Occuper un emploi nécessite d’être en suffisamment bonne santé pour travailler et exercer les tâches particulières liées à l’exercice du métier. Ainsi, les travailleurs en général, ou certaines catégories de travailleurs, ont tendance à avoir une meilleure santé que la population générale (incluant des travailleurs et des personnes non employées), ou que d’autres catégories de travailleurs dont le métier n’implique pas de pouvoir réaliser les mêmes tâches. Si ces catégories de sujets, qui peuvent avoir tendance à être en moins bonne santé, sont utilisées comme groupe de comparaison, l’effet des risques professionnels sur les évènements de santé étudiés peut être sous‐estimé [27, 28, 30, 193].
Des situations typiques dans lesquelles le biais du travailleur sain intervient sont des études de mortalité dans des cohortes industrielles, comparant la mortalité dans un groupe de travailleurs (exposés à certains risques) à la mortalité de la population générale, et observant, de façon inattendue, des taux de mortalité standardisés inférieurs à 1 [27, 193, 194]. Quand, comme dans ce cas, les associations observées sont négatives (alors qu’une association positive est attendue), la présence d’un biais du travailleur sain est suggérée. Dans certains cas, les associations observées peuvent être positives, mais sous‐estimées.
Le biais du travailleur sain a été décrit comme un biais de sélection (sélection des sujets suffisamment sains pour travailler et exercer un métier précis) [30, 195] ou comme un biais de confusion (des facteurs impliquent que la distribution des sujets dans les groupes comparés n’est pas comparable pour le risque de maladie) [27, 30, 193]. Le biais du travailleur sain est généralement décomposé en deux phénomènes distincts, correspondant à deux étapes de sélection des travailleurs en bonne santé. La première étape de sélection est appelée « sélection à l’embauche » (« hire effect ») : pour qu’un sujet commence un travail (soit embauché), il faut que le sujet lui‐même et son employeur estiment que sa santé est suffisamment bonne pour exercer une activité, et les tâches particulières à cette activité. Ainsi, les sujets en moins bonne santé entrent moins dans la population active, ou dans certains métiers. La deuxième étape de sélection est appelée « sélection en cours
d’emploi » (« survivor effect ») et intervient chez les travailleurs qui observent une détérioration de leur santé, liée ou non au fait de travailler ou aux conditions de travail [196]. Ces travailleurs peuvent avoir tendance à quitter leur emploi, c’est‐à‐dire devenir inactifs ou changer de métier, ou à modifier les conditions d’exercice de leur métier, par exemple en évitant d’exercer certaines tâches, ou en se protégeant de certaines expositions (usage de masque) [29, 31, 196]. Ainsi, les sujets en moins bonne santé quittent plus souvent la population active, certains métiers, ou évitent plus souvent certaines tâches. Le biais du travailleur sain a été décrit le plus souvent dans des études de mortalité conduites dans des cohortes professionnelles [27]. Il intervient de manière analogue dans les études de morbidité centrées sur la survenue d’un évènement. Par exemple, si la mesure de l’effet de l’exposition est un taux d’incidence standardisé, l’analogie peut‐être faite avec les situations où on s’intéresse à un taux de mortalité standardisé [29]. Mais dans les études de morbidité, l’intérêt peut être porté sur une
plus grande variété de types d’évènements de santé, avec notamment des paramètres de santé qui évoluent dans le temps [29]. Par ailleurs, le biais du travailleur sain peut intervenir en population générale ou dans des études cas‐témoins, et pas seulement en cohortes professionnelles. Dans la suite de ce chapitre, le biais du travailleur sain, et les méthodes qui ont été proposées pour le minimiser, seront présentés, d’une part dans le contexte des études de la survenue d’un évènement (par exemple la mortalité) dans des cohortes professionnelles, et d’autre part dans le contexte plus large des études de morbidité en général.
Etudes de la survenue d’un évènement en cohorte professionnelle
Dans la figure 3 [197, 198], des graphiques de causalité représentant des situations typiques de biais de travailleur sain sont présentés. Ces graphiques correspondent à des situations biais de sélection en cours d’emploi pouvant intervenir dans une étude de la survenue d’un évènement de santé en lienavec une certaine exposition, conduite dans une cohorte industrielle. Le biais du travailleur sain intervient via l’effet d’un état de santé non mesuré, qui influence à la fois le statut d’emploi (et donc le niveau d’exposition), et la survenue de l’évènement de santé étudié.
Dans le graphique (a) de la figure 3, U peut correspondre à un état de santé général, ou à certains facteurs de risque pour la survenue de l’évènement de santé d’intérêt (T) qui influenceraient également le statut d’emploi (par exemple, des conditions socio‐économiques). L’estimation de l'effet d’intérêt α (effet de l’exposition X sur la survenue de l’évènement de santé T) est biaisée, d’une part à cause de l’effet de l’exposition X(0) sur le statut d’emploi ultérieur W(1) (un tel effet peut arriver si des travailleurs plus exposés observent un déclin dans leur santé et quittent leur emploi) ; et d’autre part, à cause de l’effet de facteurs de confusion non mesurés U sur le statut d’emploi W(1).
Dans le graphique (b), l’exposition E influence l’état de santé non mesuré H, qui lui‐même influence l’exposition ultérieure (uniquement) via le temps d’inemploi L, et l’évènement de santé étudié D. On peut imaginer que H représente des symptômes de la maladie intervenant avant la survenue de l’évènement (par exemple mortalité), ou alors un état de santé général, mais qui serait influencé par l’exposition, et qui serait en cause dans l’évènement étudié D.
Bien que les deux graphiques de la figure 3 représentent des hypothèses proches sur la façon dont intervient le biais du travailleur sain, des différences peuvent être notées : dans le graphique (a), il
est supposé que l’état de santé général U, non lié à l’exposition professionnelle, influence le statut d’emploi. Dans le graphique (b), seules les modifications de l’état de santé causées par l’exposition professionnelle sont considérées (H). Par ailleurs, dans le graphique (a), une flèche directe est représentée entre l’exposition X et le statut d’emploi W, alors qu’on peut imaginer que l’exposition influence le statut d’emploi via une modification de l’état de santé, comme cela est représenté par H dans le graphique (b). (a) (b)
Figure 3. Graphiques représentant des situations possibles de « healthy worker survivor effect » dans des études de cohorte de travailleurs. (a) reproduit de de Naimi et al. [197] et (b) reproduit de Chevrier et al. [198].
(a) X représente une exposition professionnelle variant dans le temps (X(0) et X(1)). W(1) représente le statut d’emploi (employé ou non) au temps 1. T représente la survenue de l’évènement de santé d’intérêt. U représente un (ou des) facteur(s) de confusion non mesuré(s) influençant à la fois le statut d’emploi, et la survenue de l’évènement de santé étudié.
(b) E représente une exposition professionnelle variant dans le temps (E0, E1, E2). L représente le temps
d’inactivité (aux temps 1 et 2). H représente un état de santé, non mesuré. D représente la survenue de l’évènement de santé d’intérêt.
L’ampleur du biais du travailleur sain dans ce type d’étude peut varier en fonction du type de maladie ou d’évènement étudié. En effet, le statut d’emploi peut être influencé si une dégradation de l’état de santé intervient avant la survenue de l’évènement (par exemple la mortalité), et chez des sujets encore en âge de travailler [28, 30, 194]. Ainsi, il a par exemple été noté que le biais du travailleur sain pourrait être plus important pour la mortalité « toutes causes » que pour la mortalité liée au cancer [28, 30, 196]. Dans une méta‐analyse d’études de mortalité, Chen et al. [194] ont observé un biais du travailleur sain plus important pour la mortalité liée à des accidents ou à des maladies respiratoires. L’ampleur du biais du travailleur sain pourrait dépendre d’autres facteurs comme le type d’exposition ou d’industrie étudié, le genre, et des facteurs sociodémographiques. Le biais du travailleur sain serait par exemple plus important dans l’industrie chimique [194], ou pour les métiers exigeants physiquement [30]. Des études ont suggéré qu’un biais du travailleur sain serait plus souvent observé chez les femmes [28] ; une étude de mortalité a montré une sélection à l’embauche plus importante chez les hommes, et une sélection en cours d’emploi plus importante chez les femmes [199]. Le biais du travailleur sain pourrait par ailleurs être plus marqué dans les catégories sociales les plus favorisées [28, 194].
De manière générale, le biais du travailleur sain est considéré comme un problème difficile à prendre en compte, et peu de méthodes ont été proposées pour le contrôler [194, 196]. Le choix d’un groupe de comparaison adéquat permet dans certains cas de limiter le biais : par exemple, au lieu d’utiliser la population générale, incluant les inactifs, comme groupe de référence, le choix d’un groupe de travailleurs non exposés à certains facteurs risques peut être préféré [196]. Cependant, des sujets en moins bonne santé peuvent éviter certaines expositions sans pour autant être inactifs, par le choix de métiers « à faible risque » pour la santé, ou l’évitement de certaines expositions au sein d’un métier. Si ce type de phénomène intervient, les sujets en moins bonne santé peuvent également être surreprésentés dans des métiers à « faible risque » pour la santé utilisés comme référence [28, 193]. Pour limiter le biais du travailleur sain, il a également été proposé de stratifier les analyses selon la durée d’emploi pour rendre les groupes plus comparables [27, 196], ou de prendre en compte l’exposition avec un décalage dans le temps (exposition passée) [196]. La capacité réelle de ces approches à contrôler correctement le biais du travailleur sain est discutée [193]. Ces méthodes peuvent par ailleurs rendre les résultats difficiles à généraliser, et ne pas être adaptées à tous les types d’évènement de santé étudiés (par exemple, étudier l’effet d’une exposition passée implique
l’existence d’un temps de latence avant la survenue de la maladie) [193]. La stratification ou l’ajustement des analyses sur le statut d’emploi ont aussi été proposés comme méthode pour réduire le biais lié à la sélection en cours d’emploi. Robins [200] a montré que dans les situations où le biais du travailleur sain est lié à l’évitement d’une exposition particulière, comme dans les exemples présentés dans la figure 3, la stratification ou l’ajustement sur le statut d’emploi produisent des résultats biaisés. Dans les graphiques de la figure 3, la raison de santé influençant le statut d’emploi (U et H respectivement dans 3(a) et 3(b)) n’est pas mesurée, et le statut d’emploi connu (W et L respectivement dans 3(a) et 3(b)) peut être vu comme un « substitut » de l’état de santé non mesuré. Le biais du travailleur sain ne peut pas être pris en compte par un simple ajustement sur le statut d’emploi (ou le temps d’inemploi), qui est à la fois un facteur de confusion et une variable intermédiaire dans la relation entre l’exposition et la maladie [197, 198, 201]. Ces graphiques correspondent à des situations de confusion dépendant du temps, qui nécessitent l’utilisation de méthodes analytiques particulières (voir chapitre suivant) [193, 197, 200, 201]. La « G‐estimation » est une de ces méthodes, et a été utilisée récemment pour la première fois pour contrôler le biais du travailleur sain (sélection en cours d’emploi) dans une étude de la mortalité par cancers chez des travailleurs de l’industrie automobile exposés aux huiles de coupe [198].
De manière générale, la littérature concernant les méthodes appropriées pour contrôler le biais du travailleur sain se limite aux études de la survenue d’un évènement de santé dans des cohortes professionnelles [193, 197, 198, 201], et ne prend en compte que le biais du travailleur sain lié à la moins bonne santé des personnes inactives, mais pas une possible sélection préférentielle des métiers à faible risque par des personnes en moins bonne santé [28, 29]. Ce type de biais peut intervenir dans des études en cohorte industrielle utilisant des groupes de référence internes (travailleurs non exposés), comme en population non industrielle (études cas‐témoin ou en population générale) dans des études comparant différents groupes de travailleurs [28, 29, 193].