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Section 2. Les cultures des jeunes dans le monde glocalisé : Études sociologiques sur les

2.1. L’individualisation

Dans ce thème de recherche, les chercheurs déconstruisent les dichotomies telles que : authenticité/inauthenticité, Soi/Autre, homogénéité/hétérogénéité… Cette approche permet aux chercheurs de comprendre l’exclusion et l’inclusion intra et intergroupes des jeunes, ainsi que la performance identitaire de soi à travers le choix de consommation de musique et de média chez les jeunes. Parmi les travaux dans ce champ thématique, nous pouvons citer quelques travaux représentatifs et importants : le travail de Muggleton (1997, 2000) sur l’exclusion et l’inclusion intra-groupes des jeunes à travers la stylisation de la performance de soi ; mais aussi les travaux de Grossberg (1984, 1997) et Thornton (1995) sur la production de distinctions intergroupes.

Appuyant ses recherches sur les concepts weberiens du courant postmoderne, Muggleton (1997, 2000) revisite l’incorporation stylistique chez les jeunes. L’auteur constate que les jeunes se stylisent visuellement afin d’afficher leurs goûts musicaux sans s’identifier comme membres d’un groupe musical unique. Leurs styles vestimentaires sont plus répandus que figés à un style unique, sont des mélanges de toutes les sources disposées sur le marché. Grâce à cette stylisation, les jeunes maintiennent leur individualité par rapport aux autres membres du groupe. Le groupe des jeunes ici, selon les observations de Muggleton (2000) repose sur le partage du goût musical commun et les codes collectifs entre jeunes. Pourtant, son organisation est moins solide et plus hétérogène que les groupes culturels décrits par les CCCS. Muggleton (2000 : 67) explique cela comme la conscience de la différence des personnalités entre les membres, et la tolérance du groupe envers cette différence :

« S’agissant de cette distinction intra-groupe, il faut souligner que les membres d’une sous-culture savent parfaitement que l’individualité qu’ils affirment repose sur une dimension sociale commune : il y a un look individuel à l’intérieur du groupe, et c’est cette diversité interne qui permet au groupe de tolérer une grande variété de goûts et de looks, et à chacun de ses membres d’avoir le sentiment à la fois d’une différence et d’une similarité… Ainsi, chacun peut à la fois se fondre dans

un groupe et s’en démarquer, le but étant d’être différent de la norme acceptée et de ne pas coller à la distinction faite par rapport à d’autres groupes. »52

(Muggleton, 2000 : 67)

Notons que le terme de sous-culture que Muggleton (2000) utilise ici ne se réfère ni à la distinction entre les classes sociales ni à la domination d’une classe sur l’autre, mais à la liminalité du groupe des jeunes. Cette liminalité est définie comme le fait « de se tenir littéralement sur le seuil, dans un no man’s land, entre les identités sociales clairement définies »53

(Martin, 1985 : 50, cité par Muggleton, 2000 : 73). Autrement dit, Muggleton (2000 : 73) utilise ce terme sous-culture pour définir les groupes des jeunes « par un niveau minimal de différenciation par rapport à d’autres sous-cultures liminales » dont « les frontières se sont brouillées et les classifications sont devenues ambigües »54

. Pour Muggleton (1997), le bricolage stylistique n’est plus articulé autour d’éléments tels que le genre ou la classe sociale, mais il est profondément enraciné dans la consommation. C’est dire que le bricolage stylistique des jeunes est apolitique. Il ne s’agit que la manifestation d’une quête hédonistique.

A contrario de cette thèse, Grossberg (1997) soutient que les règles sur la construction de l’authenticité posent encore de tout leur poids sur le bricolage stylistique quotidien des jeunes, bien que leur existence soit précaire et provisionnelle. Ainsi, cet auteur postule que la démarcation et la relation de pouvoir entre les dominants, ou plus correctement entre les populaires ou le mainstream et les marginaux existent toujours. Elles sont continuellement créées, tracées et modifiées. Les classes sociales ne sont plus les facteurs affectifs principaux, mais deviennent les règles de l’authentification et de différenciation entre les jeunes qui véhiculent ces processus. A la différence des chercheurs du CCCS, Grossberg (1997) professe que le mainstream n’est pas unifié et monolithique mais fragmenté à cause du double processus dialectique de l’incorporation et l’excorporation. Le mainstream, dans son effort de neutraliser la résistance des marginaux, incorpore les fragments culturels des marginaux et en même temps, ses fragments culturels sont excorporés inversement chez les marginaux (Grossberg, 1984). Par conséquence, les styles de sous-

52 Notre traduction 53 Notre traduction 54 Notre traduction

culture des jeunes constituent davantage l’espace de la différentiation de soi et de la résistance, que de la signification, comme le proclament les chercheurs du CCCS.

Étudiant également le processus de production de la distinction entre les groupes culturels des jeunes, Thornton (1995) propose une autre explication pour ce phénomène. Selon cet auteur, « les « club culture » sont des cultures de goût. Les foules des clubs se rassemblent sur la base de leur gout partagé pour la musique, leur consommation des médias et surtout leurs préférences pour des individus qui ont des gouts similaires à eux »55

(Thornton, 1995 : 3). Ici, le terme de « club culture » désigne les cultures des jeunes, pour qui les clubs de dance music ou les scènes de rave sont des axes symboliques, des sites de socialisation (Thornton, 1995). La définition supra de Thornton insiste sur une formation des « sous-cultures »56

des jeunes basée sur le partage d’une préférence, un goût musical commun, tout comme le constate Muggleton (2000). Cette définition implique aussi une nature socioculturelle de la distinction entre les sous-cultures juvéniles : il s’agit du goût ou de la préférence personnelle dans la pratique de consommation.

Le travail de Thornton (1995) est particulièrement influencé par celui de Bourdieu (1979) portant sur le lien ontologique entre les préférences individuelles, les goûts esthétiques et la stratification structurelle des classes sociales. Dans la conception de Bourdieu,

« le goût, propension et aptitude à l’appropriation (matérielle et/ou symbolique) d’une classe déterminée d’objets ou de pratiques classés et classants, est la formule génératrice qui est au principe de style de vie, ensemble unitaire de préférences distinctives qui expriment, dans la logique spécifique de chacun des sous-espaces symboliques, mobilier, vêtement, langage ou hexis corporelle, la même intention expressive, principe de l’unité de style qui se livre directement à l’intuition et que l’analyse détruit en découpant des univers séparés… »

(Bourdieu et de Saint Martin, 1976 : 19)

55 Notre traduction

Bourdieu (1979 : 230) ajoute que le goût est « la formule de l’habitus57

qui retraduit dans un style de vie particulier les nécessités et les facilités caractéristiques de cette classe de conditions d’existence (relativement) homogènes… ». Ainsi, le goût en tant qu’habitus, joue le rôle comme un générateur latent dans la construction identitaire et dans le positionnement social de l’individu (Trizzulla et al., 2016). Il naturalise et légitime le statut socio-culturel de l’individu et opère dans l’espace social la différentiation de soi des autres chez l’individu à travers les activités quotidiennes de ce dernier. Mais il manifeste aussi une association de l’individu avec les autres individus dotés d’une même disposition de goûts et de croyances caractéristiques d’une classe ou une fraction de classe donnée, à un moment donné du temps (Holt, 1997, 1998). Le goût serait donc « le principe de tout ce que l’on a, personnes et choses, et de tout ce que l’on est pour les autres, de ce par quoi on se classe et par quoi on est classé » (Bourdieu, 1979 : 60). En considérant les sous-cultures juvéniles comme les cultures des goûts des jeunes (taste cultures) dont le style est une préférence personnelle ou une prédisposition, Thornton (1995) explique comment le style devient un « uniforme », une disposition commune d’une sous-culture juvénile, ce à quoi les études du CCCS ne fournissent pas encore une explication complète.

Pour autant, le goût, en tant qu’habitus, n’est pas une structure immuable : il s’ajuste et change selon les conditions d’existence de l’individu (Trizzulla et al., 2016). Sous l’effet des capitaux accumulés (économique, culturel, social et symbolique) au cours de la trajectoire sociale parcourue par l’individu, le goût se restructure pour que l’individu s’adapte correctement aux différentes situations vécues. Comme Bourdieu (1979) l’explique, les individus de la classe populaire et de la classe moyenne peuvent monter dans la hiérarchie sociale en accumulant des capitaux économiques ou culturels. Il prend l’exemple des nouvelles bourgeoisies disposant d’un fort capital culturel à travers les activités éducatives ou à travers la possession de biens culturels. Grâce à leur fort capital culturel, elles peuvent reconnaître et pratiquer le « bon goût » de la culture légitime, celle de la

57 L’habitus, pour Bourdieu (1987 : 24), est « un système de schèmes acquis fonctionnant à l’état pratique comme catégories de perception et d’appréciation ou comme principes de classement en même temps que comme principes organisateurs de l’action ». Il est également défini comme « un système de dispositions durables et transposables, structures-structures prédisposés à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs des pratiques et des représentations »

classe dominante : elles développent un habitus qui repose sur le « devoir de plaisir », selon lequel la relaxation, la pratique d’une alimentation saine et équilibrée, les activités sportives sont des activités à cultiver. Cette approche leur permet de se distinguer de la classe populaire et de se rapprocher de la classe dominante.

Adoptant cette ligne de pensée bourdieusienne, Thornton (1995) avance que les groupes de jeunes maintiennent une démarcation intergroupe grâce à la reproduction de « l’idéologie sous-culturelle » (subcultural ideologies) véhiculée par l’accumulation du « capital sous - culturel » (subcultural capital). Cette « idéologie sous - culturelle » est définie par Thornton (1995 : 10) comme :

« [u]n moyen à travers lequel la jeunesse imagine son groupe ainsi que les autres groupes sociaux, affirme leurs caractéristiques distinctives et qu’ils ne constituent pas des membres anonymes d’une masse indifférenciée ». 58

Par « l’idéologie sous-culturelle », les sous-cultures juvéniles politisent et légitiment les différences entre elles. En réitérant la production de cette idéologie sous-culturelle, les sous-cultures juvéniles classifient et re-classifient certains goûts comme le « bon goût », certaines sous-cultures juvéniles comme seules légitimes et authentiques. Quant au « capital sous - culturel », Thornton (1995) le définit comme une sous-catégorie de capital culturel qui opère dans le champ de la production culturel des sous-cultures juvéniles. Pour cet auteur, le « capital sous - culturel » permet de donner un statut aux individus puisqu’il est objectifié, à travers divers éléments tels que les vêtements ou la consommation de musique, qui apparaissent comme des caractéristiques naturelles aux yeux des autres. En comparant les caractéristiques du « capital sous - culturel » et ceux du capital culturel de Bourdieu (1979), Thornton (1995) soutient l’idée que l’accumulation du « capital sous - culturel » permet aux jeunes de naturaliser leurs goûts musicaux et leurs préférences stylistiques personnels et d’être vus par les autres comme détenteurs de compétences et de capacités à prendre les bonnes décisions. Les membres de la sous-culture juvénile choisissent des stratégies telles que la sélection à l’entrée d’un club pour exclure les autres jeunes dont le « capital sous - culturel » n’est pas adapté.

Thornton (1995) estime cependant que son concept de « capital sous - culturel » n’inclut pas le facteur de distinction de la classe sociale pour plusieurs raisons. Premièrement, le « capital sous - culturel » est un outil qu’emploient les jeunes pour résister ou pour s’abstenir de la distinction de la classe sociale imprégnée de culture parentale. Tout le processus de production des démarcations entre les sous-cultures juvénile est basé sur une absence des classes sociales. L’auteur considère que le conflit générationnel dans les goûts musicaux est plus visible et plus approprié que celui des classes sociales. Or, pour l’auteur, les sous-cultures prennent leurs racines dans le goût musical. Deuxièmement, l’augmentation de la consommation des médias chez les jeunes contribue à la déperdition de la distinction culturelle entre les classes sociales. En effet, la politique sur les programmes communs qu’adoptent les médias de masse permet aux jeunes de différentes classes sociales d’avoir l’opportunité de consommer les mêmes produits culturels (Scannell, 1989), ce qui favorise une égalité dans la distribution des connaissances culturelles au sein des jeunes. Enfin, son analyse révèle que la détermination basée sur la classe sociale ou sur le capital économique est totalement absente de la structure hiérarchique des clubcultures. À la place de ces déterminants, les clubcultures se distinguent et se hiérarchisent autour de l’âge, du genre, de la sexualité et du groupe ethnique.

Le dernier point notable dans le travail de Thornton (1995) s’avère être la relation symbiotique entre les sous-cultures juvéniles et les médias. Si pour les chercheurs du CCCS, les médias sont antagonistes aux sous-cultures juvéniles, le travail de Thornton montre que les sous-cultures juvéniles sont nées au sein des médias et sont alimentées par ces derniers. Ils existent essentiellement par le système de communication qui fait circuler et combiner les idées, les images, les sonorités en « capital sous - culturel » et en « idéologies sous-culturelles ». Les médias jouent également un rôle important dans la prolongation du cycle de vie des sous-cultures en maintenant leur hiérarchie (Cléret et Rémy, 2010). Pourtant, plus les médias vont vers le mainstream, c’est-à- dire plus ils popularisent les sous-cultures, et plus ils en « contaminent » l’authenticité. Il est donc essentiel de garder ce capital sous - culturel qui se présente sous forme de styles visuels, sonores et discursifs, comme une sous-culture hors d’atteinte des masses, ceci afin d’entretenir son authenticité. Comme le note Thornton (1995 : 117), les médias spécialisés construisent les sous- cultures alors que les médias à grande échelle ont plutôt tendance à les détruire. Les médias ne se contentent donc pas d’informer les individus à propos des sous-cultures, mais ce faisant leur donnent une réalité.