’examen de l’une des versions contemporaines de cet argument de la pluralité irréductible66. Les sociologues et historiens des sciences constructivistes

ont en effet beau jeu de montrer que les critères de démarcation ne marchent pas, et qu’il n’existe en conséquence aucune définition unique de la science qui recouvre notre connaissance intuitive de ce qu’elle est. Ils en infèrent la vacuité du concept de science au singulier (avec ou sans majuscule, mais surtout avec), et partant de l’idée d’une différence consistante des pratiques scientifiques et des autres pratiques sociales. Boudon reconnaît dans ce raisonnement une méconnaissance du caractère polythétique67 de certains mots ou de certaines notions. « [Les] conclusions [relativistes]

ne tiennent que grâce à l'a priori selon lequel à tout sentiment de distinction doit correspondre une distinction soit objective, soit sociale. En revanche, elles disparaissent lorsque l'on admet que les notions de "progrès", d'"objectivité", de "vérité", de "science" sont de type polythétique » (Boudon, 1990, p. 359). Il observe en effet que:

« même un concept comme celui d'"or" qui parait pourtant désigner une matière bien définie (comme on dit), ne correspond pas du tout, jusque dans ses usages scientifiques, à une définition arrêtée une fois pour toutes […]. Si la définition de l'"or" est variable, comment imaginer que des concepts indispensables comme "anomie", "attitude", "paradigme" et mille autres concepts que l'on pourrait mentionner puissent faire l'objet d'une définition arrêtée une fois pour toute? […] Les notions de "roman", de "tragédie", de "drame", d'"opéra wagnérien", de "sociologie", d'"économie", de "romantisme", de "fonction", de "structure" sont des

66 Je ne souhaite pas faire ici un recueil des critiques qui ont pu être adressées aux constructivistes. Il serait

difficile d’en faire la liste complète. Michel Dubois en retient quatre principales, qui se rapportent aux questions: 1) du choix pertinent de l’espace d’analyse: la plupart des constructivistes se focaliseraient de manière excessive sur le laboratoire, négligeant le système social dans lequel il est inséré ; 2) du choix du temps pertinent d’analyse: les constructivistes « ignorent une dimension essentielle: les objectifs "lointains" qui structurent le travail des chercheurs et qui ne sont visibles ni pour l’acteur, […] ni pour l’ethnologue » (Boudon 1990, p. 316) ; 3) de l’option de l’ignorance méthodique: la volonté délibérée d’ignorer la culture et le sens du langage scientifique du domaine étudié empêche « de saisir des aspects importants et des raisonnements et des interactions » (Dubois, 1999, p. 288) ; 4) de la conception de la rationalité: les constructivistes ignorent que la pluralité patente des formes de rationalité scientifique « n’a elle-même de sens que par rapport à un fond commun qui permet de différencier l’attitude scientifique d’autres types d’attitudes » (Dubois, 1999, p. 289). La première de ces critiques me semble infondée. Les trois autres reposent sur l’acceptation d’a priori (l’importance effective des stratégies à long terme, le sens intrinsèque des discours scientifiques, l’existence d’un fond de rationalité commune) que récusent précisément les constructivistes, qui en conséquence ne peuvent entendre ces critiques. La critique de Boudon de l’argument de la pluralité irréductible me semble plus intéressante dans la mesure où elle me permet de commencer une réflexion qui me mènera à une critique qui, je l’espère, pourra être entendue.

67 Cette notion a été forgée par l'anthropologue Rodney Needham (1975). Tandis que la représentation

monothétique exige la présence d’au moins un caractère commun à toute la classe identifiée, la classification polythétique exige simplement que chaque membre de l’ensemble considéré partage au moins un caractère important avec au moins un autre élément de la classe. Pour rendre plus intuitive cette définition abstraite, Boudon s'appuie sur la notion wittgensteinienne "d’air de famille", et reprend l'exemple choisi par le philosophe de Cambridge dans les Recherches Philosophiques pour l'illustrer: « considère par exemple les processus que nous appelons "jeux" […]. Qu'ont-ils tous de commun? […] tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. […] Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l'expressions d'"air de famille" […] » (Wittgenstein, 2004 [1953], § 66-67, p. 64).

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mots polythétiques » (Boudon, 1990, p. 338).

Ce qui n'empêche pas, ajoute-t-il, que « nous [puissions] dans bien des cas les utiliser avec une sûreté complète » (Boudon, 1990, p. 338). Il y a dans la posture des constructivistes que vise la critique de Boudon la trace d’une certaine forme de radicalisme, un tout ou rien philosophique qui n’admet pas que l’on puisse se tenir dans une zone d’ombre, entre la clarté complète et l’obscurité totale. Puisque les frontières ne sont pas d’une netteté absolue, tenons-les pour rien, voilà leur mot d’ordre. C’est un rejet de la notion de vague (qui détermine le rejet du noumène).