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LES DARDANIDES, NOBLES BARBARES DE LA TRAGEDIE

C. La noblesse des Dardanides

C. La noblesse des Dardanides

1. Naissance noble, naissance barbare

Parmi les tragédies à sujet troyen, c'est avec l'Ajax de Sophocle que l'on mesure le mieux les ambiguïtés de la notion de haute naissance. Dans la seconde partie de la pièce, après la mort d'Ajax, son demi-frère Teucros doit affronter les Atrides pour lui donner une sépulture. Agamemnon le traite avec mépris, et s'adresse à lui comme à un barbare, exigeant sa soumission ; à ses yeux, il n'est rien234. Fils d'une captive (;U* 9M ;Z& $I0,$J);/5%&, 1229), que l'Atride ne prend pas la peine de nommer, et non d'une noble mère (2.12*%O& ,G;#'&, 1230), il est rejeté dans la classe servile (1235). Le

233 Troy. 194-196, 474-490 ; Héc. 349 sq.

234 Comparer avec l'attitude de Ménélas envers le fils d'Andromaque et de Néoptolème (Andr. 663

chef des Achéens termine son discours de manière insultante en demandant à son interlocuteur de faire venir un homme libre pour s'exprimer à sa place. "Quand c'est toi qui parles, lui dit-il, je ne peux comprendre : je n'entends pas la langue des barbares"235. Ses attaques se fondent sur l'identité de la mère de Teucros, Hésione, la princesse troyenne que Télamon a ramenée d'Ilion après avoir mis la ville à sac en compagnie d'Héraclès. Peut-être aussi joue-t-il sur le nom de 42OM#%&, qui peut s'interpréter — nous l'avons vu chez Hérodote — comme une appellation ethnique, "le Teucrien". Or les esclaves barbares d'Athènes n'avaient souvent pas d'autre nom que celui-là.

Agamemnon oppose nettement la noble naissance à l'esclavage. Pour lui, l'eugeneia ne consiste pas, comme dans le monde héroïque, à descendre d'une lignée de dignité royale, jouissant d'un statut, d'une timè remarquable, mais à avoir des parents de condition libre. A cette opposition, il superpose le couple homme libre-barbare. Etre bien né, c'est donc aussi être né Grec. On peut reconnaître sans mal, dans ces catégories, celles de la cité athénienne, et dans le raisonnement de l'Atride, le souvenir du principe contraignant, réaffirmé en 451 par Périclès, qui définit la citoyenneté : seuls les enfants de père et de mère athéniens peuvent accéder au corps civique236. Agamemnon projette sur la communauté de l'armée grecque les lois d'Athènes, allant jusqu'à exiger la présence d'un patron (Q#%7;";G&), comme le veulent les institutions de la cité, aux côtés de celui qu'il dénonce comme un esclave et un étranger.

Bien que son discours s'appuie sur les règles de l'univers politique auquel appartiennent les spectateurs de la tragédie, l'Atride donne clairement l'impression de chercher à blesser Teucros, et les paroles qu'il jette à la face de son ancien compagnon d'armes sont volontairement injurieuses, manifestement injustes. Ses attaques sont conformes au comportement anti-héroïque qui lui est attribué depuis le début de la tragédie, à son refus de reconnaître la valeur d'Ajax, à son infidélité envers le mort. Elles vont se heurter à la réponse aristocratique de Teucros.

Celui-ci, après avoir défendu la mémoire de son frère, riposte aux insultes personnelles qu'Agamemnon lui a adressées. Ce sont d'abord ses actes qui parlent pour lui. Lui, "l'esclave, le fils de la barbare", a suivi Ajax comme son ombre, dans les plus grands dangers237. Le courage de son frère rejaillit sur lui. Teucros revient ensuite sur les arguments généalogiques de son adversaire238. Il n'a pas de peine à retourner contre

235 Aj. 1262-1263. Trad. P. Mazon.

236 cf. Aristote, Constitution d'Athènes, XXVI, 4. Voir aussi M.-F. Baslez, L'étranger dans la Grèce

antique, p. 93-104. 237 Aj. 1288-1289.

lui le principe de l'hérédité. S'il est lui-même barbare par sa mère, l'Atride ne descend-il pas, par son père, de Pélops le Phrygien ? De ce point de vue, la naissance d'Agamemnon n'est pas plus enviable que la sienne. Le fils de Télamon poursuit sur un autre terrain, rappelant à son interlocuteur qu'il est issu d'un monstre impie et d'une impudique adultère. Il n'est plus question de définition technique de l'identité, mais de noblesse morale. Par rapport à Agamemnon, Teucros se révèle d'une origine beaucoup plus haute, parce que placée sous le signe de l'excellence, de l'aretè :

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"Je suis issu de Télamon, un père qui, ayant remporté sur l'armée le prix d'excellence, partage la couche de ma mère, une princesse par son origine, la fille de Laomédon, que lui a donnée, au titre de présent de choix, le rejeton d'Alcmène." (Aj. 1299-1303).

Le personnage conclut en revenant au véritable problème qui le préoccupe et l'oppose à l'Atride :

ñ#' ó5' +#-7;%& 9K A#-7;>%-* 5P%Y* !J$7;W* å* $I708*%-,- ;%m& Q#U& $p,$;%& %ò& *O* 7m ;%-%Y75' 9* Q'*%-7- M2-,>*%P& n@2Y& A@"Q;%P&, %.5' 9Q$-708*x J>1)* :

"Et j'irais, moi qui hérite de l'excellence de deux parents excellents, traiter honteusement les hommes de mon sang, que tu rejettes, toi, alors même qu'ils gisent sous nos yeux dans un tel malheur, sans leur donner de sépulture, et sans éprouver de honte à le dire ?" (1304-1307).

L'exposé généalogique de Teucros constitue la partie la plus importante de sa réponse aux injures d'Agamemnon. Le premier effet de ce choix est de remplacer les catégories politiques (homme libre, esclave, barbare) employées par son adversaire par des noms propres, et de privilégier le lien personnel de la filiation par opposition avec des relations de classes. Teucros se pose en individu, fils de deux individus, dont l'histoire — on retrouve la notion de kleos — justifie le statut. Les seuls noms de Télamon et de Laomédon évoquent la dignité royale et héroïque ; le premier a su, par ses actes, mériter cette reconnaissance auprès de l'armée grecque, et a fait montre de son aretè (A#-7;287$&, 1300) au cours du premier sac de Troie. Quant à Hésione, le

fait d'avoir été choisie comme part d'honneur réservée au premier des combattants manifeste et confirme à la fois la noblesse de son hérédité. Le vers 1302 est pour ainsi dire saturé des preuves de son excellence : elle est princesse (!$7/J2-$), fille d'un roi dont le nom évoque la puissance (ï$%,>5%*;%&), et, tout comme Télamon au sein de l'armée, elle se distingue au milieu du butin troyen ([MM#-;%* 5> *-* / 5D#G,$). Qu'elle ne soit pas grecque ne lui enlève rien. Le discours de Teucros obéit parfaitement à la logique aristocratique que l'on voit en oeuvre dans l'épopée. L'appartenance à une famille de haut lignage est indissociable d'un comportement héroïque et d'un statut élevé accordé par des pairs — ici, c'est Héraclès, le fils d'Alcmène, qui joue ce rôle de référence en procédant au partage du butin.

Il n'est pas étonnant, dès lors, que le fils de Télamon établisse un lien entre sa généalogie et le drame qui se joue sur la scène. Peu importe le sol où ils sont nés, ses parents sont tous deux des aristoi. Le duel du vers 1304 montre sa volonté de défendre une conception essentiellement morale de l'eugeneia, qui gomme la différence entre l'homme et la femme, le Grec et la barbare, le maître et l'esclave239. L'ascendance que Teucros revendique guide ses actes. Il ne peut se comporter que conformément à son excellente nature, c'est-à-dire en rejetant ce qui est vil et honteux. Entre l'adjectif +#-7;%&, qui détermine son être, et le verbe $I708*%,$-, désignant l'action qu'il commettrait en laissant son frère sans sépulture, se crée une tension insupportable. La déchéance qui le guette s'il obéit à Agamemnon est d'autant plus grave qu'il manquerait aux devoirs dûs à un homme de même sang, remettant en cause le principe de la solidarité familiale, fondement de l'aristocratie. Teucros rejette l'idée même d'abandonner Ajax, et s'oppose fièrement à Agamemnon. Lui qui se posait implicitement comme 2.12*3&, "bien né", est le fils de deux criminels, et n'éprouve aucune honte (%.5' 9Q$-708*x) à trahir l'un de ses pairs. De la même façon que l'Atride a prétendu le rejeter de la communauté des Grecs libres, Teucros exclut son adversaire du monde des héros : par sa naissance, il n'est pas un aristos ; quant à ses actes, ils montrent clairement qu'il s'affranchit, de lui-même, du code héroïque.

L'affrontement des deux hommes n'aboutit à rien du point de vue de l'action. Il faudra l'intervention d'Ulysse, ancien ennemi d'Ajax, mais doté d'un sens héroïque de la justice — c'est le souvenir de la valeur incontestable du fils de Télamon qui le convainc de ne pas le priver de timè240 —, pour faire évoluer le drame vers un apaisement et une réhabilitation du guerrier mort. En revanche, Teucros et Agamemnon font éclater l'incompatibilité de leurs deux systèmes de valeurs, de leurs

239 On peut se demander si Sophocle ne joue pas également sur la formule du décret concernant la citoyenneté que semble citer Aristote : ,= ,2;>02-* ;Z& Q'J2)& î& å* ,= $- .+/!0( .12!0( ô 121%*D&.

deux conceptions de la bonne naissance, l'eugeneia. Leur débat reflète, sous une forme dramatisée, les tendances opposées qui agitent la cité : le rejet d'un système aristocratique pour une démocratie égalitaire, le passage de la structure familiale à celle de la polis, fondée à la fois sur des liens de sang et sur le partage de devoirs civiques, ne vont pas sans problèmes. La noble réponse de Teucros à un discours inspiré par des pratiques athéniennes invite les spectateurs à méditer sur la fermeture de leur communauté, où les mariages mixtes constituent pourtant une réalité difficile à négliger241, ainsi que sur l'arrogance que confère le droit à la citoyenneté, quand bien même il n'est fondé, contrairement à l'héroïsme, sur aucune exigence de vertu.

Il ne faut cependant pas surestimer la valorisation du discours héroïque tenu par le fils de Télamon, ni en conclure à l'archaïsme de Sophocle. Certes, le personnage défend le droit sacré à la sépulture face à une autorité brutale, et son dévouement à l'égard d'Ajax lui attire la sympathie, mais sa réaction aux injures d'Agamemnon ne doit pas faire oublier les lamentations auxquelles il s'abandonne sur le corps de son frère.

Teucros songe à l'accueil qu'il recevra chez Télamon lorsqu'il reviendra seul242. Dans sa douleur, son vieux père n'hésitera pas, il le sait, à l'accuser d'avoir trahi et abandonné un rival, lui, "le bâtard, le fils d'une captive gagnée à la pointe de la lance"243. Il le bannira, et ne parlera plus de lui que comme d'un esclave244. Il est intéressant de voir comment, dans les injures que Teucros prête à son géniteur, la mention de la bâtardise s'ajoute aux noms péjoratifs d'esclave et de fils d'étrangère. D'un point de vue familial, le bâtard est au fils légitime ce que le non-citoyen est au citoyen sur le plan politique.

Au moment où il revendique son hérédité, dépréciée par Agamemnon, le fils d'Hésione a donc conscience que, malgré ses protestations, son destin est marqué par une naissance mixte. Sur l'enfant de la captive barbare pèsera, dans son propre foyer, le soupçon de la lâcheté et de la perfidie (52-J/Ä...M$S M$M$*5#/$, 1014). Teucros ne peut échapper au cadre juridique et moral dans lequel les autres l'enferment ; mais il peut choisir d'affirmer, par ses paroles et par ses actes, sa propre fidélité à un idéal héroïque.

Dans cet agôn tragique, comme dans l'épopée, le discours généalogique est le moyen d'exprimer une revendication d'excellence, mais à cette fonction s'ajoute un autre rôle : il signale l'attachement du personnage à des valeurs aristocratiques dans un

241 cf. M.-F. Baslez, L'étranger dans la Grèce antique, p. 72-74.

242 Aj. 1006-1021.

243 ;U* 9M 5%#U& 121B;$ Q%J2,/%P *'@%* (Aj. 1013).

monde qui ne l'est plus. C'est un discours de la grandeur individuelle et familiale, une parole aux connotations archaïsantes qui rappelle l'épopée, perpétuant le nom et le renom des ancêtres en ignorant les classifications de la cité. En y ayant recours, Teucros entend se soustraire aux appellations d'esclave et de barbare.

2. Le genos royal de Troie, une communauté politique

Le discours généalogique des Troyennes : excellence et liberté

Les Troyennes d'Euripide ne prétendent pas, pour leur part, éviter d'être considérées comme barbares. Quand elles font allusion à leur généalogie, ce n'est pas pour s'opposer aux insultes des Grecs, mais le plus souvent pour exciter la pitié du public qui assiste à leur douloureux asservissement245. Leur ton est plutôt celui du regret que de la revendication. L'esclavage éveille en elles des lamentations sur les maris, les frères ou les fils perdus, dont la parenté leur conférait autrefois un statut royal, c'est-à-dire la liberté. Tout comme Teucros, elles proclament par le discours généalogique la noblesse de leur naissance, mais pour rappeler qu'elles sont nées libres. Leur conception de l'eugeneia inclut donc l'une des notions politiques qu'Agamemnon opposait au fils d'Hésione et de Télamon, et l'héroïsme auquel elles se réfèrent se rapproche considérablement de l'idéal de la cité.

Les figures masculines du genos dardanide que les Troyennes citent le plus souvent sont, comme on peut s'y attendre, Priam et Hector. On ne trouve pas, dans la bouche des captives, de long développement généalogique remontant sur plusieurs générations, mais surtout la mention des hommes qui, comme elles, ont pâti de la violence de la guerre et subi le formidable renversement de la puissance d'Ilion. Ils apparaissent dans le cadre des oppositions très contrastées entre le passé glorieux de Troie et la ruine présente. Lorsque Polyxène ou Hécube, songeant aux tâches avilissantes qui les attendent en Grèce, cherchent un moyen d'exprimer leur sentiment de déchéance, elles soulignent la tension entre ce qu'elles vont être condamnées à faire et ce qu'elles sont,

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"celle qui donna naissance à Hector" (Troy. 493).

Andromaque, quant à elle, oppose son entrée dans la maison royale de Priam, lorsqu'elle fut

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"donnée à Hector pour être son épouse féconde" (Andr. 4),

à son arrivée en Grèce "comme esclave — elle qui était issue d'une maison parfaitement libre —"246,

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"donnée à l'insulaire Néoptolème, comme une récompense de sa valeur guerrière choisie dans le butin troyen." (Andr. 14-15).

Avec cet exemple, on mesure la différence qui sépare le discours de Teucros visant à réhabiliter sa mère de celui de la captive, de la reine déchue. Loin de se réjouir d'avoir été élue comme part de choix (1>#$&...9K$/#2;%*), Andromaque en éprouve une immense amertume. Son splendide mariage et son lien avec le prince troyen, un homme "grand par la raison, la naissance, la richesse et le courage"247, sont les éléments qui lui donnent de la valeur, mais aussi ceux qui font d'elle le meilleur prix possible pour honorer, à travers Néoptolème, le vainqueur d'Hector248. La revendication d'excellence se charge d'une tragique ironie.

Parmi les captives se détache la figure de Polyxène, dans la mesure où ses paroles s'accompagnent d'une action et ne sont pas seulement des cris pathétiques. La jeune fille, à l'image d'un héros mâle comme Teucros, renforce par l'évocation de sa noble hérédité sa propre détermination à gouverner sa destinée, à agir en confomité avec sa naissance héroïque249. Lorsqu'Ulysse, après avoir fait la preuve de son pouvoir rhétorique face à Hécube, s'apprête à emmener Polyxène au sacrifice, elle prend les devants et marche volontairement à la mort, car elle ne veut pas paraître lâche, ni sembler attachée à la vie (M$M3...M$S (-J'úP0%&, 348).

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"Car pour moi, à quoi bon vivre ? J'avais pour père le seigneur de tous les Phrygiens ; ce fut là mon début dans l'existence. Puis je fus élevée, guidée par de hautes espérances, épousée promise à des rois." (Héc. 349-352)

Polyxène joue sur la forme du discours généalogique en le transformant. Au lieu de nommer son père et son mari, les deux éléments définissant l'identité d'une femme, elle emploie pour Priam une périphrase et le désigne par le titre de "seigneur des Phrygiens", ce qui dès l'abord met l'accent sur son statut exceptionnel. Elle détourne en outre, de manière pathétique, la mention d'un époux : il ne peut avoir de nom, puisque la guerre a privé la jeune fille de noces. En revanche, il est certain qu'il aurait été de souche et de dignité royales. A défaut d'être la femme d'un héros, Polyxène revendique le fait d'avoir été éduquée pour remplir cette fonction, soulignant du même coup la violence qu'on lui fait subir en la privant d'un mariage qui aurait été l'accomplissement de sa nature féminine héroïque250.

Après avoir évoqué les figures royales de son père et de l'époux auquel elle était promise, la fille d'Hécube donne les preuves de son aretè. Les prétendants rivalisaient autrefois pour l'avoir (352-353) ; leur lutte démontre la valeur de l'enjeu. Par ailleurs, au sein du groupe des femmes d'Ilion, Polyxène régnait en souveraine (5>7Q%-*$, 354), et se distinguait par sa beauté quasi-divine (355-356). Elle était donc, à sa façon de jeune fille (Q"#@2*%&), digne de sa naissance et de son rang. Mais tout cela est fini :

*O* 5' 2I,S 5%8JG.

"Maintenant, je suis une esclave." (Héc. 357).

Le 5> de ce vers répond brutalement au ,>* du vers 349, comme cette courte phrase au long exposé sur la belle naissance et le statut de l'héroïne. Le personnage oppose, comme Agamemnon, l'eugeneia à la servilité, et la dignité royale, pourtant suspecte aux yeux des Athéniens qui voient en elle le germe du despotisme, en vient à symboliser paradoxalement la condition libre. Dans la stichomythie entre Hécube et Polyxène qui termine la scène, cela devient plus net encore. La jeune fille résume en un vers cet aspect de sa tirade :

C%8JG @$*%O,$-, Q$;#U& %á7' 9J2P@>#%P.

"Je vais mourir esclave, moi qui suis née d'un père libre." (Héc. 420).

250 En marchant, libre, vers l'autel sacrificiel, Polyxène va néanmoins accomplir, en princesse, des noces avec la mort, qu'on la considère comme l'épousée d'Hadès ou celle d'Achille. Ce thème sous-tend la scène du sacrifice (cf. C. Segal, "Violence and the Other", p. 115-119).

Enfin, au moment du sacrifice, elle traduit en actes son attachement à la liberté, refusant que l'on porte la main sur elle et présentant elle-même sa gorge au couteau :

ÉJ2P@>#$* 5> ,', V& 9J2P@>#$ @"*),

Q#U& @2B*, ,2@>*;2& M;2/*$;' X 9* *2M#%Y7- 1g# 5%8JG M2MJZ7@$- !$7-JS& %á7' $I708*%,$-.

"Laissez-moi libre, par les dieux, que je meure libre sous vos coups, car je rougis de posséder parmi les morts le titre d'esclave, moi qui suis princesse." (Héc. 550-552, trad. L. Méridier modifiée).

L'équivalence entre 9J2P@>#$ et !$7-J/& est flagrante. Les résonances particulières du mot 9J2P@2#'& et l'ensemble de connotations positives que possède cette notion au sein de la cité s'amalgament au discours aristocratique de la fille de roi pour faire d'elle une sorte d'héroïne athénienne. La référence au monde de l'épopée est transfigurée par l'idéologie de la polis. Ce que la prétention à une origine royale pourrait avoir de détestable pour le public d'une démocratie est effacé. Du même coup, la mention de la domination sur les Phrygiens se trouve elle aussi neutralisée, privée de son impact. Face à un Ulysse qui méprise les barbares, les nobles paroles de Polyxène restaurent l'homogénéité homérique des gens de bien.

C'est sans doute dans cette perspective que l'on peut comprendre un vers énigmatique des Troyennes. Hécube, à qui l'on vient d'enlever Cassandre, célèbre le temps de son bonheur, le temps où tous ses liens de parenté lui conféraient un rang