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LES DARDANIDES, OBJETS ET VICTIMES DE L'AMOUR DES DIEUX

B. La série des Dardanides dans l'Hymne à Aphrodite

B. La série des Dardanides dans l'Hymne à Aphrodite

Aphrodite, après s'être couchée auprès d'Anchise, comprend qu'elle est tombée dans un piège. Le discours qu'elle entame à l'adresse de son amant développe une réflexion sur les relations amoureuses entre hommes et dieux, sur les conditions de leur réussite ou de leur échec, aboutissant à la conclusion implicite que les deux espèces doivent désormais demeurer séparées. La race des Dardanides lui sert d'exemple pour illustrer et justifier cette évolution, ainsi que la nécessaire restriction de son propre pouvoir.

1. La structure de la série

Le récit des amours de Ganymède et de Tithon est introduit comme un commentaire à la protection divine dont jouit Anchise. Malgré sa peur du châtiment, il

142 XVIII, 86-89.

143 Nous ne sommes pas d'accord avec C. Segal, qui estime que l'Hymne à Aphrodite met l'accent, à travers la maternité divine, sur les unions déesses-mortels, qui font entrer de façon particulièrement frappante un être immortel dans le cycle de procréation proprement humain ("The Homeric Hymn to Aphrodite : A Structuralist Approach", CW, 67, 1974, p. 209). Nous ferons deux objections à ce jugement : outre que la reproduction sexuée nécessite par définition deux membres de sexe opposé — ce qui signifie que le dieu père d'un héros est tout aussi impliqué dans la procréation qu'une mère divine — , elle joue un rôle dans la naissance des dieux eux-mêmes, et n'est donc pas réservée aux mortels. Par ailleurs, le texte dit clairement que Zeus veut mettre fin à toutes les unions entre divinités et humains. Les vers 50-52 insistent sur ce point en prenant soin de mentionner aussi bien les relations dieux-mortelles que les relations déesses-mortels. La maternité d'Aphrodite n'est donc que le pendant de la paternité à laquelle elle a contraint le Cronide, et l'insistance que C. Segal pense déceler s'explique simplement par le fait que la partie narrative de l'hymne raconte les amours d'Aphrodite.

ne tirera que des bénéfices de son union avec Aphrodite car, à l'instar de tous les hommes de sa race, son charme le rapproche des dieux145. D'un point de vue strictement narratif, c'est cette dernière affirmation qu'illustrent le rapt de Ganymède (202-203), puis celui de Tithon (218-219). Le discours revient ensuite en boucle sur Anchise pour le comparer à ses deux ancêtres (239-246). On s'aperçoit alors qu'un glissement s'est effectué, du thème de la beauté commune aux Dardanides à celui de la vie que la proximité du divin leur procure individuellement, et sur ce plan, le destin d'Anchise s'oppose aussi bien à celui de Tithon qu'à celui de Ganymède.

La notion de race unit les trois exemples, fournissant le fil conducteur de la bonne entente amoureuse instaurée entre les Dardanides et les dieux à cause de leur beauté quasi-divine. La série n'est cependant pas à proprement parler généalogique puisqu'elle progresse, non par des liens de filiation, mais suivant une unité thématique de la lignée. Voici comment Aphrodite et le poète passent de Ganymède à Tithon :

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"De même, à son tour, Eos au voile d'or146 enleva Tithon, issu de votre race, semblable aux immortels." (HHAphr, 218).

On a à la fois la reproduction du motif du rapt, soulignée par ê> et 0n, puis la reprise du thème caractéristique de l'ensemble formé par les Dardanides. L'adjectif possessif "votre" implique également Anchise en insistant sur ses liens avec Tithon et les autres membres de la famille.

Comme une généalogie, la série est orientée d'un point de vue chronologique. La génération de Ganymède précède celle de Tithon et d'Anchise. S'il est vrai qu'ensuite Aphrodite peut évoquer pour le jeune Anchise un Tithon accablé par la vieillesse, cela ne permet pas de tirer une conclusion concernant l'âge relatif des deux cousins, dans la mesure où le récit de la déesse se concentre sur le processus de vieillissement, sans chercher à en évaluer la durée. L'amant d'Eos est pris dans un temps divin, éternel, qui ne correspond pas à celui des hommes. Néanmoins, Cypris raconte son rapt en employant l'aoriste, comme un événement passé par rapport à sa rencontre avec Anchise. Son discours se déroule donc comme une histoire de la race.

145 HHAphr. 193-201.

146 Nous adoptons pour l'adjectif #5B.A%5'2'> la suggestion de P. Chantraine (DELG, s.v. %5A20), examinée et argumentée par J. Scheid et J. Svenbro, Le métier de Zeus : Mythe du tissage et du tissu, Paris, 1994, p. 61 sq.

Cette progression orientée fait apparaître une structure fondée sur le jeu des catégories immortalité / mortalité, insensibilité à l'âge / vieillissement, fondements de l'opposition entre hommes et dieux. C. Segal a montré que les récits concernant les trois Dardanides se prêtent admirablement à l'analyse structuraliste, les codes des lieux et des aliments, par exemple, reproduisant les combinaisons du code biologique147. Dans ce cadre, entre Ganymède, rendu immortel et éternellement jeune, et Anchise, qu'Aphrodite ne tentera pas de soustraire à sa condition de mortel promis à la décrépitude, Tithon apparaît comme une figure médiane. Immortel mais éternellement vieillissant, il incarne une correction imparfaite des différences entre les natures humaine et divine, ayant pour résultat l'aggravation de la douleur dont elles assombrissent la relation amoureuse. Sa situation est un échec à tous points de vue, auquel les destins pourtant opposés de Ganymède et d'Anchise, au terme du récit d'Aphrodite, paraîtront tous deux préférables.

A première vue, mettre ainsi sur le même plan les trois légendes oblige à négliger la succession chronologique dans laquelle elles s'inscrivent et ne permet pas de comprendre la progression du discours d'Aphrodite, mais en fait, les deux principes d'organisation ne sont pas antinomiques. Dans les mythes, le récit généalogique est une façon privilégiée de rendre raison d'une structure148. Nous tenterons donc d'éclairer l'histoire de la race des Dardanides en prenant pour point de départ et modèle l'interprétation de J. Strauss-Clay, qui sait mettre en valeur la dynamique de l'hymne tout en exploitant, voire en complétant le travail des structuralistes149.

2. Vers une transformation des rapports entre hommes et dieux

Zeus et Ganymède

Au problème de la pénible et menaçante confrontation des natures humaine et divine, Zeus, épris de Ganymède, apporte une réponse radicale : il transforme l'objet de son désir en divinité. La première étape consiste à l'installer au séjour des dieux. Sous forme de bourrasque150, le Cronide enlève donc le jeune homme vers l'Olympe. Son but est de de lui conférer un statut divin ; il souhaite qu'il vive avec les immortels (202-203),

147 "The Homeric Hymn to Aphrodite", p. 205-212. H. King ("Tithonos and the Tettix", Arethusa, 19 (1), 1986, p. 15-35) prolonge son analyse en ajoutant la cigale dans la structure qu'il a dégagée, considérant que si l'hymne ne mentionne pas la métamorphose de Tithon en insecte, c'est pour des raisons rhétoriques. Voir la réponse de C. Segal : "Tithonus and the Homeric Hymn to Aphrodite : A Comment", Arethusa, 19 (1), 1986, p. 37-47.

148 J.-P. Vernant, "Le mythe hésiodique des races : Essai d'analyse structurale", Mythe et pensée, p. 22.

149 The Politics of Olympus, p. 184-201.

150 HHAphr. 208. La métamorphose de Zeus en aigle est relativement tardive. Théocrite (?), Idylles, XX, 40-41 ; Ps.-Apollod. Bibl. III, 12, 2.

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"et que, dans le palais de Zeus, il serve le vin aux dieux — spectacle prodigieux — , honoré par tous les immortels, puisant au cratère d'or le nectar écarlate." (HHAphr. 204-206).

La demeure de Ganymède est désormais celle de Zeus, sa compagnie, celle des Olympiens. Son apparence provoque l'émerveillement, réponse caractéristique aux phénomènes, aux personnes, aux objets à travers lesquels la présence divine se manifeste151. Le jeune homme se voit en outre accorder par la communauté divine une /(+C, une "part d'honneur", à titre définitif (c'est ce qu'indique le parfait /&/(+=2'>). L'encadrement de l'expression 7,2/&..( /&/(+=2'> !%02,/'(.( par les vers 204 et 206, mentionnant le service d'échanson, indique que c'est cette activité qui a été attribuée à Ganymède comme prérogative particulière. Il a désormais sa part dans l'équilibre des timai divines et sa fonction personnelle au sein de l'Olympe. C'est seulement lorsqu'Hermès annonce à Tros ce qui est arrivé à son fils que l'on apprend la divinisation proprement dite du jeune héros. Il est désormais "immortel et épargné par la vieillesse, à l'égal des dieux" (!%,20/'> 10: !"C58> @.0 %&'V.(2, 214). Le changement de lieu et de statut s'achève avec la transformation biologique.

La fonction d'échanson sied tout particulièrement au mortel assimilé aux dieux. En effet, le nectar qu'il sert aux Olympiens, comme l'ambroisie, nourriture divine, préserve le corps de toute atteinte. Dans la poésie homérique, ces deux substances ne confèrent pas l'immortalité, mais empêchent ou retardent les altérations physiques dues à l'âge ou à la mort152. Elles maintiennent le corps des dieux dans un état de beauté et de vigueur, tandis que l'ambroisie efface sur le cadavre de Sarpédon, de Patrocle ou d'Hector153 toute trace de corruption. Ganymède, figé pour l'éternité dans une désirable jeunesse, puisant le nectar dans des cratères d'or, métal inaltérable, symbolise donc désormais la condition divine par opposition avec la vulnérabilité au changement qui caractérisait jusque là sa nature d'homme.

Zeus ne verra pas vieillir son amant. Il ne souffrira pas non plus à cause d'enfants mortels puisque la procréation est exclue de leur union amoureuse. Le caractère homosexuel de la relation participe donc à sa réussite, ou du moins à l'annulation de la menace qu'elle représente pour le dieu. Ce n'est pas ce type de rapport qui motive la restriction du pouvoir d'Aphrodite.

151 cf. J. Strauss-Clay, The Wrath of Athena, p. 167.

152 J. Strauss-Clay, The Wrath of Athena, p. 145-148.

La douleur paternelle n'est pas pour autant absente du récit concernant Ganymède ; plusieurs vers sont consacrés au deuil de Tros (207-209). Mais celui-ci ne met pas en danger l'ordre des choses, car Tros est un père humain, par nature exposé à souffrir de la disparition de son fils. Son chagrin, dû à l'incapacité, elle aussi fondamentalement humaine, de comprendre le sens du rapt et les desseins divins, n'a rien que de très normal. Les dons de Zeus, les éclaircissements fournis par Hermès, suffisent à l'effacer et à lui substituer la joie. Tiré par les chevaux qui ont traîné les dieux, soulagé de son ignorance et de sa peine, Tros jouit d'un état qui participe de la divinité. Il demeure cependant mortel.

La philotès amoureuse de Zeus et de Ganymède résout donc les problèmes et les déséquilibres qu'une relation homme-divinité peut provoquer sur l'Olympe. Comme les hommes de l'âge d'or ou de l'ère antérieure à la venue de Pandore, Ganymède participe au banquet des dieux, est épargné par la vieillesse, et échappe à la nécessité de s'unir à une femme. La séparation entre hommes et dieux, née du conflit entre Prométhée et le Cronide, est annihilée. Du point de vue du genos troyen, la perte que représente le jeune prince disparu se mue en richesse et en sujet de réjouissance.

Eos et Tithon

L'histoire d'Eos et Tithon a le même point de départ que celle de Zeus et Ganymède : un rapt justifié par la beauté du mortel. La déesse Aurore choisit, comme le Cronide, de diviniser son amant, mais pour cela, elle doit faire une demande au maître de l'Olympe, garant des timai divines, visiblement seul habilité à métamorphoser un mortel en dieu. Elle obtient pour Tithon l'immortalisation ; malheureusement, elle a oublié un détail :

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"L'insensée ! Elle ne songea pas en son esprit, Eos souveraine, à demander aussi la jeunesse, et à effacer la funeste vieillesse." (HHAphr. 223-224).

Le poète signale l'erreur commise par Eos avec l'adjectif 237$3, approprié aux personnages qui font preuve d'une sottise ou d'une légèreté puériles. Ce jugement du locuteur, très effacé par ailleurs, crée un effet de surprise dans le cours de la narration, attirant l'attention sur l'événement. A l'intérieur du vers, 237$3 s'oppose en outre de façon ironique à la très sérieuse épithète d'Eos, 7A/2(0, marque de sa nature divine (elle est réservée aux déesses154). L'interprétation de l'erreur d'Eos pose des problèmes.

Pour H. Podbielski, elle est due à l'amour irraisonné et fou qui s'est emparé d'elle, à une passion aveugle source d'atè155. J. Strauss-Clay met quant à elle l'accent sur le rôle de Zeus dans l'octroi de l'immortalisation, mais sans préciser si elle le considère comme responsable de l'oubli d'Aurore156. A vrai dire, le texte ne donne aucune prise aux explications. D'un point de vue narratif, la demande incomplète est simplement le point de départ de la pathétique décrépitude de Tithon. D'un point de vue structural, elle dissocie les deux composantes de l'opposition homme-dieu (rapport à la mort / à la vieillesse), soulignant par contraste leur solidarité dans la culture archaïque. La redondance des deux propositions du vers 224, mise en valeur par le chiasme, insiste sur l'échec de la divinisation ; Tithon est condamné à n'avoir sa place ni chez les dieux, ni chez les hommes.

Commence alors le récit du vieillissement du héros157 et de son impact sur la relation qu'il entretient avec Eos. Au début, le mariage est équilibré. Aussi longtemps que Tithon possède la "jeunesse qui suscite tant de désirs" (7'-BC50/'> ä`3, 225), il jouit d'Eos dans la bonne entente amoureuse (a'V /&57A+&2'>, 226), vivant avec elle aux rives de l'Océan, aux confins de la terre. Cet endroit, situé aux marges fabuleuses du monde, n'est ni le siège des dieux, ni celui des hommes, et reflète la nature mixte de Tithon. Sans doute a-t-il aussi un rapport avec le statut d'Eos158.

Dans l'Iliade et l'Odysée, l'Aurore n'est pas intégrée au cercle des Olympiens159 ; elle quitte chaque matin son palais pour apporter la lumière aussi bien aux immortels qu'aux mortels160. Cette fonction universelle lui donne un rôle ambigu dans la séparation des hommes et des dieux puisque, tout en étant divine, elle réunit les deux espèces dans la satisfaction d'un besoin identique. En outre, ses déplacements plutôt horizontaux — le verbe employé par l'épopée à son sujet est F7(1$)20+0(, "se répandre (sur la terre)"161 — sont incompatibles avec une circulation verticale entre le sol et l'Olympe, et la rendent inapte à transporter un mortel vers la demeure des dieux. Il est fort probable que cet aspect de l'amante divine soit lié à l'échec de sa demande de divinisation. Dans le même ordre d'idées, la répétition des levers de l'Aurore semble

155 La structure de l'Hymne homérique à Aphrodite, p. 71-72.

156 The Politics of Olympus, p. 188.

157 Pour une discussion de l'apparition de ce thème dans l'histoire littéraire, voir H. Podbielski, La

structure de l'Hymne homérique à Aphrodite, p. 69-70.

158 Les commentateurs de l'hymne qui se posent la question de savoir pourquoi Eos est impliquée dans cette relation amoureuse évoquent généralement le symbolisme de la nature et le modèle de l'Aurore védique, épouse du soleil dont elle partage la couche, en même temps que mère du soleil levant. Pour un aperçu de ces interprétations, voir l'article "Eos" dans la RE. Voir aussi G. Nagy, Le

meilleur des Achéens, p. 238-244.

159 cf. Il. VIII, 1-2 ; Od. IX, 1-2 : l'assemblée des dieux se tient pendant qu'Eos remplit sa tâche quotidienne.

160 Il. XI, 1-2 ; XIX, 1-2 ; Od. V, 1-2.