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Les consultations publiques du BAPE comme lieu d’affrontement de coalitions

Chapitre 3 : Approche empirique

3.1 Les consultations publiques du BAPE comme lieu d’affrontement de coalitions

Le BAPE évalue des projets industriels obligatoirement assujettis à la procédure d’évaluation environnementale québécoise ou à la demande du ministre de l’environnement. Lorsqu’un projet industriel comme est assujetti à cette procédure, « toute personne, tout groupe ou toute municipalité peut demander au ministre la tenue d’une consultation publique ou d’une médiation relativement au projet ». Si cette demande est jugée raisonnable, alors la procédure de consultation est déléguée au BAPE.

Le promoteur du projet, qui peut être privé ou public (Hydro-Québec, ministère des transports, etc.) doit déposer un avis écrit au ministre, qui doit transmettre au promoteur la directive concernant la nature, la portée et l’étendue de l’étude d’impact sur l’environnement que celui-ci doit préparer. Si celle-ci est considérée comme recevable, on entre dans la période d’information publique.

Les consultations se déroulent en deux phases distinctes. Durant la première phase, les intervenants questionnent les experts du promoteur du projet sur les aspects qu’ils jugent lacunaires en présentant des documents qui illustrent ces lacunes. Au terme de ce processus, si le promoteur accepte de répondre aux critiques des intervenants ou les convainc que le projet est bien ficelé, il est possible qu’un accord de médiation soit conclu. Le BAPE (2006, 5) définit la médiation comme étant « un processus de règlement des conflits faisant appel à une négociation qui cherche à rapprocher les parties. » On ajoute que ce « processus peut s’avérer avantageux lorsque la justification d’un projet n’est pas fondamentalement remise en question ». Depuis sa création en 1978, environ 15 % des commissions du BAPE se règlent par médiation1. Si ce n’est pas

le cas, une deuxième phase de consultation s’amorce sous la forme d’audiences publiques. Lors de cette phase, les intervenants participent aux débats publiquement, en

venant témoigner devant la commission et en déposant un mémoire écrit ils spécifient leur position et les raisons qui la sous-tendent.

Le processus d’audiences publiques du BAPE oppose des coalitions d’intérêts assez diversifiées qui se prononcent sur des projets circonscrits à des secteurs précis, comme l’hydroélectricité, le secteur minier ou les infrastructures routières. Ce processus correspond à la description de l’environnement politique proposée par l’Advocacy Coalition Framework (Sabatier et Jenkins-Smith 1993) un cadre particulièrement utile pour l’analyse du processus d’élaboration des politiques publiques. Ce cadre est utile parce qu’il décrit la réalité empirique du processus d’élaboration des politiques publiques d’une manière simple et intuitive, en insistant sur deux niveaux d’analyse. Pour les tenants de l’ACF, les politiques publiques sont débattues la plupart du temps à l’intérieur de sous-systèmes, d’une part, et opposent des coalitions d’intérêts. L’ACF suggère que la plupart des activités politiques pertinentes ont lieu dans des sous-systèmes, soit des espaces politiques confinés géographiquement et par domaine. Le BAPE est en effet le point d’accès de plusieurs sous-systèmes concomitants et plus ou moins enchevêtrés. L’évaluation des projets par le BAPE s’inscrit dans la procédure plus large d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement. La nature de ces projets est multiple. Dans le Règlement relatif à l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de

certains projets, on énumère 37 types de projets assujettis à la procédure d’évaluation

(barrage et digue, oléoduc et gazoduc, fabriques de pâtes et papiers, activités minières, infrastructures routières, exploration et exploitation d’hydrocarbures, enfouissement de

matières résiduelles, etc.2). Ces types de projets sont regroupés en sous-systèmes dans la

section 3.4.

L’ACF postule également que les acteurs qui évoluent dans ces sous-systèmes sont divisés en coalitions qui cherchent à concrétiser des systèmes de croyances antagoniques. On distingue les croyances politiques primaires (l’équilibre entre l’État et le marché, par exemple) des croyances secondaires (mise en œuvre d’un programme précis), les premières étant plus difficiles à changer que les secondes. Une telle division décrit bien la situation qui prévaut lors des consultations publiques du BAPE, lors desquelles s’affrontent deux coalitions d’intérêts assez bien définies. En simplifiant, les membres des coalitions qui se présentent aux audiences publiques représentent deux visions du monde ou croyances primaires opposées (développement industriel vs protection de l’environnement) et des « croyances secondaires » (l’opérationnalisation des différentes facettes d’un projet). Dans le cadre de cette thèse, je ne m’intéresse pas directement aux croyances des groupes d’intérêt, mais plutôt aux procédés argumentatifs qui servent à étayer ces croyances, et en particulier les croyances secondaires.

Les commissions d’enquête sont pilotées par des panels de commissaires, nommés par le gouvernement, qui dirigent les consultations et coordonnent la rédaction des rapports d’enquête. Une fois les consultations terminées, les commissaires du BAPE

produisent un rapport dans lequel ils analysent l’étude d’impact produite par le promoteur du projet et les interventions des acteurs de la société civile qui se sont prononcés lors des consultations et émettent des recommandations sous forme d’avis. Ce rapport est ensuite utilisé par les fonctionnaires du ministère de l’environnement, qui produiront leur propre évaluation environnementale. En effet, le BAPE est un organisme consultatif et n’a pas de pouvoir décisionnel comme tel. Le choix d’accepter ou de refuser un projet revient ultimement au gouvernement qui, au fil d’arrivée du processus décisionnel, produit un décret gouvernemental dans lequel il émet ses propres conditions. Lorsque le gouvernement finit par rejeter un projet, aucun décret n’est émis.

Dans la perspective de l’ACF, hormis les membres des coalitions d’intérêts, les principaux acteurs qui évoluent dans les sous-systèmes sont les « souverains », soit des acteurs en position d’autorité, et les « courtiers », soit des acteurs qui jouent un rôle de médiation entre les coalitions d’intérêts (par exemple, les scientifiques). Les commissaires du BAPE sont à mi-chemin entre les deux. Nommés par le gouvernement en leur qualité d’expert, ils incarnent une certaine autorité, mais sans disposer de pouvoir décisionnel. En m’inspirant de la littérature en administration publique, je les conceptualise plutôt comme des « gestionnaires publics » (Feldman et Khademian 2003 ; Feldman et al. 2006 ; Feldman et Khademian 2007). Le rôle des gestionnaires publics n’est pas de prendre des décisions (souverains) ou de mettre des gens en relation (courtiers), mais plutôt de résoudre des problèmes complexes en tentant d’incorporer l’ensemble des points de vue existants.