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Section 2. Les cultures des jeunes dans le monde glocalisé : Études sociologiques sur les

1.1. La consommation comme rite de résistance

La résistance des jeunes (de la classe défavorisée et de la classe dominante) à l’hégémonie de la classe dominante est contenue dans leur construction de l’homologie35

entre les objets consommés, leur style de vie et leurs valeurs (Bennett, 2014). Cette construction homologique « implique des choix différents de la matrice existante. Ce qui survient n’est pas la création d’objets et de sens à partir de rien, mais plutôt la transformation et le réarrangement de ce qui est donné (et emprunté) au sein d’une caractéristique qui soutient un nouveau sens, sa transition vers un nouveau contexte, et son adaptation » 36

(Clarke, 2006b : 150).

Selon ce point de vue, les jeunes décontextualisent les objets produits pour un marché spécifique afin de les utiliser comme expressions d’un style de vie d’un groupe social, ils séparent la structure signifiante (forme) de son signifié (contenu) et relocalisent ce dernier dans différents contextes pour créer de nouveaux signes s’adaptant à leur idéologie et à leur culture. Ce processus est admis comme un bricolage stylistique des jeunes à travers lequel ils cherchent à établir la communication dans la relation avec les autres groupes sociaux et avec la culture parentale. Pour que le bricolage stylistique entre dans le discours de résistance envers l’hégémonie de la classe dominante, les objets doivent exister dans des systèmes qui contiennent des significations spécifiques pour les classes sociales à qui ils sont destinés avant qu’ils ne soient bricolés (Clarke, 2006b). L’existence pré- bricolée des objets contient déjà le conflit symbolique entre classes sociales, et le bricolage stylistique crée un espace où ce conflit symbolique prend naissance à travers la structure sémantique des objets (McCracken, 1986). Le bricolage stylistique est encore plus significatif quand la fusion des éléments empruntés est cohérente avec les valeurs du groupe. C’est-à-dire, lorsque « le style éventuellement produit est davantage qu’un simple amalgame d’éléments séparés – sa qualité symbolique dérive de l’arrangement de tous les éléments mis ensemble en un seul corps, intégrant et exprimant la conscience du groupe » (Clarke, 2006b : 151).

35 L’homologie est le terme introduit par Willis (1978 : 191) pour définir “le jeu continu entre un groupe et

un objet particulier qui produit des sens, du contenu et des formes de conscience spécifiques”

La différence de structure de construction d’homologie entre les jeunes de la classe dominante et ceux de la classe défavorisée réside dans la recherche des sources culturelles à bricoler. Si les jeunes de la classe dominante cherchent à créer une culture utopique, alternative à celle de la culture bourgeoise dominante en s’associant aux cultures marginales (i.e. culture Negro, culture orientale), les jeunes de la classe défavorisée reproduisent la culture de leurs parents en y associant des codes culturels empruntés à la culture dominante. Tandis que le bricolage stylistique des jeunes de la classe dominante est idéologique et politique, celui des jeunes de la classe défavorisée s’appuie sur la conscience de classe sociale (Clarke et al., 2006).

Evoquons d’abord le bricolage stylistique des jeunes de la classe dominante. Les jeunes de la classe dominante, en rejetant le matérialisme et le système technocratique de la société capitaliste avancée, tendent à subvertir les normes conventionnelles de la société et de la culture parentale (Desmond et al., 2000). Ils s’attachent au bohémianisme et cherchent leur identité hors des institutions traditionnelles (i.e. famille, l’école). Ils abandonnent leurs études, investissent des « ghettos » bohémiens, s’inscrivent dans le mysticisme oriental et consomment des hallucinogènes, méthode la plus pratique pour explorer, renforcer leur rejet des contraintes et normes de la culture bourgeoise parentale (Brake, 1985 ; Young, 1971).

Outre la consommation d’hallucinogènes, la musique indépendante (indie music) telle que le rock joue aussi un rôle important dans la construction stylistique des contre-cultures. La musique est considérée comme le médium pour propager en masse les idées socio-politiques et l’idéologie anti- hégémonique au sein des jeunes (Bennett, 2001). Elle connecte les auditeurs translocaux, leur donne le sentiment de l’expérience commune et leur permet de se libérer des ordres sociaux édifiés par la classe dominante. Avec les drogues, la musique indépendante participe à la construction de l’homologie des contre-cultures. Ces deux éléments structurent le modèle de consommation des jeunes de la classe dominante et s’inscrivent dans leur construction stylistique et leurs valeurs collectives. Par exemple, dans le travail sur les hippies bretons, Willis (1978) rapporte que les drogues permettent aux auditeurs d’avoir des expériences musicales et un rapport au monde particulier, les effets électroniques de la musique amplifiant l’influence de ces drogues.

Concernant le bricolage stylistique chez les jeunes de la classe défavorisée, les travaux s’inscrivant dans le courant de recherche d’école Birmingham, se focalisent spécifiquement sur la culture des jeunes de cette classe, expliquant que le bricolage stylistique des jeunes est influencé par le lieu où ils vivent, les activités collectives. Par exemple, dans son travail sur les Teddy boy37

, Jefferson (2006 : 67) note que « la vie de groupe et la loyauté intense peuvent être perçues comme une réaffirmation des valeurs de la classe ouvrière et l’importance du « sens du territoire » comme une tentative de retenir, au moins dans l’imaginaire, un endroit sur le territoire qui leur a été exproprié ». 38

Partageant la même « sens du territoire » avec les Teddy boys (alias Teds), les Skinheads construisent leur sous-culture autour d’une solidarité commune au prolétariat et au territoire. En jouant le jeu de la distinction territoriale « Interne-Externe », les groupes de Skinheads établissent et maintiennent des zones dont la frontière est marquée par des slogans. Chaque groupe occupe une zone différente et les membres de ce groupe n’organisent les activités collectives que dans cette zone. Les Skinheads pour leur part, réaffirment la masculinité considérée comme caractéristique de la classe prolétarienne en se construisant une image « de dur », un physique costaud, un visage peu amène (Clarke, 2006a).

Selon Clarke et al. (2006), il existe plusieurs façons à travers lesquelles les jeunes de la classe défavorisée modifient la signification des objets disponibles sur le marché afin de bricoler des styles particuliers. Les trois pratiques les plus utilisées sont :

1. Combiner les objets empruntés des marchés spécifiques avec des codes sous - culturels du groupe et les intégrer dans la pratique sous-culturelle.

2. Rajouter des codes spécifiques aux objets produits pour les autres groupes sociaux (e.g. les Teddy boys retravaillent le costume édouardien en remplaçant les cravates traditionnelles par des lacets, des chaussures suédoises par des chaussures oxfordiennes… et ajoutent des couleurs vives à un costume traditionnellement sombre).

37 Les « Teddy boys » sont des jeunes hommes qui se partagent des mêmes pratiques culturelles. Ce qui se

trouve dans leur style vestimentaire édouardien, leurs comportements violents, masculins et agressifs. Ce mouvement s’enracine dans la sous-culture britannique des années 1950 et qui s’associe au rock’n’roll.

3. Parodier les objets de la classe dominante en les relocalisant dans des contextes opposés. Par exemple, dans un travail sur les Mods, Hebdige (2006a) décrit les significations des objets destinés aux classes dominantes détournés par les Mods. Selon lui, les scooters considérés comme un moyen de transport « ultra-respectable » sont convertis par les Mods comme des armes et le symbole de la solidarité ; les marchandises de luxe sont fétichisées et accumulées).

Le style que construisent les jeunes de la classe dominante et de la classe défavorisée, en dehors d’une fonction de résistance à l’hégémonie culturelle, tient le rôle d’expression identitaire chez les jeunes. Il marque la frontière symbolique entre les groupes et connecte les jeunes partageant les mêmes valeurs culturelles. À travers le style de chaque groupe, les groupes dominants (e.g. les médias, la police, les travailleurs sociaux) visualisent et stigmatisent les jeunes et leurs comportements (Clarke, 2006). Cette incorporation idéologique (Hebdige, 1979) est l’une des stratégies que les dominants réalisent pour dépolitiser et convertir les sous-cultures et les contre- cultures.

Adoptant le modèle théorique de Barthes sur l’identification, Hebdige (2006a) argumente que cette incorporation idéologique peut être conduite via deux méthodes. La première est l’émergence d’images symboliques en se basant sur quelques traits rapides. Par exemple, les médias décrivent les Mods comme des jeunes violents et consommateurs des drogues, ou les hooligans comme des « animaux » (cf. Hebdige, 1979). Selon Hebdige (1979), cette méthode permet de réduire et d’effacer le caractère alternatif des sous-cultures et de les rendre familières à la culture dominante. En négligeant la place des sous-cultures, les dominants les relocalisent au sein de leur culture. La deuxième méthode est de mettre en évidence les sous-cultures. Pour l’illustrer, nous reprenons le cas du jeune Punk cité par Hebdige (1979) suite à l’article du Daily Mirror du 1er aout 1977 qui montre la photo d’un jeune évanoui dans la rue après la confrontation entre Punks et Teds avec le titre « Victim of the punk rock punch-up : the boy who fell foul of the mob ». Cette publication est interprétée comme une évidence : les Punks sont des menaces pour les familles et le mouvement punk est une sous-culture désormais connue.

Une autre forme d’incorporation est la conversion du style des sous-cultures en marchandises de masse (Hebdige, 1979). Outre l’image « déviante » qu’en donnent les groupes dominants, les sous- cultures et les contre-cultures sont considérées comme des sources de créativité par le bricolage stylistique produit par les jeunes (Clarke, 2006b). Avec « ces nouveaux moyens de consommation » (Ritzer, 2008), les médias et les industries du cool reprennent le style des sous-cultures et des contre-cultures pour lancer de nouvelles tendances stylistiques (Marion, 2006). La diffusion en masse des styles des jeunes crée alors « un véritable réseau ou une infrastructure formé par de nouveaux types d’institutions commerciales et économiques. Les boutiques de disques, les industries du disque à petite échelle – ces versions du capitalisme artisan, plutôt qu’un phénomène plus généralisé et non spécifique, forment la dialectique de la « manipulation » commerciale » 39

(Clarke, 2006b : 157).

La façon dont les médias et l’industrie du cool exploitent la culture des jeunes est similaire au processus de bricolage stylistique des jeunes. Les premiers séparent le style des sous-cultures de son contexte, ils le neutralisent en le débarrassant des éléments symbolisant l’anti-hégémonie, ils intègrent le style neutre dans un contexte spécifique (e.g. transformant ce style en marchandise standardisée) et le relancent sur le marché pour les jeunes. La réappropriation et la restructuration du style des sous-cultures conduites par les médias et l’industrie dilue l’authenticité des sous- cultures comme Hebdige (1979 : 96) le constate :

« Ainsi, dès que les innovations originales qui forment la « sous-culture » sont traduites en marchandises et rendues disponibles, elles deviennent « figées ». Une fois retirées de leurs contextes privés par des petits entrepreneurs et les intérêts des entreprises tendance qui les produisent à grande échelle, elles deviennent codifiées, sont rendues compréhensibles, deviennent une propriété publique et une marchandise profitable ». 40 (Hebdige, 1979 : 96) 39 Notre traduction 40 Notre traduction

Alors, bien que les jeunes (tant de la classe défavorisée que de la classe dominante) résistent à l’hégémonie à travers la construction d’un style sous - culturel, celui-ci va rapidement perdre son sens, de son défi symbolique par un processus de diffusion et de marchandisation des médias et des entreprises (voir aussi Martin et Schouten, 2014 ; Schouten et al., 2016). Comme l’explique Hebdige (1979 : 95) :

« Il est difficile de maintenir une distinction absolue entre l’exploitation commerciale d’un côté et la créativité/l’originalité de l’autre, même si ces catégories sont opposées dans la plupart des systèmes de valeurs des sous-cultures. En effet, la création et la diffusion de nouveaux styles est inextricablement liée au processus de production, à la publicité et au packaging qui conduisent inévitablement à la dissolution du pouvoir subversif de la sous-culture. »41

(Hebdige, 1979 : 95)

Ainsi, le marché et les sous-cultures entretiennent une relation dialectique. D’une part, les sous- cultures puisent les ressources symboliques du marché pour construire leur style marginal et subversif. D’autre part, les sous-cultures sont exploitées comme des sources créatives qui contribuent au développement du marché. Par la commercialisation des styles sous - culturels, le marché dissout les valeurs subversives des sous-cultures. Cette relation est véhiculée par les médias.

Nous synthétisons la relation entre le marché, le média et la culture juvénile selon le point de vue de l’École de Birmingham dans la figure 6 suivante.

Figure 6 : Notre synthèse de la relation entre le marché, le média et la culture juvénile