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1. L'unification du genos dans l'Hymne homérique à Aphrodite

L'Hymne homérique à Aphrodite, dont on souligne souvent la parenté avec l'épopée212, dissocie la généalogie troyenne de la symbolique des lieux. La montagne où Anchise fait paître ses troupeaux est un espace intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux. C'est là que se tiennent la rencontre et l'union amoureuse d'Aphrodite et du bouvier213, là aussi qu'Enée, le fils semi-divin issu de cette étreinte, passera sa petite enfance, sous la garde des nymphes, qui ne sont ni femmes, ni déesses214. Aphrodite annonce à Anchise que, quand Enée aura atteint l'âge de cinq ans, il devra rejoindre définitivement les hommes et accomplir son destin de mortel. Cette transition s'exprime en termes spatiaux : son père l'emmènera de l'Ida à Ilion la venteuse (%.*O ~E'.$ w1;3#;<<71, 280). La capitale troyenne est donc le lieu de résidence d'Anchise. Elle s'oppose structuralement non à une Dardanie de l'Ida, mais à l'Olympe venteux qu'Aphrodite regagne après son aventure (ëîn; %,0$ .R,7101 w1;3#;1*7, 291). Le poète met à profit le symbolisme géographique de la Troade, distinguant la ville des pentes boisées de la montagne, mais pour souligner la distinction entre mortels et immortels, non entre deux lignées humaines concurrentes.

Son traitement de la généalogie des princes d'Ilion révèle la même indifférence à la division des branches collatérales. Pour illustrer le fait que la race d'Anchise a toujours été proche des dieux215, Aphrodite cite en exemple Ganymède et Tithon, c'est-à-dire son grand-oncle et son cousin germain. Hors de l'Iliade et du contexte conflictuel de la transmission de la souveraineté troyenne, le genos peut apparaître comme un groupe cohérent, uni en l'occurrence dans la même faveur divine, et non

212 T.W. Allen, W.R. Halliday, E.E. Sikes, éd., The Homeric Hymns, Oxford, 1904 (1936), p. 349

sq.

213 HHAphr. 68.

214 HHAphr. 237 sq.

comme un ensemble polarisé. Cela se traduit par un recentrage spatial sur un lieu de vie unique, Ilion.

Cet exemple illustre bien, à notre sens, l'importance de ne pas conférer une valeur absolue à la structure dégagée dans un contexte donné. Les oppositions entre Dardanie et Ilion, Enée et Hector, le survivant et le héros condamné à brève échéance, ne sont pas pertinentes pour la lecture de l'hymne, car son objet — la séparation des mortels et des immortels — diffère des préoccupations épiques concernant les princes troyens et leur timè respective216. L'usage de la généalogie reflète cet écart et met l'accent sur la série des unions entre Dardanides et Olympiens, aux dépens des relations internes à la famille.

2. La confusion d'Ilion et de Dardanie chez les Tragiques

Les tragédies qui nous sont parvenues, nous l'avons dit, ne mettent en scène que les membres de la lignée de Priam, à part le Rhésos, qui oppose dans une scène Hector à Enée. Le fils d'Anchise y tempère les ardeurs guerrières de son cousin : celui-ci, voyant le camp des Achéens illuminé par des feux, se méprend sur l'activité de ses ennemis. Il croit qu'ils se préparent à partir et veut en profiter pour les attaquer, mais Enée le convainc d'envoyer d'abord un espion pour s'assurer de leurs intentions. C'est le point de départ de l'action de la pièce, qui reprend la trame de la Dolonie homérique (chant X de l'Iliade). Le face à face des deux héros imite les scènes iliadiques dans lesquelles Hector se heurte à Polydamas ; il repose sur l'opposition entre la fougue aveugle du chef des Troyens et les conseils avisés de son interlocuteur, entre l'homme fait pour combattre (3&L;<(7') et celui qui a reçu le don de la prudence (=.!E;/;'1 -7Eg$)217. Le rôle d'Enée dans la tragédie se limite à cette dramatisation de la décision du Priamide, qui se range à son avis. Il n'est aucunement question de rivalité de pouvoir entre les deux hommes, ni d'une opposition quelconque entre Dardaniens et Iliens.

Dans les autres pièces, chez Sophocle comme chez Euripide, la confusion est totale entre Dardanie et Ilion. Prenons par exemple quelques vers de l'ouverture de l'Electre d'Euripide. Le laboureur évoque le souvenir d'Agamemnon, qui fit voile "vers la terre troyenne" (@$ )o1...Q,\&4', 3), tua Priam qui régnait "sur le territoire d'Ilion" (@1 çE'&4' L(.1A, 4) et prit "la ville fameuse de Dardanos" (H7,4&1.! -E;'1v1 %#E'1, 5). C'est sans aucun doute possible à Ilion que cette périphrase fait référence218. Dans les Troyennes, "Dardanie" désigne clairement la ville de Priam puisqu'il est fait

216 Voir chapitre 3, II, B, 2.

217 Comparer Rhés. 105-108 avec Il. XIII, 727-733.

allusion à ses remparts construits par Phoibos et deux fois renversés par la lance grecque219. L'allusion de Sophocle dans le Philoctète est plus vague : Ulysse appelle le territoire faisant l'objet de la conquête grecque "la plaine de Dardanos" (*0 H7,4&1.! %:4.1, 69). Il n'y a plus de distinction entre la terre de l'archégète et celle de ses descendants ; les deux capitales successives de la Troade homérique n'en font plus qu'une.

L'opposition entre la plaine et l'Ida est elle aussi réduite par le biais de l'adjectif ç47?.$, devenu l'équivalent, dans le langage des Tragiques, de la dénomination de "troyen". Ilion peut être appelée "la cité idéenne" (ç47A71 %#E'1, Hél. 658-659). Plus troublant encore lorsqu'on se rappelle certains des contrastes dégagés dans l'Iliade, Ulysse peut parler de la "poussière de l'Ida" (ç47A7 -#1'$, Héc. 325) recouvrant les corps des Grecs tombés à Troie, sans que rien n'indique la volonté du poète de jouer sur deux notions antinomiques.

Il est toutefois un contexte tragique dans lequel l'Ida semble se charger de connotations particulières : l'évocation, sur le ton de la lamentation, et le plus souvent dans les passages lyriques, des événements qui ont causé la guerre de Troie, c'est-à-dire le jugement des déesses ou l'abattage des pins ayant servi à la construction des nefs d'Alexandre220. C'est dans la montagne troyenne, dans le cadre bucolique des étables du bouvier Pâris, que s'est décidée la perte de tant de Troyens et de Grecs. Euripide se livre à une série de variations sur ce thème, imposant au fil des pièces l'association entre la figure pastorale du Priamide et le déclenchement de l'enchaînement fatal qui aboutit à l'anéantissement de Troie, au point que, dans

Iphigénie à Aulis221, le qualificatif d'"Idaios" accolé au nom du jeune homme prend une résonance aussi sinistre que le surnom "Ainopâris" dans Hécube, par exemple222. Il n'est pas de notre propos d'analyser dans le détail la place donnée à l'Ida par les Tragiques, mais simplement de remarquer à quel point ils bousculent la structure symbolique de l'Iliade, quand bien même les poèmes homériques demeurent par de nombreux aspects une référence. Si la montagne se dégage comme un endroit chargé de signification, ce n'est pas en tant que domaine d'une partie de la famille dardanide par opposition à une autre, mais comme repaire d'un individu isolé223, dont les choix

219 Troy. 817-818. Voir aussi Troy. 535 ; Hél. 384. Un fragment de Pindare semble employer "Dardanie" dans le même sens, ou du moins pour désigner la région d'Ilion touchée par les ravages achéens (Péan VI, 90).

220 cf. Euripide, Andr. 274-308 ; Héc. 629-656 ; Hél. 23 sq., 229-251, 676-681 ; IA 172-184, 573-589, 1283-1309. Sur le jugement de Pâris, voir T.C.W. Stinton, Euripides and the Judgement of Paris, Supplementary paper, 11, The Society for the Promotion of Hellenic Studies, Londres, 1965, et sa bibliographie.

221 IA 1289.

222 Héc. 945.

223 Concernant l'insistance d'Euripide sur l'isolement de Pâris, voir T.C.W. Stinton, Euripides and

vont affecter la communauté entière. L'Ida apparaît par rapport au lieu du drame, qu'il s'agisse de l'Egypte d'Hélène ou de la Phthie d'Andromaque, de la Thrace d'Hécube ou d'Aulis, où se scelle le destin d'Iphigénie, comme la source de l'action qui s'y déroule. Il est le berceau des malheurs représentés devant les spectateurs. Si les tragédies d'Euripide inscrivent la montagne troyenne au sein d'une structure polarisée, c'est donc en instaurant entre elle et le monde touché par la guerre des relations avant tout chronologiques et causales, les chants évoquant les tableaux bucoliques du jugement de Pâris permettant en outre de souligner, par de violents contrastes, les scènes douloureuses des épisodes parlés.

Les tragédies, sans conteste, jouent de manière expressive sur la mention des lieux troyens, mais avec une logique qui leur est propre. La famille des Dardanides, pour sa part, est concentrée à Ilion, de même que son histoire est réinterprétée, à travers le rattachement de Dardanos à la cité de la plaine, pour donner une prépondérance absolue à la capitale de Priam. Cette sorte de condensation de l'univers royal troyen contribue à donner un caractère total et extrêmement spectaculaire à sa destruction. Il s'agit d'un véritable anéantissement ; après la défaite, il ne subsiste rien en Troade, ni du genos, ni de sa cité. Avec la fumée d'Ilion incendiée s'exhale même le nom de la ville, symbole du passé splendide et glorieux des hommes dont elle était la patrie224.

La simplification de l'histoire des Dardanides et la concentration sur Ilion tendent peut-être également à renforcer l'antagonisme entre la maison royale troyenne et les Hellènes, entre la cité assiégée, but de l'expédition grecque, et les villes du Péloponnèse ou de Thessalie, où attendent les parents et les épouses des conquérants. La vision tragique du conflit troyen déborde largement le cadre géographique restreint qui était celui de l'Iliade : les drames noués à Ilion sont indissociables de ceux qui touchent le départ ou le retour des Grecs. En déplaçant le centre de gravité de la guerre depuis la plaine troyenne vers la mer séparant les deux continents, les tragédies transforment l'équilibre symbolique qui est au coeur de l'épopée. La capitale de Priam se dresse désormais en face des palais grecs, dont le sort est lié au sien, comme une étrangère hostile, et cette relation prend le pas sur toutes les autres.

224 Eur. Troy. 1277-1278.

Chapitre 2