• Aucun résultat trouvé

1. La colère d’Enée

Le Péléide met le doigt sur un point que nous savons être douloureux pour le fils d'Anchise : la question de son statut par rapport à Priam et au peuple troyen. En effet, au chant XIII, on trouve l'image d'un Enée refusant de se battre au premier rang, le coeur rempli de colère (mènis)49 à l'égard du roi,

.h1;-' X,' @<(E01 @#1*7 3;*' 614,&<'1 .i *' *A;<-;1

"parce qu'il ne l'estim[e] pas du tout, malgré son excellence, au même titre que les autres héros." (XIII, 461).

Outré de la façon dont Priam répartit les timai, le héros se désolidarise des fils du roi — c'est en l'occurrence Déiphobe qui se bat en première ligne — et de ceux qu'il honore à leur égal. Il faut la mort d'Alcathoos, le mari de sa soeur Hippodamie,

48 cf. F. Letoublon, "Défi et combat dans l'Iliade", REG, 96, 1983, p. 27-48.

49 Nous avons là, d'après G. Nagy, la seule mention du sentiment de mènis qui n'ait pas trait au thème central de l'Iliade, la colère d'Achille contre Agamemnon. cf. Le meilleur des Achéens : La

fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Baltimore, New York, 1979 (trad. J. Carlier et

dire un homme qui lui est plus proche que les Priamides, ses cousins au troisième degré, et surtout n'a aucun lien, même indirect, avec Priam — c'est d'Anchise qu'il est le gendre —, pour le ramener au combat.

G. Nagy fait remarquer le parallèle saisissant qui lie ainsi Enée à Achille, dont l'histoire se schématise de la même façon : un conflit entre le chef suprême et le meilleur des guerriers — Enée est qualifié à plusieurs reprises, en même temps qu'Hector, de "meilleur des Troyens"50 — au sujet de la reconnaissance de son statut, aboutissant à la colère du héros et à son retrait du combat51. Le Péléide peut donc en connaissance de cause piquer son adversaire au vif lors de l'affrontement verbal qui précède le combat singulier.

2. Les provocations d’Achille

jM1;A7, *A <Z *#<<.1 S3AE.! %.EE01 @%;E(k1 178 N<*+$l m <: ); (!30$ @3.O 37L:<7<(7' 61`);'

@E%#3;1.1 Q,`;<<'1 61&n;'1 "%%.4&3.'<' 180 *'3o$ *o$ 2,'&3.!l 6*[, ;p -;1 N3' @n;17,An>$,

.i *.' *.i1;-& ); 2,A73.$ ):,7$ @1 L;,O (C<;' ] ;M<O1 )&, ." %7?4;$, S 4' N3%;4.$ .R4' 6;<AG,B1.

"Enée, pourquoi te postes-tu si en avant de l'armée ? Ton coeur te pousse-t-il à lutter contre moi dans l'espoir que tu seras chef des Troyens dompteurs de chevaux, avec le statut (timè) de Priam ? Mais tu peux me tuer, ce n'est pas pour autant que Priam déposera entre tes mains sa part d'honneur (geras). Il a des enfants ; et il a l'esprit ferme, non changeant." (XX, 178-183).

Par cette dernière remarque, Achille insiste cruellement sur le fait que la décision de Priam — priver Enée de sa timè — semble irréversible. Non content de rappeler à son adversaire la position délicate dans laquelle il se trouve par rapport au roi, il le soupçonne ensuite de manquer de courage, et le nargue en faisant miroiter la récompense qu'il recevra de la part de la communauté dans le cas hautement improbable où il parviendrait à l'abattre :

q 1/ *A *.' Q,g;$ *:3;1.$ *&3.1 Nn.L.1 XEEB1, -7E01 G!*7E'o$ -7O 6,./,+$, rG,7 1:3+7',

50 cf. XVII, 513. Voir aussi VI, 78-79.

51 Le Meilleur des Achéens, p. 311-314. G. Nagy exploite ce parallèle pour suggérer l'existence d'une tradition épique indépendante, centrée sur Enée comme l'Iliade l'est sur Achille.

7p -;1 @35 -*;A1>$l L7E;%g$ 4: <' N.E%7 *0 s:n;'1. ῎q4+ 351 <: ): G+3' -7O XEE.*; 4.!,O G.=o<7' ]

"Ou bien serait-ce que les Troyens t'ont taillé un domaine (*:3;1.$) supérieur à tous les autres, riche en vergers et en labours, dont tu pourras jouir si tu me tues ? Mais, à mon avis, tu auras du mal ! Une fois déjà, à un autre moment, je dis que tu as fui ma lance." (XX, 184-187).

3. Timè et geras

Les deux phases de la provocation abordent en fait le même problème sous deux angles différents. Pour bien le comprendre, il faut revenir brièvement sur les notions de

timè et de geras52. Timè signifie d'abord le "prix", la "valeur". Au sein de la société homérique, chaque héros est défini par la timè que lui octroient le Destin ou les dieux, en fonction de laquelle il se place dans la hiérarchie des hommes. Le mot en vient donc à désigner le "rang social", ainsi que, indissociablement, l'"honneur" qui s'y attache. La société héroïque — mais aussi le monde de l'Olympe — présente ainsi une échelle de

timai, au sommet de laquelle on trouve le statut suprême de roi.

La timè s'accompagne toujours de marques honorifiques, car, bien qu'elle ne soit théoriquement pas déterminée par les hommes, ceux-ci ont pour rôle de la rendre manifeste à travers des égards particuliers, assumés à la fois par la communauté dans son ensemble et par le roi, garant de l'équilibre et du respect des statuts. Le verbe *'3&B, utilisé par Sarpédon lorsqu'il évoque l'échange qui s'instaure entre le peuple et ses chefs53, exprime donc cette reconnaissance par le groupe d'une position héroïque d'origine divine, reconnaissance indispensable, car la notion de timè a une valeur relative et non intrinsèque54. Enée, comme Achille, comme tout autre, est susceptible de voir sa timè grandir ou diminuer55, et son rang changer en conséquence, selon le vouloir des dieux, la façon dont il remplit les devoirs — notamment guerriers — inhérents à son statut de héros, et la façon dont il en est récompensé. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'homme homérique se trouve pris dans trois séries de causes : la marche du destin, qui détermine le lot de chacun, la volonté divine, et le dynamisme

52 Pour plus de précisions, voir E. Benveniste,Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 43-47 (sur ):,7$), p. 50-53 (sur *A3+) ; J.-C. Riedinger, "Remarques sur la *A3+ chez Homère", REG, 89, 1976, p. 244-264 ; J. Redfield, Nature and Culture in the Iliad, p. 33-34; 94-95 ; E. Scheid-Tissinier, Les usages du don chez Homère : Vocabulaire et pratiques, Nancy, 1994, p. 196-197. E. Lévy a publié dans Ktèma, 20, 1995, un article sur les notions d'6,;*C, *A3+, 7M4`$ et 1:3;<'$ chez Homère, que nous n'avons pu consulter.

53 XII, 310. Voir E. Scheid-Tissinier, Les usages du don chez Homère, p. 222-223 et la bibliographie qu'elle donne à propos de ce passage.

54 Sur la valeur essentiellement sociale de la timè, on renverra à l'article de J.-C. Riedinger, "Remarques sur la *A3+ chez Homère".

de l'action humaine56. En d'autres termes, si c'est sa destinée, si les dieux le souhaitent, et s'il se rend, aux yeux des Troyens et de Priam, digne des plus grands honneurs, Enée accèdera au statut de chef suprême.

Le mot geras, quant à lui, désigne la part que le roi des rois, investi du pouvoir de l'ensemble de la communauté, accorde à chaque héros selon son statut dans les actes de partage (sacrifice, répartition du butin). C'est donc en quelque sorte la manifestation concrète de la timè. Dans notre texte, le geras de Priam représente une preuve matérielle de la souveraineté qu'il exerce sur les Troyens et qu'il transmettra à qui lui succèdera. C'est sa supériorité sur le geras des autres rois troyens qui distingue son possesseur comme le détenteur de l'autorité.

Par ailleurs, on apprend de la bouche de Sarpédon que l'octroi d'un temenos par le peuple constitue l'une des modalités de la reconnaissance de la timè57. Or, selon les mots mêmes d'Achille, si Enée le tuait, il se verrait tailler un domaine à la hauteur de l'exploit, supérieur (Nn.L.1) aux autres, qui témoignerait par sa richesse d'une timè supérieure à celle des autres. N'avons-nous pas, dans ce geste par lequel le groupe distingue le héros, une action symétrique de la remise du geras royal par Priam ? Il serait tentant de l'affirmer, mais un élément vient affaiblir cette hypothèse.

Selon notre texte, le don du temenos est subordonné à la mort d'Achille ("si tu me tues" XX, 186), tandis que la transmission du geras ne l'est justement pas ("même si tu me tues" XX, 181). Or il ressort des paroles de Sarpédon que la communauté attend en échange d'un cadeau de ce type l'implication totale de ses chefs dans la bataille. La construction de son discours est à cet égard tout à fait claire. Il débute par une question :

tE78-;, *A u 4v 1g' *;*'3C3;<(7 3&E'<*7 (...) l

"Glaucos, pourquoi donc nous montre-t-on tant d'égards (...) ?" (Il. XII, 310).

Puis il énumère ces égards, avant d'énoncer l'obligation qui en découle :

*g 181 L,v 9!-A.'<' 3;*[ %,`*.'<'1 @#1*7$ V<*&3;1 w45 3&L+$ -7!<*;',o$ 61*'=.Eo<7'

"A cause de tout cela, nous devons nous poster parmi les premiers des Lyciens, et, les premiers, nous jeter dans l'ardente bataille." (Il. XII, 315-316).

56 cf. J-P. Vernant, "La société des dieux", in Mythe et société, p. 116-117.

Le geste de la collectivité apparaît donc lié aux prouesses guerrières ou défensives58 et indépendant du problème de la transmission du pouvoir, dont le règlement appartient au roi. On remarquera d'ailleurs que les Troyens accordent déjà à Enée la timè que Priam lui refuse : il est honoré à l'égal d'Hector par les Priamides, dont il est le compagnon d'armes (V*7?,.1)59, et à l'égal d'un dieu par le peuple (4C3\)60. La reconnaissance de la communauté troyenne a son importance dans l'accession à la qualité de basileus en ce qu'elle confère au héros un statut, sinon de roi, du moins de guerrier hors du commun, ainsi que la richesse nécessaire pour tenir son rang, mais la décision ultime de transmettre le geras royal appartient à Priam.

4. Valeur guerrière et hérédité

Anticipons un instant sur le cours de l'Iliade pour observer Priam au chant XXIV61. Hector est mort ; son père s'apprête à aller réclamer son corps à Achille. Les Troyens l'entourent en pleurs, mais il les chasse, courroucé par cette douleur ignorante : ce n'est pas seulement d'un homme qu'il faut prendre le deuil, mais de la cité tout entière, livrée sans défense aux Achéens. On retrouve ici l'idée qu'"Hector seul protège Ilion"62. Puis le roi se tourne vers ses fils, leur lance des injures, leur reproche d'avoir survécu au meilleur d'entre eux,

F$ (;0$ N<-; 3;*' 614,&<'1 "qui était un dieu parmi les héros."(XXIV, 258).

Le mot 614,&<'1 montre que la supériorité reconnue à Hector par son père tenait bien à sa valeur guerrière. Par sa capacité à lutter pour défendre son peuple, c'est-à-dire pour assurer la continuité et la stabilité du corps social, il jouissait d'un statut hors du commun, d'une timè comparable à celle des dieux, et méritait le pouvoir royal. Mais sa mort introduit une rupture qu'aucun de ses frères ne saurait réparer63. La colère de Priam exprime donc à la fois sa douleur de père et sa détresse de roi. Lui-même se fait trop vieux pour assurer la sécurité des Troyens, et les fils qui lui restent ne sont pas aptes à lui succéder, car il ne peut leur reconnaître une timè équivalente à celle d'Hector. La transmission héréditaire du geras royal trouve là une limite infranchissable64.

58 cf. E Scheid-Tissinier, Les usages du don chez Homère, p. 239-240.

59 V, 467-469.

60 XI, 58.

61 XXIV, 237-264.

62 cf. VI, 403. Voir chapitre 4, I, B, 2.

63 Priam présente Hector comme le dernier fils qui lui restait (XXIV, 499).

Dans sa provocation, Achille rappelle à Enée que l'hérédité ne joue pas en sa faveur, mais conteste également la possibilité qu'il soit élevé au statut de chef suprême dans le respect du jeu de la timè. Le fils d'Anchise n'est pas assez bon combattant, dit-il, pour le tuer, lui, le plus formidable adversaire d'Ilion, et mériter de la communauté des honneurs rapprochant son statut de celui d'un roi. Priam n'a donc aucune raison, à valeur égale, de ne pas lui préférer l'un de ses fils, comme Hector tant qu'il est en vie, pour assurer sa succession à la tête de Troie.

Pourtant, le fait est là : Enée sera roi des Troyens. Poséidon lui-même le prédit65. Nous pensons cependant que le "persiflage" d'Achille, pour reprendre une expression de G. Nagy66, vise juste. En effet, la prophétie du dieu lie le règne du fils d'Anchise, non pas à sa valeur héroïque propre — elle intervient au contraire au moment où Poséidon se décide à sauver Enée, en passe d'être tué par Achille —, mais à la destruction totale de la lignée de Priam. Le destin veut qu'il vive "afin que la race de Dardanos ne périsse pas, stérile, anéantie"67. Par ailleurs, il n'existe pas, à notre connaissance, de tradition faisant état d'une passation de pouvoir entre Priam et Enée. Le vieux roi ne choisit pas de "déposer son geras entre les mains" de son successeur. Ce n'est donc pas en fonction de sa timè, mais en sa qualité de survivant qu'Enée deviendra souverain.