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CHAPITRE 6 – L’ADAPTATION DU DROIT INTERNATIONAL PAR LES

4. La vernacularisation et la traduction des droits humains

Tel que mentionné précédemment, les perceptions dictent implicitement les modes de transition des normes internationales vers un contexte local. Le processus d’appropriation et d’adoption locales d’idées et de stratégies appartenant à la sphère internationale est appelé la vernacularisation482. « Translation is the process of adjusting the rhetoric and structure of [the] programs or interventions to local circumstances. »483 C’est la capacité d’articuler des droits et de les traduire par un vocabulaire particulier. C’est une façon de s’exprimer. CHEI, par le moyen de la vernacularisation, utilise les droits humains comme une valeur ajoutée aux stratégies et aux concepts déjà présents dans la structure organisationnelle et programmatique484. Dans ce cadre, les conseillères jouent un rôle important. Levitt et Merry parlent des « vernacularizers », c’est-à-dire les personnes au centre de la démarche d’adaptation qui conversent et qui permettent l’échange entre les ordres normatifs485. Ces personnes se font circuler les idées entre ces ordres. Elles sont, en quelque sorte, les acteurs créant des zones de contact. Ces personnes adoptent les concepts appartenant théoriquement au droit international pour les transférer aux personnes rattachées, entre autres, au droit vivant. C’est un processus largement inconscient. Chaque employé traduit à sa façon des concepts, des schémas d’idées, des compréhensions, des significations, etc. Les interprétations diffèrent. « [People] are using different languages to talk about the PWDVA »486. Ainsi, les idées contenues dans le droit international des droits humains et dans la PWDVA sont formulées et reformulées de diverses manières dans un processus de négociation entre les différents

482 Levitt et Merry, supra note 472, à la p. 441.

483 Merry, Human Rights and Gender Violence, supra note 10, à la p. 135. 484 Merry et al., Law from Below, supra note 26, à la p. 108.

485 Levitt et Merry, supra note 472, à la p. 449.

acteurs487. Les droits humains sont donc traduits dans un langage symbolique à la portée de la population ciblée. « My understanding is that human rights law can be adapted to any situation. »488 À titre d’exemple, les répondants ont peu utilisé les notions de « droits humains » ou de « droits des femmes ». Cette mention était encore moins fréquente dans les interactions directes avec les victimes dans les séances de counseling489. Les documents internationaux, tels que la CEDEF, étaient encore moins cités. En conséquence, les explications relatives aux droits des femmes reposent sur des cas pratiques de l’ONG. Il y a tout de même intégration, dans les interventions, des valeurs appartenant au système des droits humains. « You have the right to say no and not the right to violence […] We need to make them aware that their body is theirs and only them have full rights over it. »490

4.2 La considération des réalités socioculturelles des victimes dans la traduction des droits humains

La vernacularisation est un processus dynamique en constant changement. Ainsi, l’ONG détermine le cadre propice à la traduction des normes de droits des femmes, dans lequel les idées et les concepts sont flexibles et adaptés à la situation particulière des femmes usagères.

Frames are not themselves ideas, but ways of packaging and presenting ideas that generate shared beliefs, motivate collective action, and define appropriate strategies of action. Frames affect how women’s problems are defined and understood how causes of problems and their solutions are theorized and which perspectives are rejected completely.491

En transposant cette analyse à l’étude de cas, la première tâche de la conseillère est d’écouter et de comprendre le problème. Les interventions doivent prendre en considération les ordres sociaux et culturels, puisque les usagères situent la violence selon les comportements et les pratiques de la société à laquelle elles appartiennent. Il y a alors utilisation continue de

487 G. Solanki. Adjudication in Religious Family Laws : Cultural Accommodation, Legal Pluralism, and Gender

Equality in India, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, à la p. 66.

488 Entrevue Pooja, avocate et travailleuse sociale, 10 avril 2013. 489 Entrevue Pooja, avocate et travailleuse sociale, 10 avril 2013. 490 Entrevue Pooja, avocate et travailleuse sociale, 10 avril 2013. 491 Levitt et Merry, supra note 472, à la p. 453.

l’introspection et du dialogue492. Selon le contexte, l’étape suivante porte sur l’explication des droits et des mécanismes au regard de la violence domestique. Chaque élément doit être considéré pour analyser la situation. Est-elle mariée? A-t-elle des enfants? Vit-elle avec sa belle-famille? A-t-elle un revenu? Le plus grand défi est alors que la survivante prenne conscience de ses droits. « To tell someone that she can be free from violence, for them, it is a concept, in first, they think it is an ideal concept. »493 Le contact établi avec ces droits peut modifier la perception de la victime quant aux normes régissant les relations de genre. Par le développement d’une conscience juridique, elle peut définir tout autrement son propre statut à l’intérieur d’un ordre social et culturel. Dans ce contexte, la conseillère doit donc connaître la situation de l’usagère pour « jongler » avec les lois et les mécanismes disponibles. Un lien étroit est établi entre le processus de traduction et les statuts des femmes victimes.

Dans ces circonstances, le défi est de présenter les droits humains pour qu’ils soient acceptés par un groupe ciblé. Ils doivent paraître pertinents dans la vie quotidienne des victimes. Les termes doivent donc être simples et adaptés. Plusieurs répondants soulignent que lors des séances de counseling, il est important de vulgariser et d’illustrer les droits de manière concrète et pratique. Les droits généraux, soit ceux consacrés dans les droits humains et les droits fondamentaux constitutionnalisés, sont trop flous. Les usagères n’ont peut-être pas la connaissance juridique nécessaire pour les appliquer à leur situation réelle. La vernacularisation devient donc essentielle pour illustrer les droits humains. Les travailleuses sociales doivent également cerner les ressources disponibles pour répondre adéquatement au cas précis494. Dans ce contexte, les normes internationales s’ajoutent aux services et aux valeurs déjà existants. Elles ne les remplacent pas. Elles sont des options possibles lorsque le droit national et le droit vivant présentent certaines lacunes en matière de protection des femmes contre la violence domestique. Conséquemment, les normes de droits humains appropriées par CHEI peuvent s’allier à des idéaux déjà développés pour créer un nouvel assemblage495. Ainsi, les caractéristiques d’une situation typique de violence sont agencées

492 Entrevue Niharika, coordonnatrice de programme, 10 avril 2013. 493 Entrevue Gopi, travailleuse sociale, 5 avril 2013.

494 « I’m just being realist about the choices available to people. » Entrevue Mohini, professeure et avocate, 24

avril 2013.

aux idéaux de droits humains, qui gardent, jusqu’à une certaine limite, leur formulation originale496. À titre d’exemple, le droit à la dignité est explicitement articulé sous l’absence d’un droit de l’homme de battre sa femme, sous le droit de ne pas subir des menaces liées à la dot, etc. « When ideas are appropriated in the process of vernacularisation, they are layered over other sets of ideas about the positions of women, the nature of mariage, women’s access to work and education, and women’s responsibilities in community and public life. »497

Les droits humains sont restructurés et reconfigurés pour répondre aux objectifs poursuivis de changement social. Certains éléments du droit international des droits humains sont délaissés au profit du besoin d’adaptation et de la quête d’amélioration des conditions des femmes indiennes. À titre d’exemple, l’ONG met beaucoup plus l’accent sur les considérations familiales entourant la situation de la personne victime de violence domestique plutôt que de parler seulement des droits individuels. Les idéaux doivent s’intégrer aux réalités sociales existantes quant au genre et à la famille. Par ce processus, l’ONG traduit des normes par l’entremise d’interlocuteurs multiples. Puisque la population ciblée est peu éduquée en matière de droit, les travailleuses sociales délaissent le langage juridique et le traduisent en vulgarisant de manière adaptée. En s’intégrant dans la dynamique interactive des ordres normatifs, CHEI participe au processus de production normative. Il influe, par exemple, sur la mise en œuvre du système juridique national en tant système semi-autonome.