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La structure argumentative d’une population de groupes d’intérêt

Chapitre 4 : Qu’est-ce qui rend un groupe d’intérêt crédible ?

4.1 La structure argumentative d’une population de groupes d’intérêt

4.1.1 La science comme référence

Quel type de groupe d’intérêt mobilise quel type d’argumentaire ? Comme annoncé dans le chapitre précédent, je distingue neuf catégories de groupes d’intérêt :

d’affaires (commerciales et industrielles), les think tanks, les syndicats, les organismes parapublics et les groupes scientifiques. Un premier objectif est de vérifier si on observe effectivement un contexte de démocratisation de l’expertise dans les débats publics du BAPE. Dans un tel contexte, l’utilisation de la stratégie du mimétisme expert devrait à la fois être fortement mobilisée et non uniformément distribuée. Fortement mobilisée, car le BAPE les mandats de l’organisme concernent l’évaluation environnementale de projets hautement techniques, qui exigent une argumentation de la même nature, et parce que les commissaires qui les écoutent sont eux-mêmes des experts. Non uniformément distribuée, car certains types d’acteurs, comme les think tanks et les groupes scientifiques, devraient naturellement mobiliser des procédés propres au langage de l’expert, alors que d’autres types d’acteurs, comme les entreprises où les groupes de citoyens, sont moins susceptibles de le faire.

La figure 4.1, qui illustre le score moyen ainsi que les erreurs standards des deux argumentaires pour chaque type de groupe, illustre bien cette situation. Les groupes scientifiques trônent en haut de la liste, suivis des think tanks, des groupes environnementaux, des organismes parapublics et des associations professionnelles. Plusieurs recherches ont déjà montré que les groupes environnementaux se sont professionnalisés (Klüver et Saurruger 2013 ; Hilton et al. 2013). Les organismes parapublics, comme les directions de santé publique et les conseils régionaux en environnement, sont souvent dirigés par des fonctionnaires, eux-mêmes pouvant être

au sein de la société et se prononcent régulièrement sur les enjeux qui touchent leurs professions.

Figure 4.1 Scores des argumentaires par type de groupe

Notes : La figure montre le score moyen des deux argumentaires selon le type de groupe d’intérêt en classant l’usage du score du mimétisme expert selon un ordre croissant. Les scores des deux argumentaires varient de zéro à 1.

Les entreprises et les associations d’affaires figurent quant à eux en bas de la liste, suivis des syndicats et des groupes citoyens. Il est normal que des groupes à vocation économique produisent des mémoires qui insistent sur les retombées économiques, une caractéristique de ce type d’argumentaire tel que révélé par l’analyse factorielle, et que les syndicats et les groupes citoyens misent naturellement sur leur représentativité, que ce soit en parlant au nom de leurs membres ou des communautés locales. Cela étant dit,

.2 .25 .27 .27 .32 .35 .38 .39 .52 .18 .33 .24 .21 .32 .29 .29 .37 .26 Entreprises Associations d'affaires Syndicats Groupes citoyens Associations professionnelles Organismes parapublics Groupes environnementaux Think tanks Groupes scientifiques .2 .3 .4 .5 .6

Score de l'argumentaire (de 0 à 1) Mimétisme expert

l’usage de l’argumentaire du mimétisme expert est, en moyenne, plus élevé que celui de la représentation des intérêts chez tous les types de groupes d’intérêt, à l’exception des associations d’affaires. Bref, la stratégie du mimétisme expert est à la fois la plus utilisée et celle dont l’usage varie le plus entre les types de groupes, avec comme point de référence les groupes scientifiques. La structure argumentative des consultations du BAPE reflète le contexte de démocratisation de l’expertise observé à plus grande échelle dans le champ de la participation publique en général (Fischer 1993; Motos et al. 2015).

4.1.2 Deux coalitions, deux argumentaires ?

Une deuxième question que l’on peut se poser est si les argumentaires évoqués en introduction sont l’apanage d’une ou l’autre des deux coalitions d’intérêts qui s’affrontent lors des consultations ? On peut supposer que les coalitions d’opposants aux projets insistent davantage sur les risques que sur les retombées économiques des projets, et vice-versa. Rappelons que les promoteurs des projets évalués doivent déposer une étude d’impact en amont des consultations du BAPE. Cette étude présente notamment les impacts du projet et les mesures d’atténuation envisagées. Dans cette optique, il est possible que les groupes qui défendent le projet considèrent que le travail d’expertise ait déjà été fait par le promoteur. Mais cela mérite d’être vérifié. En effet, certains groupes peuvent au contraire opter pour un argumentaire défensif. Un groupe de citoyens qui s’oppose à un projet de centrale hydroélectrique ou le développement d’une mine peut ainsi remettre en question les projections économiques du promoteur. À l’opposé, des

entreprises ou des chambres de commerce qui défendent ces projets peuvent opter pour une stratégie en minimisant les risques environnementaux brandis par leurs opposants.

Pour vérifier si un argumentaire est propre à une ou l’autre des deux coalitions d’intérêts, j’ai calculé la différence entre les scores des deux argumentaires (mimétisme expert - représentation) chez les opposants et les défenseurs des projets pour chacune des 108 commissions d’enquête. Afin d’avoir un critère de comparaison, j’ai procédé au même calcul pour les groupes qui adoptaient une position de neutralité dans leurs mémoires. La figure 4.2 montre les distributions des différences pour ces trois groupes, soit les opposants, les neutres et les défenseurs des projets. L’axe des y correspond à la différence de moyenne entre les scores des deux argumentaires, tandis que l’axe des x correspond aux 108 commissions d’enquête analysées. Une différence positive signifie que les opposants ou les défenseurs mobilisent davantage la stratégie argumentative du mimétisme expert que celle de la représentation lors d’une commission donnée, et vice- versa.

Figure 4.2 Distribution de la différence des scores des deux stratégies argumentatives par coalition

Note : la figure montre la différence entre le score du mimétisme expert et celui de la représentation parmi les opposants, les neutres et les défenseurs. L’axe des y correspond à la différence entre les scores des deux argumentaires (mimétisme expert - représentation), tandis que l’axe des x correspond aux 108 commissions d’enquête analysées.

Fait intéressant, la prévalence des deux argumentaires n’est pas symétriquement distribuée entre les coalitions. Bien que la stratégie du mimétisme expert soit généralement dominante parmi les opposants, chez les défenseurs l’argumentation apparaît plus équilibrée. Pour le confirmer, j’ai procédé à des tests de moyenne des scores des deux stratégies argumentatives en comparant les opposants et les défenseurs des projets. Dans le cas de la stratégie du mimétisme expert, la différence du score

-.5 0 .5

Opposants Neutres Défenseurs

Mi mé ti sme e xp e rt - R e p ré se n ta ti o n

de 10,3 %. La statistique t est de 12.2847 avec 1643.24 degrés de liberté (méthode de Satterthwaite). Sur la base d’un test qui alloue des variances inégales au sein des groupes, la valeur p bilatérale correspondante est p<0.001, de sorte qu’on peut conclure que l’usage moyen de la stratégie du mimétisme expert est statistiquement plus élevé chez les opposants que les défenseurs des projets. L’indice d de Cohen indique un effet important (η2= 0.58). Dans le cas de la stratégie de la représentation, le même test de moyenne confirme que son usage ne diffère pas statistiquement d’une coalition à l’autre (t = -0.8646 ; 1848.58 degrés de liberté). Bien qu’aucun des deux argumentaires ne soit exclusif à une coalition, on peut conclure que les opposants aux projets, parmi lesquels on retrouve en majorité des groupes d’intérêt public comme les groupes citoyens et environnementaux (57.03 %), mobilisent de manière distinctive la stratégie du mimétisme expert.

4.2 L’argumentation, un facteur déterminant de la crédibilité des