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LES DARDANIDES, NOBLES BARBARES DE LA TRAGEDIE

B. La représentation des Dardanides à l'époque archaïque

L'état très fragmentaire de nos sources ne nous permet pas de suivre pas à pas l'évolution de la représentation des Dardanides et des Troyens durant cette période. Entre les poèmes homériques et les oeuvres historiques ou tragiques du Ve siècle, seuls quelques vers lyriques et quelques fragments du Catalogue des femmes les mentionnent, nous renseignant plutôt sur l'influence de l'Iliade que sur les conceptions idéologiques des poètes de l'époque archaïque.

1. Chez les poètes lyriques

Les fragments les plus importants se trouvent chez Sappho, Alcée et Ibycos. Tous trois adaptent aux dialectes et aux rythmes qui leur sont propres des sujets empruntés à l'épopée. On peut étudier la façon dont ils jouent avec la langue homérique, et remarquer, comme le fait D.L. Page, que "les thèmes épiques vont de pair avec un style épique"37, mais il demeure très délicat d'évaluer le statut des Troyens qu'ils mettent en scène.

Le F 44 de Sappho raconte les noces d'Hector et d'Andromaque, ou, plus précisément, le retour du héros parti chercher sa fiancée à Thèbe, chez son père, et la

35 I, 158-160.

36 VI, 224-229.

fête à laquelle se livrent les gens d'Ilion à cette occasion. Selon une hypothèse raisonnable, il s'agirait d'un extrait de chant nuptial, la poétesse ayant composé un certain nombre d'épithalames38. Hector et Andromaque feraient figure de modèles pour le nouveau couple. On pourrait alors établir une comparaison avec les épinicies, la référence à un passé mythique ayant pour but de symboliser et de grandir l'événement que l'on célèbre, de lui donner de la solennité.

Le thème choisi par Sappho ne fait l'objet que de brèves allusions chez Homère. Le mariage d'Andromaque est évoqué en quelques mots, lorsqu'à la nouvelle de la mort d'Hector, elle s'évanouit et perd le voile qu'Aphrodite lui avait donné

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"le jour où Hector au casque étincelant l'avait emmenée du palais d'Eétion, après avoir offert d'innombrables présents de mariage." (XXII, 471-472).

Sappho développe ce souvenir, comme si elle s'appropriait la mémoire de l'épopée. Ce que celle-ci raconte au passé, la poétesse nous le met sous les yeux, par la bouche d'Idaos, héraut de Priam :

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"Hector et ses compagnons amènent de la sainte Thèbe et des sources (?) de Placia une fille aux yeux noirs, la délicate Andromaque, dans leurs nefs, sur les flots salés."(F 44, l. 5-8, PLF).

On retrouve le verbe +12-*, qui désigne l'acte fondamental du mariage, mais cette fois au présent. Le mari fait passer la femme chez lui, l'obligeant à quitter la demeure paternelle, identifiée dans notre citation homérique par le nom du père d'Andromaque, Eétion, et chez Sappho par les noms de lieu Thèbe et Placia. Ceux-ci font écho à un passage du chant VI, qui contient la seconde allusion homérique aux noces39.

Suit la description des richesses innombrables accompagnant la jeune épousée : bracelets d'or, vêtements de pourpre, objets précieux, d'argent ou d'ivoire (l. 8-10). L'impression de profusion que suscite cette énumération, l'éclat jeté par les métaux

38 Sappho and Alceus, p. 71-72.

précieux, rappellent les détails homériques : les ,P#/$ `5*$ versés par Hector, son casque étincelant, le voile offert à Andromaque par Aphrodite d'or. Peut-être Sappho pense-t-elle aussi au qualificatif de Q%J85)#%& appliqué à la jeune femme dans l'Iliade40. Composé formé sur l'idée de don (5B#%*), cet adjectif peut être interprété comme faisant référence aux nombreux présents échangés lors de ses noces, qu'il s'agisse des cadeaux faits par son père à la famille d'Hector, ou, selon l'usage le plus souvent attesté chez Homère, des hedna offerts par le fiancé à son beau-père, sur lesquels les vers du chant XXII mettent l'accent. L'insistance sur le luxe entourant la jeune mariée, héritage de l'épopée, donne au couple une grandeur et une majesté quasi-divines41. On ne peut raisonnablement douter que Sappho mette en valeur le faste des noces, perpétuant la conception aristocratique de la richesse comme signe de noblesse et d'honneur.

Si, de ce point de vue, les Troyens de Sappho ressemblent fort à ceux d'Homère, on peut remarquer dans le poème l'apparition d'éléments d'origine orientale inconnus de l'épopée. Dans la description de la fête qui s'organise à l'annonce de l'arrivée des mariés, les luxueuses voitures au nom insolite (7$;/*$-), les castagnettes, ainsi que la myrrhe et l'encens créent un décalage avec la coloration épique de l'ensemble42. Ilion est représentée comme une ville asiatique. Le problème est que nous n'avons pas le moyen de déterminer si ces détails sont empruntés au monde dans lequel Sappho évolue, et s'ils manifestent seulement l'assimilation de l'épopée par la poétesse, au même titre qu'elle mélange traits de langue homérique et dialecte lesbien, ou si ce sont les marques d'une volonté délibérée d'exotisme. Dans la mesure où les Eoliens, au VIIe et VIe siècles, possédaient des colonies dans la région d'Ilion en Troade, ainsi que sur la côte faisant face à Lesbos43, il nous paraît probable que les objets auxquels le poème fait allusion circulaient entre le continent et l'île, mais comment juger de la perception que pouvait en avoir le public de Sappho ?

Du point de vue de la caractérisation des Troyens, les fragments que nous avons conservés d'Alcée et d'Ibycos ne révèlent guère d'innovations par rapport à l'épopée. L'homogénéité du monde héroïque est préservée. Ibycos, dans un éloge adressé à Polycrate, lui propose un double modèle mythique : un Argien, semble-t-il (le texte est lacunaire), et Troïlos, le fils de Priam. Selon lui, Troyens et Danaens admirent également la beauté des deux hommes44. Il présente donc les camps adverses comme unis par un même système de références. En outre, le destinataire de l'encomion doit se

40 VI, 394.

41 Hector et Andromaque sont comparés aux dieux l. 34 et probablement l. 21.

42 l. 13, 25, 30. Voir D.L. Page, Sappho and Alceus, p. 71 ; E. Hall, Inventing the Barbarian, p. 45-47.

43 Hérodote, Hist. I, 151 ; V, 94, 122.

sentir honoré par la comparaison avec l'un aussi bien qu'avec l'autre45, ce qui prouve qu'il n'y a rien de dégradant à être assimilé à un héros troyen.

Dans une poésie lyrique d'apparat, soucieuse de rivaliser avec l'épopée, ayant recours au passé mythique pour donner de la grandeur au présent, l'image des Troyens et des Dardanides demeure donc dans une très large mesure inchangée. Si, comme c'est probable, l'idée que les Grecs se font des peuples d'Asie Mineure au VIe siècle évolue au contact des puissants empires lydien et perse, cela n'affecte pas le souvenir des temps héroïques.

2. Dans le Catalogue des femmes

Le Catalogue des femmes, dont on date la composition du VIe siècle46, est un poème organisant le monde des héros selon un principe généalogique, avec pour point de départ les fécondes amours des dieux et des mortelles. Par certains aspects, l'oeuvre accentue les liens unissant les Hellènes et met la forme généalogique au service de la construction de l'identité grecque. Les éponymes des Eoliens et des Doriens, ainsi que Xouthos, l'ancêtre des Ioniens et des Achéens, forment ainsi le groupe des enfants d'Hellen, fils de Deucalion47. En affirmant l'existence d'une telle parenté entre certains groupes ethniques de l'Hellade, le poème reflète non pas l'existence de rapports historiques ou biologiques entre eux, mais la conscience, à un moment donné, de leurs affinités. Toutefois, nombre de lignées prestigieuses, et à travers elles, de cités et de communautés grecques, échappent à ce schéma. Les rois mythiques de Sparte, d'Argos et de Mycènes n'y sont pas plus intégrés que les éponymes des Arcadiens ou des Etoliens. Il ne s'agit donc pas d'une refonte globale des données épiques.

Quant à la lignée de Dardanos, fils du Cronide et d'Electre48, une Atlantide, elle se trouve sur le même plan exactement que celle de Lacédémon, fils d'une autre Atlantide, Taygèté49. Pour autant qu'on puisse en juger, étant donné l'état très fragmentaire du Catalogue pseudo-hésiodique, aucune relation de parenté ne subordonne le genos royal de Troie à des figures grecques. Même s'il est probable que les auditeurs du poème considèrent les peuples de Troade comme des races étrangères d'Asie, le parallélisme des familles spartiate et troyenne montre que les Dardanides conservent un statut généalogique identique à celui de certains Grecs. Cette

45 l. 46-48.

46 Voir l'argumentation de M.L. West, The Hesiodic Catalogue of Women : Its Nature, Structure

and Origine, Oxford, 1985, p. 130-137.

47 F 9, M-W. Sur cette généalogie, voir J.M. Hall, Ethnic Identity in Greek Antiquity, Cambridge, 1997, p. 42-44, 47-51.

48 F 177, M-W.

49 Voir M.L. West, The Hesiodic Catalogue of Women , p. 94 sq. Le savant est tenté de rattacher à la descendance des Atlantides la section du catalogue concernant la lignée de Pélops, car Steropé, fille d'Atlas, est selon certaines sources la grand-mère d'Hippodamie, femme de Pélops (p. 109).

particularité n'échappe pas à M.L. West, qui estime que la généalogie des Atlantides est une construction artificielle — il entend par là qu'elle n'appartient pas à une tradition ancienne et n'est guère antérieure à la création du Catalogue — destinée à regrouper les protagonistes de l'épopée troyenne50. Ce serait donc l'influence d'Homère et de sa vision homogène du monde qui conduirait l'auteur de l'oeuvre à mettre les Dardanides et leurs adversaires sur un pied d'égalité. Cela dit, rien ne permet d'exclure que les mentions géographiques ou les récits consacrés à la famille n'aient par ailleurs accentué, par rapport à l'Iliade, son caractère asiatique51. Mais pour pouvoir constater la transformation explicite des Troyens en barbares, il nous faut attendre les oeuvres postérieures aux guerres médiques.