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Section 2. Les cultures des jeunes dans le monde glocalisé : Études sociologiques sur les

2.2. La tribalisation / le groupement des jeunes

Dans ce corpus de travaux, les chercheurs s’intéressent tant à la nature de la formation qu’à l’organisation et la structure des groupes des jeunes ou des sous-cultures juvéniles. Dans le cadre théorique du postmodernisme, les chercheurs de Post-Subcultural Studies remettent en question la validation du concept de « sous-culture » largement employé par les chercheurs du CCCS pour désigner les groupes culturels des jeunes. En effet, d’après les chercheurs des Post-Subcultural Studies, le concept « sous-culture » est avant tout fondamental car il implique une relation de domination et de résistance entre les groupes sociaux (notamment entre les jeunes avec la culture parentale ou entre les classes sociales, (voir Jenkins, 1983 ; Miles, 2000). Ensuite, ce concept renvoie à l’image des groupes culturels des jeunes dont la démarcation est rigide et fixe (Bennett, 1999) et la structure homogène, cohérente et solidaire (Muggleton, 2000). Or, un certain nombre d’études montre que la démarcation entre les groupes culturels des jeunes est davantage arbitraire et fluide, et que leurs structures sont moins homogènes, plus dynamiques et malléables que ce qu’appréhende le concept de « sous-culture » (Harris, 2000 ; Straw, 1991). Puis, ce concept implique une longue durée de vie des groupes culturels des jeunes, qui n’est plus pertinente dans la société de consommation où le cycle de vie de ces groupes est raccourci et plus ponctuel que jamais (Bennett, 1999). De plus, le concept de « sous-culture » est adopté par les chercheurs du CCCS pour décrire la transmission verticale des ressources et les « idéologies sous-culturelles » de génération à génération, comme nous l’avons décrit supra ; il ne dit pas que cette transmission est aussi horizontale, c’est-à-dire d’un site local à l’autre. Cette dernière idée est rapportée dans les travaux de Redhead (1997), de Redhead et al. (1997) et de Bennett (1999, 2000). Par ailleurs, le concept ne reflète qu’un seul côté rationnel dans la logique de l’affiliation d’un jeune à un groupe culturel des jeunes. Or, Hetherington (1992) et Bennett (1999) proclament que la « sensibilité » du goût musical et les effets émotionnels que produit la musique chez les jeunes jouent un rôle générateur dans la décision d’affiliation d’un jeune à une culture de goût (taste culture), à un groupe culturel. Enfin, selon Cagle (1995) l’adoption du terme « sous-culture » des chercheurs du CCCS exclut des groupes culturels les jeunes qui se positionnent comme des groupes non-mainstream en dépit de leurs consommations de musique et de leurs pratiques de style mainstream. Par exemple, les fans de glitter rock (ou glam rock), de heavy metal, ou de rock’n’roll, ne sont pas des contre-

concept de sous-culture est particulièrement imparfait en raison des tentatives d’imposer un socle herméneutique autour de la relation entre la préférence musicale et celle stylistique ».59 Pour ces raisons, revisiter le concept de « sous-culture », selon Bennett (1999), permet aux chercheurs d’élaborer un modèle théorique alternatif sur les études des jeunes ou les cultures des jeunes, qui reflèterait convenablement la triade : identité juvénile, consommation (notamment la consommation de musique et de médias) et construction de style des jeunes dans le contexte de « la société moderne liquide » (Bauman, 2000).

Prenant en compte ces problématiques du concept de « sous-culture » et à travers ses observations participantes dans les clubs de dance music, dans les sites de rave et dans la pratique du rap et du hip-hop des jeunes de différents locaux (Bennett, 1997a, 1999a), Bennett (1999b) propose le concept de « néo-tribu » pour conceptualiser la pratique de cultures de goût chez les jeunes contemporains. Ce concept est élaboré sur le travail des tribus postmodernes de Maffesoli (1988 [2000]), une nouvelle formation des microgroupes des individus fondée sur la pulsion affective émotionnelle. D’après Maffesoli (1988 [2000]), les individus postmodernes ne se regroupent pas au nom d’idéologies politiques, mais au nom d’un « feeling », d’émotions, d’expériences et de passions communes. Il s’agit dans ce regroupement d’une formation de « communauté émotionnelle » (Weber 1971b [1956]), c’est-à-dire d’une communauté fonctionnant plutôt sur des émotions irrationnelles et le partage de valeurs esthétiques que sur des objectifs rationnels (Cova et Badot, 1992 ; Cova, 2005). Dans une telle communauté émotionnelle, « l’intégration ou le rejet [d’un individu] dépend du degré de feeling ressenti soit du côté des membres du groupe, soit du côté de l’impétrant » (Maffesoli, 1988 [2000] : 248).

Maffesoli (1988 [2000]) choisit le terme de « néo-tribus » pour nommer les « communautés émotionnelles » 60

car pour lui ce terme convient au caractère des microgroupes d’individus dont la structure organisationnelle est élastique, et qu’il « permet de rendre compte du processus de désindividualisation, de la saturation de la fonction qui lui est inhérente, et l’accentuation du rôle

59 Notre traduction

60 Pour être plus précis, Maffessoli utilise les termes « tribu » et « néo-tribalisme » dans son livre de

que chaque personne est appelée à jouer en son sein » (Maffesoli, 1988 [2000] : 18-19). Cela implique l’idée que l’identité individuelle est mêlée à une identité collective à saveur communautaire. Le néo-tribu, ajoute-t-il, « est instable, ouvert, ce qui peut le rendre, sur bien des points, anomique par rapport à la morale établie. Dans le même temps [il] ne manque pas de susciter un strict conformisme parmi ses propres membres » (Maffesoli, 1988 [2000] : 28).

Nous constatons un paradoxe dans le terme « néo-tribu » de Maffesoli : l’individu peut choisir librement pour lui un groupe/une communauté selon ses préférences pour exprimer les émotions individuelles, et pourtant il doit tenir son rôle en tant que membre pour servir la collectivité du groupe/de la communauté à travers les rituels collectifs. Maffesoli (1988) explique que ce paradoxe est compréhensible car les individus postmodernes se partagent un imaginaire collectif. Cet imaginaire est bâti sur des valeurs archaïques introduites et promues par la société postmoderne pour « ré enchanter » le monde (Maffesoli, 2007), valeurs selon lesquelles ce qui est plus important ce n’est pas l’individu, mais la collectivité du groupe. Il s’agit dans les néo-tribus d’un « glissement de l’individu à l’identité stable exerçant sa fonction dans des ensembles contractuels à la personne jouant des rôles dans les tribus affectuelles » (Maffesoli, 1988 [2000] : p. XVII).

Si Maffesoli considère la formation des néo-tribus comme le déclin de l’individualisme, ce phénomène reflète selon Bauman (1992b) la recherche désespérée des individus de leur communauté perdue dans la société postmoderne. Pour Bauman (1992b), s’affilier à une tribu c’est résoudre le « problème de survie » chez chaque individu. Puisque le cycle de vie de chaque néo- tribu est court et que celle-ci est ouverte au va-et-vient des individus, ces derniers réitèrent constamment leur recherche de solutions pour survivre :

« La formation de la tribu et le démantèlement de la socialité ne sont pas synonymes d’une individualité déclinante mais des facteurs puissants de sa continuité. Les néo- tribus sont des produits de vie inconstantes, éphémères et élusives dans un environnement privatisé de survie » 61

Bien que Bauman (1992b) et Maffesoli (1988 [2000]) perçoivent différemment la nature de la formation des néo-tribus, ils partagent la même idée selon laquelle les néo-tribus sont imprégnées d’un consumérisme qui encourage les individus à pratiquer la consommation élective. Ce qui conduit à une lacune, celle d’un facteur fixe et puissant qui retient les membres des néo-tribus comme dans les tribus traditionnelles où les valeurs familiales, communautaires, religieuses sont les pivots de la structure. Par conséquent, les néo-tribus sont instables, éphémères, fluides et superficielles et les membres sont libres de les rejoindre et d’en sortir sans être sanctionnés moralement comme dans les tribus traditionnelles. Comme l’écrit Maffesoli (1988 [2000] : 137) : « à l’encontre de la stabilité induite par le tribalisme classique, le néo-tribalisme est caractérisé par la fluidité, les rassemblements ponctuels et l’éparpillement ».

Un autre point notable dans l’élaboration du concept de « néo-tribu » de Maffesoli (1988 [2000]) est le fait que chaque individu peut participer à différentes tribus en même temps. Cette pratique réside dans le désir de la réalisation des multiples identifications chez les individus, dans « la reviviscence du nomadisme contemporain » qui stimule les individus à flâner constamment sans s’engager dans aucune tribu particulière (Maffesoli, 2002). L’idée maffesolienne sur les néo-tribus est synthétisée dans la citation suivante :

« [les néo-tribus] n’ont que faire du but à atteindre, du projet économique, politique, social à réaliser. Elles préfèrent ‘entrer dans’ le plaisir d’être ensemble, ‘entrer dans’ l’intensité du moment, ‘entrer dans’ la jouissance de ce monde tel qu’il est » (Maffesoli, 2002).

Bennett (1999) soutient que le concept de « néo-tribu » de Maffesoli (1988 [2000]) s’adapte aux caractéristiques fluides, fragmentées, éphémères et momentanées des groupes culturels des jeunes contemporains. Ce concept peut saisir la dynamique et la complexité de la relation entre les jeunes et les cultures du goût, entre la construction identitaire des jeunes, leurs pratiques de consommation et leurs sensibilités musicales. Il reflète aussi les formes éclectiques et fluides de la consommation musicale des jeunes (Bennett, 1999 : 612); et en même temps, il connote le statut de goûts omnivores (Peterson et Kern, 1996 ; Peterson, 2004 ; Trizzulla et al., 2016) des jeunes, c’est-à-dire la manifestation de sensibilités variées pour les goûts musicaux et culturels différents. Ce concept de « néo-tribu » comporte également l’idée que les jeunes sont libres de choisir, de s’affilier et de

flâner dans les différents groupes culturels juvéniles selon leurs préférences et leurs sensibilités. Cette possibilité renforce la fluidité, caractéristique de ces groupes (Bennett, 1999).

Pour toutes ces raisons, Bennett (1999) suggère d’employer le concept « néo-tribu » à la place du concept « sous-culture » en tant que modèle théorique pertinent pour les recherches sur les jeunes et leurs pratiques culturelles.

D’une autre manière, Straw (1991, 2001) propose le concept de « scène » pour remplacer le concept de « sous-culture ». Selon cet auteur, le concept de « scène » est neutre et se désengage des problématiques de l’homologie des classes sociales, rendant visible et précisant les contours invisibles et élastiques des groupes culturels ainsi que de la cohérence entre les pratiques et les activités collectives de ces groupes. Simultanément, ce concept évoque l’intimité au sein de la communauté et le cosmopolitisme de la vie urbaine, considéré comme fluide et fragmenté comme le souligne Straw (2001). D’ailleurs, cet auteur cite quelques caractéristiques essentielles de ce concept qui conviennent pour décrire les pratiques culturelles (et notamment les pratiques associées aux goûts musicaux) dans le contexte urbain.

« La « scène », comme le « vecteur » suggèrent tous deux la direction d’un mouvement et son échelle. La scène est-elle (a) le rassemblement récurrent d’individus à un endroit particulier, (b) le mouvement de ces individus entre l’endroit et les autres espaces de rassemblement, (c) les rues où ce mouvement a lieu (Allor 2000), (d) tous les espaces et les activités qui entourent et nourrissent une préférence culturelle particulière, (e) le phénomène géographique plus large et dispersé selon lesquel le mouvement de ces préférences sont des exemples locaux, ou (f) les réseaux d’activité microéconomique qui encouragent la sociabilité et la relie à la reproduction constante de la ville ? Tous ces phénomènes ont été désigné comme étant des scènes. »62

Dans cette citation apparaît une interconnexion entre les espaces grâce à la circulation des peuples et leurs organisations de vie, des marchandises et des idéologies. Elle rejoint en cela la théorie d’Appadurai (2005 [1996]) sur la reproduction des expériences locales et la production de l’économie culturelle translocale au gré des mouvements des capitaux globaux (voir chapitre 1). Ici, le concept de « scène » reflète la production spatiale et les activités culturelles des communautés urbaines : l’espace géographique joue ici le rôle de capital symbolique63

(Massey, 1998 ; Moor, 2003 ; Thornton, 1995) qu’accumulent les individus dans leur construction identitaire personnelle et collective. Comme le souligne Straw (1991), le concept de « scène » déploie la spatialisation des cultures urbaines à travers l’attachement aux goûts esthétiques et culturels ou des affinités communautaires aux locations physiques. À l’intérieur des scènes, les goûts, les affinités et les pratiques communautaires sont organisés et régularisés à travers des séries d’espaces connectés (Straw, 2001). En résumé, le concept de « scène » capte le lien entre la mobilité, l’affinité et les expériences vécues des individus au sein d’un groupe de culture du goût localisé et structuré dans l’interconnexion spatiale.

Dans les suggestions conceptuelles de Bennett (1999) et de Straw (1991, 2001), nous constatons l’idée que les sensibilités individuelles, tant pour les goûts esthétiques et culturels que pour les espaces géographiques (urbains/non-urbains, locaux/ translocaux), sont les génératrices pivots dans le regroupement et dans la production de l’identité personnelle et sociale des (jeunes) individus de la société de consommation. Outre ces arguments, une autre explication intéressante sur le mécanisme de ce regroupement tribal ou scénique est suggérée par Hetherington (1998a : 99) : les (jeunes) individus se regroupent et forment des identités collectives afin de remplir leurs désirs d’être sécurisés émotionnellement dans la société de risque (Beck, 1992), une autre caractéristique de la société moderne liquide (Bauman, 2000, 2006 ; voir encadrés 1 et 2).

63 Selon Bourdieu (1994 : 161), « le capital symbolique est n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont au moins pour une part, le produit de l’incorporation des structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré ».