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LITTÉRATURE, FEMME ET CORPS AU MAGHREB

APPROCHES THÉORIQUES DE LA CRÉATION LITTÉRAIRE DES FEMMES

On peut se demander s’il existe une écriture spécifiquement féminine, s’il existe des caractéristiques propres à la création des femmes et si, de ce fait, on peut parler du sexe de la littérature. Compte tenu de ces questions, nous aimerions apporter des précisions concernant l’écriture au féminin. Tout d’abord nous constatons le chaos terminologique autour de la création des femmes : littérature féminine, écriture féminine, écriture au féminin, écriture des femmes, toutes ces notions sont-elles équivalentes et renvoient-elles à la même réalité ? Pour y ré-pondre, il faut systématiser la terminologie, rendre compte des théories qui se concentrent sur ce phénomène et de là brosser nos propres définitions des termes correspondants.

French Feminism1 et écriture féminine

Les femmes écrivent depuis toujours. Et pourtant, pendant des siècles, leur création était considérée comme subalterne du fait que c’était les hommes qui

1 En utilisant l’appellation « French Feminism », nous sommes tout à fait consciente de son ambigüité : il n’y a pas une école officielle appelée ainsi, mais une construction théorique créée dans les pays anglo-saxons à partir des interprétations de divers textes écrits par des penseuses françaises. De même, la théorie de l’écriture

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décidaient des règles régissant le champ littéraire et qui ont institutionnalisé la différence comme infériorité (Slama, 1981 : 53). Avec les changements sociaux qui accompagnent les événements du mai 1968, le débat autour de la spécificité de la production féminine éclate, à la suite des propos des théoriciennes comme Hélène Cixous, Luce Irigaray ou Julia Kristeva2. Comme remarque Béatrice Slama (1981 : 70) en 1981, « [d]es hommes hier ont institué au nom de la diffé-rence une “spécificité féminine” pour marginaliser les femmes dans la littérature.

Aujourd’hui, des femmes font de cette spécificité un étendard et de la différence une supériorité ».

Tout d’abord, il convient de souligner qu’il ne s’agit nullement d’une école littéraire ou d’une voix uniforme, mais d’une polyphonie, d’un débat ou d’une

« mosaïque » d’idées sur l’écriture, le texte, la langue (Kłosińska, 2010 : 407).

Un des postulats dans ce débat est de ne pas définir l’écriture féminine3 à cause de son caractère débridé, désinvolte, son aptitude à outrepasser les frontières, qui rendent sa théorisation si difficile. Les théoriciennes préfèrent encourager la pra-tique en refusant à la fois de dépeindre le cadre théorique trop rigide, associé à la perspective masculine. De même, en présentant leurs conceptions de l’écriture féminine, elles la pratiquent et fournissent des exemples de ce nouveau type de création (Kłosińska, 2010 : 406).

Malgré le manque d’une théorie cohérente, il est possible de tracerune es-quisse des tendances stylistiques et des sujets privilégiés, comme  : maternité, femme hystérique, femme folle, femme mélancolique. Ce qui unit ces diverses voix, c’est la mise en valeur de la différence entre l’écriture des hommes et celle des femmes : « la revendication de la spécificité de la parole ou de l’écriture fé-minine ; la valorisation du corps et de l’inconscience ; le rejet des mythes forgés par la littérature masculine et la recherche d’une image littéraire plus véritable de la femme ; la découverte de la relation préœdipale de l’enfant avec le corps de la mère »4 (Kłosińska, 2010 : 407–408).

De l’ambiance du débat de cette époque témoignent les attitudes disparates et même parfois contradictoires des intellectuelles. Julia Kristeva se distancie de cette notion et y préfère l’appellation « écriture des femmes » ou « écriture » tout court, en montrant une réticence à l’égard de la sexualisation des produits de la culture ; Marguerite Duras, tout au contraire, est persuadée que ce ne sont que

féminine, conçue comme un concept cohérent et formulée explicitement n’existe pas, mais elle a été restituée par les auteures américaines à partir des textes dispersés de Cixous, Irigaray et Kristeva. Voir : Delphy, 1995.

2 Parmi les textes les plus importants pour cette question, il faut noter Le corps lesbien (1973) de Monique Wittig, La Jeune née écrite par Cixous et Catherine Clément, ainsi que « Le rire de la Méduse » de Cixous et Ce sexe qui n’en est pas un (1977) de Luce Irigaray.

3 Cette conception se base entre autres sur la théorie de l’écriture établie par Derrida, Barthes et Kristeva.

4 „rewindykacja swoistości wypowiedzi lub pisania kobiecego; waloryzacja ciała i nieświadomości; odrzuce-nie mitów wypracowanych przez literaturę męską i poszukiwaodrzuce-nie bardziej prawdziwego, literackiego obrazu kobiety; odkrycie preedypalnego związku dziecka z ciałem matki” (trad. M.M.).

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les femmes qui écrivent ; Luce Irigaray, à son tour, postule de trouver le « par-ler-femme », un idiolecte féminin lié à la corporéité féminine, y compris au corps de la mère qui a été expulsé. Ce que l’on définit comme écriture féminine n’est au fond décrit de manière plus détaillée que par Hélène Cixous. Elle attire l’at-tention sur la couche linguistique, phonétique de la langue en parlant de son

« oralisation » perceptible dans « le chant, la première musique, celle de la pre-mière voix d’amour » (Cixous, 1975 : 44) qui renvoie à la relation avec la mère, ce qui est exprimé par la métaphore de « l’encre blanche » (Cixous, 1975 : 44) avec laquelle écrirait la femme. Chez cette théoricienne, il ne s’agit pas d’écrire sur le corps, mais par le corps (Cixous, 1975 : 48), ce qui signifie une individua-lisation et un emplacement en dehors des modèles discursifs en vigueur, car la langue, telle qu’elle est apprise et utilisée jusqu’alors est une langue des hommes,

« gouverné[e] par le phallus » (Cixous, 1975 : 43)5 et c’est pour cela que la femme doit inventer un nouveau langage. Elle souligne également que la femme « est bisexuelle », où la bisexualité est comprise comme une ouverture à l’autre en dedans de soi, une capacité à sortir vers l’autre différent, « une subjectivité ou-verte » que Merete Stistrup Jensen (2000) appelle « dépropriation » ou encore

« dépersonnalisation ».

Les voix de cette mosaïque théorique convergent pour ce qui est du rôle contestataire attribué à l’écriture féminine : « l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures sociales et culturelles  » (Cixous, 1975 : 42). Ainsi, l’écriture commence à être perçue comme un espace de changement et un acte révolutionnaire. Par là, elle acquiert un trait libéra-teur au sens large, libéralibéra-teur non seulement pour les femmes, mais pour les humains,  d’où viendrait son caractère politique et subversif  : «  l’écriture des femmes […] est politique » (Slama, 1981 : 67) et elle est « écriture de la subver-sion » (Slama, 1981 : 59).

La théorie de l’écriture féminine, telle que la sollicitent Cixous et les autres, constitue un projet pour l’avenir. La théoricienne remarque que très peu de textes déjà écrits remplissent les conditions requises pour être nommés l’écriture féminine : il s’agit exclusivement de Colette, Marguerite Duras et Jean Genet6 (Cixous, 1975 : 42). Cela montre déjà que cette conception peut être difficilement applicable en pratique, il serait donc d’autant plus intéressant d’étudier quel est l’état de fait quarante ans après le lancement du défi par Cixous. Depuis, le

5 Selon Krystyna Kłosińska (2004 : 225), les théoriciennes de l’écriture féminine voyaient dans la langue of-ficielle « la prison des femmes » et « une sorte d’allégorie de tout un système fallogocentrique » („Język oficjalny zostaje rozpoznany jako więzienie kobiet. I ten język staje się swoistą alegorią całego fallogocentrycznego sys-temu” [trad. M.M.]).

6 Ce qui peut étonner c’est que pour cette première théoricienne de l’écriture féminine, ce type de création n’était pas exclusivement réservé aux femmes. Nous développerons cette question à la fin du présent chapitre.

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concept a vu plusieurs reprises et continuations dont nous voudrions rendre compte ci-dessous.

Écriture-femme et autres théories

Outre les œuvres des théoriciennes mentionnées présentant leur approche de l’écriture féminine, plusieurs autres travaux théoriques sur la question sont ap-parus. Un des plus importants du fait de sa notoriété est celui de Béatrice Didier (1981) L’écriture-femme où elle expose sa conception. Tout d’abord, l’auteure attire notre attention sur les circonstances de l’écriture des femmes liées à leur situa-tion sociale. Le désir d’écrire, que la chercheuse compare au désir d’enfanter, est minimisé par la société, car jugé superflu et, par la suite, soumis à des tentatives d’étouffement. La société déprécie cette littérature, doute des capacités créatrices des femmes et guette des traces de l’autobiographie dans leurs écrits. À la mé-fiance des concitoyens s’ajoute la réserve des éditeurs rendant difficile la publica-tion des textes. Il faut aussi signaler des problèmes purement logistiques que la femme doit affronter : elle n’a souvent ni où ni quand écrire, et c’est pour cela que Didier appelle son écriture « cachée, occultée » ou « écriture de nuit » (Didier, 1981 : 16). Tous ces facteurs contribuent à ce que l’écriture de la femme soit consi-dérée comme marginale.

Cependant, Didier se penche aussi (ou surtout) sur ce qui distingue l’écriture des femmes de l’écriture des hommes et elle retrouve dans la création féminine des points fixes tant dans les formes que dans les thématiques abordées. D’abord, les genres littéraires pour lesquels les femmes écrivains optent le plus souvent sont

« incontestablement ceux du ‘je’ : poésie, lettre, journal intime, roman » (Didier, 1981 : 19), et les catégories esthétiques privilégiées : « le poétique, le merveilleux, le ‘noir’ » (Didier, 1981 : 20). En ce qui concerne les sujets de prédilection, la cher-cheuse énumère surtout l’enfance et la relation mère–fille. Outre ces constantes, il y a encore quelques aspects distinctifs de l’écriture-femme, comme : oralitude, prolixité qui détermine la prosodie du texte, et la présence du corps, qui sont similaires aux caractéristiques du féminin sollicitées par Cixous.

Parmi d’autres conceptions, nous voudrions mentionner l’approche d’une chercheuse québécoise, France Théoret. Elle oppose la littérature féminine et l’écriture au féminin :

Nous avons appelé littérature féminine les œuvres littéraires qui ne remettent pas en ques-tion, dans le langage, les stéréotypes féminins. L’écriture au féminin proprement dite propose l’émergence du sujet féminin dans un langage conscient du fait que la langue patriarcale rend souvent invisible le féminin (Théoret, 1987  : 143–144  [c’est nous qui soulignons]).

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Sa définition de la littérature féminine comme celle qui ne fait que perpétuer l’ordre établi, plus précisément le patriarcat, est très proche de celle de Cixous (1975 : 42).

Francine Bordeleau, en faisant le point sur les approches canadiennes de l’écriture au féminin7, surtout celles de France Théoret, Nicole Brossard, Louise Dupré, Suzanne Lamy et Louky Bersianik, remarque quelques spécificités de cette écriture et constate qu’elle privilégie le fragment, l’hybridité des formes et des genres, qu’elle favorise le parler du corps et de la sexualité, et elle accorde plus d’attention à des thèmes tels que l’absence d’amour, la quête identitaire et le rapport au corps. Les théoriciennes mentionnées mettent aussi l’accent sur la nécessité de déconstruire le langage en tant qu’outil d’oppression et insistent sur l’importance du rapport avec l’autre, surtout l’autre féminin, y compris la mère (Bordeleau, 1998). À son tour, Lori Saint-Martin remarque que les écrits fémi-nins s’approchent du vécu quotidien des femmes et instituent un lien entre la fiction et l’expérience réelle de la vie. Elle souligne aussi l’esprit combatif de cer-tains exemples de l’écriture au féminin et exprime la confiance en la force révolu-tionnaire de cette écriture et à ce qu’elle puisse changer le monde (Saint-Martin, 1997 : 44).

Ces théories sont souvent semblables et se complètent mutuellement, ce qui nous permet de procéder à la formulation des définitions des phénomènes litté-raires mentionnés à la base des approches dont nous avons rendu compte.

Tentative de systématisation

Nous avons donc vu plusieurs notions renvoyant à des réalités parfois distinctes, parfois équivalentes. Essayons à présent de les systématiser de façon explicite : - parole des femmes – engloberait toute production signée du nom de femme ; - littérature féminine – ferait partie de ce patrimoine littéraire mondial qui, écrit

par des femmes, n’interroge ni ne remet en question les rapports de force, de même qu’il n’exprime aucune revendication d’ordre féministe8 ;

- écriture féminine / écriture au féminin / écriture des femmes – serait le contrepoids à l’écriture des hommes, un lieu d’expression de soi propre à la femme, ain-si que le lieu de déconstruction des normes patriarcales et de démasquage

7 Il est intéressant de noter que la tradition française privilégie l’appellation l’écriture féminine pendant qu’au Canada on parle plutôt de l’écriture au féminin.

8 Ce serait la création comme celle décrite par Cixous (1976 : 12) dans « Le sexe ou la tête ? » : « Les femmes qui écrivent, pour la plupart, jusqu’à maintenant, ne considéraient pas qu’elles écrivaient en tant que femmes, mais qu’elles écrivaient en tant qu’écriture. […] La plupart des femmes sont comme ça : elles font l’écriture de l’autre, c’est-à-dire de l’homme, et dans la naïveté, elles le déclarent et le maintiennent, et elles font en effet une écriture qui est masculine ».

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de la domination masculine. Elle se situerait à l’extérieur de l’ordre phal-locentrique,tout comme d’autres écrits marginaux (le centre étant compris comme univers de l’homme blanc hétérosexuel).

De cette façon, la catégorie parole des femmes serait la plus vaste et pourrait englober les deux autres. Cependant, comme l’ont remarqué certaines des théo-riciennes déjà mentionnées, l’écriture féminine ne doit pas forcément être une pro-duction de femme et les exemples de Jean Genet (Cixous, 1975 : 42), Marcel Proust (Didier, 1981), Antonin Artaud ou Stéphane Mallarmé (Lafontaine, Lorent, 1978 : 155) le confirment. Dans le cadre de la littérature maghrébine, qui nous intéresse particulièrement, nous trouvons aussi des cas des écrivains hommes dans la production desquels il y a des traces du féminin, notamment Tahar Ben Jelloun et Rachid Boudjedra dont les romans progressent vers « l’assomption du féminin » (Bonn, Khadda, 1996 : 19).

Nous allons tout de même nous restreindre à la prise de la parole par les femmes maghrébines. Il ne faut pas oublier qu’à leur condition de femmes s’ajoute celle de colonisées qui les cantonne encore plus dans la marge et, de ce fait, leur combat s’avère double. Nous allons donc suivre l’évolution du champ littéraire au féminin dans les trois pays du Maghreb, y compris son émergence dans les années cinquante et la floraison des textes vers la fin du XXe et le début du XXIe siècle.

PANORAMA DE L’ÉCRITURE DES FEMMES D’EXPRESSION