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La crédibilité comme variable intermédiaire entre l’expertise et l’influence

Chapitre 2 : La stratégie du mimétisme expert

2.4 La crédibilité comme variable intermédiaire entre l’expertise et l’influence

J’identifie deux problèmes potentiels dans la littérature sur le rôle des groupes dans la gouvernance réglementaire. Le premier problème concerne l’opérationnalisation de l’expertise, où on confond généralement les ressources matérielles ou organisationnelles d’un groupe d’intérêt avec l’offre d’information réelle transmise lors des consultations. Dans la littérature sur le lobbying informationnel, on suppose généralement que les intérêts d’affaires produisent une expertise sophistiquée, car ils disposent de moyens plus importants que d’autres types d’acteur, notamment via l’embauche de lobbyistes, lesquels sont régulièrement conceptualisés comme une source d’expertise technique importante (Hall et Deardorff 2006; Esterling 2009, 38‑42). Or lorsqu’on décompose l’information produite par les groupes d’intérêt le portrait est différent. Plusieurs études montrent que les groupes d’intérêt public et d’affaires mobilisent les mêmes types d’arguments ou produisent des catégories d’information similaires (Baumgartner 2009; De Bruycker 2016; Chalmers 2013). Par exemple, en

analysant 1700 commentaires sur une trentaine de règlements fédéraux américains, (2006b, 136) constatent que les commentaires des groupes d’intérêt économique ne reflétaient pas une plus grande expertise technique que ceux provenant d’autres types d’acteurs. Dans un examen exhaustif du lobbying aux États-Unis, Baumgartner et al. (2009, 132) montrent que les arguments mobilisés par les groupes défendant ou s’opposant au statu quo sont globalement très similaires. Autre exemple : De Bruycker (2016) distingue l’information légale, technique, économique et sociale produite par les groupes d’intérêt qui participent aux consultations de la Commission européenne et ne constate aucune différence systématique dans l’information produite par les différents types de groupes d’intérêt. Un regard circonspect de la littérature sur l’expertise des groupes d’intérêt, qui va au-delà du lobbying traditionnel des membres du Congrès américain, incite à la prudence avant d’utiliser les ressources matérielles des groupes comme un indicateur de leur expertise.

Le deuxième problème dans la littérature sur l’influence des groupes d’intérêt qui participent aux consultations législatives ou réglementaires est d’établir un lien direct entre l’expertise des groupes d’intérêt et leur influence. La plupart des chercheurs utilisent l’expertise des groupes d’intérêt comme une variable qui prédit le succès du lobbying, succès mesuré soit par l’accord des préférences entre ces derniers et les décideurs concernant un changement réglementaire ou législatif (Klüver 2009; 2013; J. W. Yackee et Yackee 2006a; A. McKay et Yackee 2007), soit par des mesures de succès

al. 2009). Il est toutefois possible que cet accord soit le produit du hasard (Barry 1980b; 1980a). Par exemple, la mairesse nouvellement élue d’une municipalité promet d’adopter une nouvelle réglementation plus stricte en matière de zonage qui prohiberait certains types de construction, réduirait la densité d’occupation et accentuerait le contingentement de certains usages comme des bars ou des restaurants. Plusieurs groupes d’intérêt économique, entreprises et chambres de commerce participent aux consultations publiques sur le sujet, entrent en contact avec l’administration. Ils investissent des ressources organisationnelles importantes dans une série d’études stipulant qu’une telle réforme découragerait des entreprises de venir s’installer dans la municipalité. Les fonctionnaires qui travaillent sur le dossier effectuent leurs propres analyses. Ils sont très attentifs aux études produites par le milieu économique, mais ne les considèrent pas très crédibles, car celles-ci ne s’appuient pas sur des données probantes à leurs yeux. Parallèlement, plusieurs groupes environnementaux s’opposent également à la réforme, mais parce que celle-ci aurait pour effet d’accentuer l’étalement urbain et, par le fait même, serait néfaste pour l’environnement. L’administration municipale, qui veut devenir un chef de file environnemental dans la région, est beaucoup plus sensible aux arguments présentés par les groupes environnementaux, et décide de reculer. En analysant le processus de consultation, on pourrait attribuer l’influence des groupes d’intérêt économique aux études qu’ils ont produites, au lobbying d’expert auquel ils sont associés. Or, cette corrélation serait le produit d’un alignement de préférences fortuit – le produit du hasard.

Afin d’éviter i) la confusion entre ressources organisationnelles et expertise et ii) la présomption d’une relation causale entre expertise et influence, je suggère de faire intervenir une variable intermédiaire, soit la crédibilité accordée à l’information produite par les groupes d’intérêt. Une organisation dans un secteur donné qui détient des ressources organisationnelles et matérielles importantes ne détient pas nécessairement une expertise reconnue. Et cette même organisation, qui aura investi des ressources organisationnelles et matérielles pour se bâtir une expertise et une réputation dans son secteur, ne sera pas pour autant jugée crédible par les décideurs. Par exemple, Berry (2010, 130‑42) suggère que les groupes « post-matériels » américains, qui ne milite pas pour des intérêts privés, jouissent d’un avantage comparatif grâce à leur expertise et à la crédibilité perçue de l’information qu’ils produisent. On observe le même phénomène dans le contexte parlementaire britannique, où les parlementaires se méfient des lobbyistes qui représentent des intérêts économiques (Russell et Gover 2017, 189‑90; Parvin 2007). Comme le mentionnent Jenkins-Smith et Sabatier (Sabatier et Jenkins- Smith 1993, 44‑45) :

Raw political power may carry the day against superior evidence, but the costs to one’s credibility in a democratic society can be considerable. Moreover, resources expended—particularly in the form of favors called in—are not available for future use. Thus those who can most effectively marshal persuasive evidence, thereby conserving their political resources, are more likely to win in the long run than those who ignore technical arguments.

Ce n’est pas les ressources ou l’expertise autoproclamée d’un groupe d’intérêt qui, en soi, se traduisent par une influence politique, mais la crédibilité que les décideurs accordent à l’information produite ou diffusée par ce même groupe d’intérêt. Faire intervenir la crédibilité de l’information produite avant la prise de décision permet de diminuer le risque que la mesure de l’influence soit fortuite, en établissant un lien direct entre l’offre d’information produite par le groupe d’intérêt et l’allocation de la crédibilité accordée à cette information plutôt qu’un lien indirect entre l’information produite par un groupe d’intérêt et la décision de fonctionnaires ou de politiciens. La crédibilité des groupes d’intérêt constitue une ressource d’influence potentiellement importante qui mérite qu’on s’y attarde.