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VIE ET CRÉATION LITTÉRAIRE DE LEÏLA MAROUANE

LEÏLA MAROUANE : LA PLUS REBELLE DES ÉCRIVAINES ALGÉRIENNES1

Leïla Marouane, de son vrai nom Leyla Zineb Mechentel, est née en 1960 à Djerba, en Tunisie, où ses parents, combattants dans la guerre d’Algérie, se cachaient de-vant l’armée française. Elle a passé deux premières années de sa vie d’abord en Europe du Sud (Italie, Espagne), ensuite au Maroc, pour arriver enfin en 1962 à la patrie de ses parents, devenue un pays indépendant.

La famille s’installe à Biskra où son père, membre du Parti communiste fran-çais et haut fonctionnaire de l’État à l’avènement de l’indépendance, est en mis-sion. Sa mère, fille et petite-fille de propriétaires terriens, qui a pris le maquis à l’âge de seize ans, ce qui lui a valu, comme le relate Leïla elle-même, le surnom de « la Jeanne d’Arc des djebels » (Yacine, 2009 : s.p.), qui a toujours cru à l’indé-pendance de l’Algérie, met au monde dix enfants, fière de repeupler son pays.

À l’âge de quatre ans, la petite Leyla va à l’école française et, six ans plus tard, elle devient pensionnaire au lycée Hassiba Ben Bouali, à Alger, l’un des plus prestigieux de la capitale. Très tôt, elle plonge dans le monde imaginaire des livres que son père, homme de lettres et grand érudit, possédait dans sa biblio-thèque : depuis les classiques comme Corneille, Racine, Lafontaine, Stevenson, par les «  policiers  » comme Hadley Chase, jusqu’à Sartre, l’univers littéraire la fascine et l’envoûte. Ne se limitant pas seulement à lire, elle se met à écrire des poèmes et des contes que ses professeurs, remarquant vite son talent, lui

1 La biographie de Leïla Marouane esquissée à partir des interviews accordées à des journaux algériens (voir : Yacine, 2007 ; Yacine, 2009), des articles de presse consacrés à l’auteure (voir : Mokhtari, 2011) et des études universitaires (voir : Charpentier, 2013 : 264–267 ; Longou, 2009 : 155–158 ; El Nossery, 2012 : 137–138).

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proposent de publier, ce qu’elle refuse de peur de décevoir ses parents. Depuis l’enfance, elle considère la langue française comme sienne, étant en même temps victime d’une arabisation malmenée (Yacine, 2007 : s.p.), qui lui fait même re-doubler une classe.

Après le bac, elle commence les études de médecine qu’elle interrompt à peine commencées pour s’inscrire à la Faculté des lettres à l’université d’Alger. En 1984, elle devient journaliste pour El-Amel, un mensuel lancé par le ministère de la Jeu-nesse et des Sports, qui sera une année plus tard saisi par la police, puis interdit par l’État. La situation des journalistes devient de plus en plus grave. Mechentel commence à travailler pour le jeune quotidien du soir Horizons, d’abord comme correctrice, puis de nouveau comme journaliste. Souvent censurée, elle s’attaque cependant à des sujets tabous, comme la situation des mères célibataires et des enfants abandonnés. Issue des parents militants, elle amorce ainsi son combat contre les interdits de la société algérienne, n’épargnant personne. Ses textes ne lui apportent pas une bonne renommée, surtout dès l’avènement du multi-partisme, avec la Constitution de février 1989, et la légalisation des islamistes, quand elle se fait remarquer par une série d’articles mordants mettant à nu la corruption des gens au pouvoir, formulant son objection contre les interdits de la société algérienne d’alors. En 1989, ses chroniques suscitent la colère des lec-teurs. Elle reçoit moult lettres de menace et d’injures, qu’elle ne prend pas au sérieux, jusqu’au jour où trois hommes l’attaquent à l’arme blanche, la blessant grièvement, et la laissent pour morte, en sang, sur un trottoir de Bou Ismaïl, com-mune située sur le littoral à 45 km à l’ouest d’Alger, qui a été nommé plus tard

« Triangle de la mort ». Après cette agression, elle se réfugie à Alger, profitant de la gentillesse de ses amis.

En 1990, des résignations d’un grand nombre de journalistes poussent Leyla à quitter son journal, de même que son pays, et à s’installer en Europe. Décidée d’y attendre à ce que la situation en Algérie s’améliore, elle se réfugie chez des amis à Paris où elle passe un stage au quotidien Le Monde. Elle retourne quelques mois plus tard à Alger, mais quand sa mère apprend son projet de retour définitif en Algérie, elle la supplie de ne pas le faire. Finalement, Leyla se laisse convaincre et retourne à Paris où elle gagne toujours sa vie grâce à sa plume en publiant dans le journal Politis et dans la presse germanophone (Mokhtari, 2011 : s.p.).

Un an plus tard, sa mère meurt de mélancolie à 49 ans, seule à l’hôpital, car personne n’a voulu informer sa famille de son agonie. Leyla est incapable de venir à temps pour les obsèques et elle s’en veut pendant longtemps d’avoir négligé ce devoir de fille. La mort précoce de sa mère provoque étrangement chez elle une envie de publier. Après cet événement, elle se met donc à écrire ce qui aboutira à  La Fille de la Casbah, son premier roman publié, pour des raisons de sécuri-té, sous pseudonyme. Ainsi naît Leïla Marouane. Depuis lors, elle se consacre

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entièrement à l’écriture romanesque et vit de ses livres, appréciés de plus en plus dans toute l’Europe, mais n’est présente qu’officieusement dans son pays d’origine.

L’exil qui n’aurait dû être que temporel lui a permis de s’exprimer à travers ses romans. Censurée dans son pays, provoquant la colère et la honte, elle a trouvé le refuge en France. Depuis 1994, elle est naturalisée française, mais se considère plutôt « citoyenne du monde » (Yacine, 2007 : s.p.). Après vingt ans d’exil, elle accepte l’invitation de son père malade, que pendant toutes ces années elle ne rencontrait qu’en Tunisie, et revient à son pays natal (Yacine, 2013 : s.p.). Depuis ce premier retour en avril 2013, elle séjourne alternativement en Algérie et en France. Néanmoins, ses œuvres témoignent pour la plupart de la réalité bien al-gérienne, décrite souvent d’une façon crue et sans détour.

Les romans de Marouane peuvent être classés dans le courant que l’on ap-pelle écriture de l’urgence. Cette notion, lancée par les romanciers eux-mêmes, no-tamment par Assia Djebar et Rachid Boudjedra (Boualit, 1999 : 35), se réfère à la nécessité ressentie par les intellectuels et les écrivains, de rendre compte de l’actualité tragique du pays ravagé par la guerre civile, nécessité qui découle du sentiment du devoir « d’assister la patrie en danger, de témoigner sur un moment tragique de l’Histoire du pays », et de l’ « engagement face à la patrie et ses déchi-rements » (Bendjelid, 2014 : s.p., voir aussi : Bendjelid, 2017).

Bien qu’elle soit « une représentante ‘typique’ de la nouvelle génération des auteurs algériens qui, depuis les années quatre-vingt-dix, vivent et publient en France » (Mertz-Baumgartner, 2009 : 207), elle s’en démarque par un style provocateur, impudique. Saluée par la presse comme « la plus rebelle des écri-vaines algériennes » (El Nossery, 2012 : 138), féministe et activiste, elle se bat pour les droits des femmes dont la situation en Algérie n’est pas facile, notam-ment à cause du code de la famille dont les lois sont toujours hostiles à la femme.

Son engagement a d’ailleurs commencé déjà dans son pays natal où, à partir des années quatre-vingt, elle a milité au sein du Mouvement de revendication des droits civils pour les femmes en Algérie (Charpentier, 2013 : 264). La roman-cière, qui se définit elle-même comme « une femme sans chaînes et sans maître » (Yacine, 2007  : s.p.) et qui qualifie son écriture de «  littérature de combat  » (El Nossery, 2012  : 138), persiste dans sa décision de refuser «  toute compro-mission avec les autorités tant que le code de la famille demeure en vigueur » (Yacine, 2009 : s.p.)2. Dans ses œuvres, elle privilégie le sujet de la condition fé-minine dans une Algérie postcoloniale, en mettant l’accent sur le sort des femmes

2 Cela malgré le fait que son pays natal et sa famille qui y est restée lui manquent, ce qu’elle avoue lors d’une interview : « j’ai des envies presque irrépressibles de bled. Retrouver Alger, mes proches, leurs enfants que je ne connais pas, la tombe de ma mère et de Faddia, une de mes meilleures amies disparue en 1993, les brochettes de Staouéli… » (Yacine, 2007 : s.p.).

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victimes de la violence (sort passé sous silence par l’histoire officielle), ainsi que sur la place de la femme au sein de la société et de la famille, souvent tributaire des lois religieuses et traditions ancestrales. Au centre de ses romans, elle place les femmes fortes et hors du commun, qui se rebellent contre l’ordre établi et la vision rétrograde de la féminité (comme Hadda dans La Fille de la Casbah, Mlle Kosra dans Le Châtiment des hypocrites ou Djamila dans La Jeune Fille et la Mère).

De cette façon l’auteure règle ses comptes en utilisant comme arme des mots, sou-vent tranchants et crus.