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PARTIE PREMIÈRE :

PRÉLIMINAIRES MÉTHODOLOGIQUES

1.5. LA SÉMIOSIS DE L’ÉVOCATION

Commençons d’abord par parler de ce qu’il faut entendre par « évocation ». L’évocation se situe dans le référent des discours, ou si l’on veut, dans le monde des objets que racontent les discours. La sémiosis de l’évocation ne relève pas de la dénotation linguistique comme nous l’avons déjà spécifié plus haut. Elle ne se confond pas non plus avec la connotation.

L’évocation est tout simplement cette possibilité d’une chose d’en évoquer une autre en dehors de toute convention comme le ferait le renvoi d’un signe à son objet. L’évocation du signe est possible à la condition seulement que le signe soit considéré dans sa nature de chose, c’est-à-dire en tant qu’énonciation. Nous allons recourir au philosophe britannique d’origine autrichienne pour mettre en évidence ce qui lie et qui différencie la connotation et l’évocation.

La relation métonymique qui caractérise l’évocation comme une relation de chose à chose, sans qu’il soit par exemple pertinent de dire que la pierre signifie maison, bien que l’évocation à ce niveau soit décisive, a pour WITTGENSTEIN, qui reconnaît une influence de B. RUSSEL, une dimension cognitive de l’expérience du sensible :

Il apparaît dans cet aphorisme que les objets du monde naturel ne fonctionnent pas sémiotiquement en signifiant et en signifié, mais au contraire, par un système de renvois, par une sorte d’évocation réciproque dans le dessein de recomposer une totalité interdite. L’évocation est donc cette sémiosis qui entre dans la catégorie de ce que BAKHTINE appelle « totalité » dans ce sens que :

« L’existence et l’inexistence des états de choses constituent la réalité » (2.06) Ibid. Ce qui veut dire que l’existence ne saurait pas épuiser la réalité parce que le système de renvoi a pour dessein de recomposer une totalité censurée par l’existence. Il existe donc deux formes de signification. La première est celle mise en œuvre par SAUSSURE où le signe constitué par le signifiant et le signifié a pour fin de dénoter un référent. La seconde est ce que nous appelons sémiosis de l’évocation où le signe que l’on considère comme une chose parmi les choses renvoient à d’autres choses.

Nous venons de voir qu’une des conditions qui permettent de considérer un signe comme une chose parmi les choses est la référence à l’énonciation comme un fait. L’énonciation comme fait renvoie à une force illocutoire qui est à son tour un fait. La proposition adverbiale de (5) renvoie à l’énonciation qui renvoie à son tour à l’interdiction de fumer.

En effet, lorsque nous prenons comme base de notre travail l’idée selon laquelle la logique temporelle du récit fait naître le discours à partir d’un manque, il ne s’agit pas simplement de l’instauration du sujet de quête mais aussi d’une réflexion sur le signe non pas dans la mesure où le sens d’un signifiant l’autorise à dénoter un référent, mais un parcours d’évocation. Et nous entendons ici par parcours d’évocation la distance qui sépare le réel du possible.

Avec ces termes de réel et de possible, nous avons tous les éléments nécessaires à notre élaboration théorique. Nous posons que le réel est ce qui existe. C’est à cette saisie du réel que le signe saussurien est parvenu et il ne peut pas dépasser ce stade. Ce mode de signification est ce que nous appelons signification verticale puisque l’arbitraire du signe à ce stade consiste à combiner des traits sémantiques à un signifiant de manière à pouvoir à différencier les objets du monde les uns des autres. Il n’est pas inutile de rappeler ici que plus les unités lexicales dans un domaine augmentent, plus l’analyse du réel s’affine dans ce domaine. C’est ainsi, par exemple qu’un éleveur malgache a plus d’unités pour rendre compte de la robe des zébus, contrairement à un citadin qui ne disposerait que d’une faible unité lexicale.

Dès lors, la découverte de la relativité linguistique par B. Lee WHORF n’est plus qu’une simple différence entre une plus ou moins grande finesse de l’analyse de la réalité. Puisqu’il faut convenir qu’une communauté linguistique analyse plus finement le réel dont dépend sa survie qu’une autre. Une communauté de pêcheur aura forcément une longueur d’avance pour parler des poissons qu’une communauté de cultivateur de manioc, et inversement.

Néanmoins, cette relativité linguistique ne manque pas d’intérêt. Pour le pêcheur, un poisson donné n’est pas seulement l’occasion d’exercer sa capacité à nommer les choses, mais renvoie à une valeur marchande, c’est-à-dire à un possible d’existence. C’est cela la sémiosis de l’évocation : ce n’est plus la combinaison d’éléments hétérogènes, le signe et le réel ; mais la combinaison d’éléments homogènes qui se situent sur un même niveau. En effet, le réel et le possible se déploient sur un même niveau.

Cette idée de combinaison d’éléments homogènes qui se déploient au même niveau mérite une illustration pour la rendre plus explicite. Pour ce faire, prenons une de ces histoires universelles qui nous dispensent de reprendre intégralement le récit. L’essentiel du récit de la Genèse dans la bible réside dans le fait que ADAM et ÈVE auraient bien pu ne pas habiter dans le jardin d’Éden. Mais ce n’est pas comme cela que le récit de la Genèse nous rend compte de ce possible d’existence.

Le récit pose comme un réel déjà là le fait qu’ADAM et ÈVE vivaient dans le jardin d’Éden. D’où il s’ensuit une description des conditions de vie dans ce paradis assortie d’une

interdiction. La transgression de l’interdiction projette les deux malheureux vers un autre possible d’existence qui n’a de valeur que par opposition à la valeur du paradis.

Ce qui veut dire exactement que le « hors paradis » est un paradigme du « paradis » puisque compris par dérivation. Ce qu’il faut éviter ici c’est de croire que c’est le paradigme qui est le terme initial ou original. Le récit biblique pose maintenant la vie sur terre comme un avant par rapport au paradis qui va survenir après la mort, dans ce cas le paradis devient compréhensible par dérivation de la vie sur terre qui est le « hors paradis ». C’est le « hors paradis » qui devient alors le paradigme du paradis.

Le possible se comprend mieux dans ce deuxième cas puisqu’il se dresse comme notre objet du désir. Or dans la mesure où l’on ne peut désirer que ce que l’on ne possède pas encore, ceci a la conséquence singulière suivante : l’objet de désir et l’objet de connaissance deviennent une seule et même chose parce qu’on les comprend par dérivation du réel d’existence où l’objet du désir est encore mise à distance. Et c’est de cette mise à distance du réel qu’il se dessine comme un possible d’existence.

La combinaison du réel et du possible constitue la totalité, en conséquence le réel est une censure de la totalité. Dite en d’autres mots, l’évocation a pour mission de postuler la totalité à partir de la censure. Or la logique temporelle du récit met en évidence que ce qui caractérise le narrativité est le parcours de la distance qui sépare le réel du possible. Une fois cette distance temporelle parcourue, le récit aspire à la mort puisque la totalité est atteinte.

C’est une idée qui peut être illustrée facilement. Le manque qui est à l’origine du discours dans la logique temporelle du récit est le réel et le discours qui tend vers possible s’épuise une fois le possible atteint puisque le désir est en quelque sorte assouvi. C’est comme si une bouteille vide provoquait des actions qui ont pour but son remplissage, et une fois la bouteille remplie, les actions se bloquent à cause de l’absurdité de vouloir remplir une bouteille déjà pleine. L’inverse est aussi vrai puisqu’il n’y a pas de terme premier avons-nous dit. La bouteille pleine suscite des actions qui vont la vider, une fois la bouteille vide, ces actions s’arrêtent.

Le blocage des actions signifie que la totalité est atteinte. Il en est exactement de même dans un discours qui raconte une figure du monde, le réel s’épelle toujours comme une censure puisque sa référence est le possible. C’est pourquoi la sémiosis de l’évocation se déroule sur un plan horizontal où des éléments homogènes se présupposent sur un axe temporel. Cette homogénéité n’est pas du tout étonnante dans la sémiosis de l’évocation puisque la combinaison du réel et du possible constitue la totalité.

À la lumière de ces idées, examinons notre deuxième théorème. Dans la linguistique de l’énonciation, les auteurs se contentent souvent de dire que les actes de paroles ne peuvent pas être soumis au test de la véridiction parce que les actions dérivées de l’énonciation le sont ipso facto par cette énonciation. Autrement dit leur réalité est interne au discours et non quelque chose d’extérieur. C’est cela qui bloque la vérification.

Nous proposons ici de voir cette soustraction à la vérification autrement. Elle tient pour nous à une différence majeure entre la signification verticale où les signes doivent avoir obligatoirement une référence extérieure. La signification verticale fonctionne comme un index montrant un objet. Si on veut montrer une maison, par exemple, il existe deux moyens. Le premier peut être qualifié comme une action directe puisqu’il consiste à monter la maison par l’index. Le deuxième peut être compris comme une action indirecte, on peut indiquer une maison en utilisant le langage, on peut dire : « regarde cette maison qui a des balcons en forme de bateau », tout en ayant les mains dans les poches. La validité de cette phrase dépend de l’existence d’une maison dont les balcons sont en forme de bateau.

Contrairement à cela, la sémiosis de l’évocation n’a pas besoin de l’existence d’un objet du dehors pour être valide. On peut admettre l’existence d’une force illocutoire dans l’exemple « regarde cette maison qui a des balcons en forme de cœur », puisque produire cette phrase équivaut à donner un ordre qu’il existe ou pas de maison. Mais seulement, il faut tenir compte que l’intelligibilité de cet ordre dépend du fait qu’il est adressé à un destinataire qui ne regarde pas justement la maison en question. Plus précisément, l’objet du regard actuel constitue le réel et l’ordre se présente comme un possible devant ce réel, il est postulé par ce réel parce que non encore advenu.

Ce qui veut dire qu’à toute énonciation s’attache au moins une force, indépendamment de l’existence ou de l’inexistence de ce que désigne l’énoncé. Voilà pourquoi les forces illocutoires échappent au contrôle de la réalité puisqu’elles existent par rapport à une énonciation.

À partir de là, constat est fait qu’il importe peu que le monde et les choses que raconte le discours soient uniquement des êtres de papier ou des êtres susceptibles d’une localisation spatio-temporelle au monde puisque les forces illocutoires fonctionnent toujours que l’on soit dans le monde réel ou dans un monde fictif. C’est pour cela que nous disons que la conversion en discours provoque une fuite du réel au profit d’une référence de terme à termes par processus d’évocation et non par principe de dénotation.

C’est faute d’avoir prêté suffisamment l’attention à cette sémiosis de l’évocation que la sémantique faisait figure de parente pauvre de la linguistique. Les travaux sur la phonologie ou sur la syntaxe sont très développés par rapport à ceux de la sémantique.

La percée la plus évidente en sémantique est la découverte des sèmes (POTTIER et GREIMAS). Les sèmes peuvent être de deux types. Le premier type est appelé sème nucléaire, il est occupe une position centrale et c’est lui qui assure la progression du texte par différenciation sémantique. Le second est appelé classème et il est périphérique, il assure, par sa permanence, la cohérence du texte.

Une des conséquences majeures de la découverte des sèmes est la mise à jour par GREIMAS du concept d’isotopie comme condition de lecture uniforme des textes. GREIMAS semble avoir rattaché exclusivement aux classèmes la possibilité d’une isotopie dont voici la définition :

C’est la permanence d’une base classématique hiérarchisée, qui permet, grâce à l’ouverture des paradigmes que sont les catégories classématiques, les variations des unités de manifestation, variations qui, au lieu de détruire l’isotopie, ne font, au contraire, que la confirmer (GREIMAS A. J., [1966] 1982, p. 96)

En revanche RASTIER dans un développement du concept l’a étendu à toute unité linguistique et insiste sur le fait qu’elle a une définition syntagmatique. De cette manière,

par exemple, les phénomènes de redondance grammaticale sont appelés isotopie grammaticale et permettent de les évaluer en terme de signification selon le principe de la sémiosis par évocation. (RASTIER, 1972)

C’est ainsi que la sémantique a tendance à émigrer vers le domaine de la littérature. Les allitérations, les assonances, les rimes ; bref, toute forme d’itération est réévaluées en terme de signification par évocation et non à des fins de dénotation.

Nous ne prétendons pas réprimer cette migration presque clandestine. Nous voulons tout simplement décloisonner la linguistique et la littérature par le biais de la sémiosis de l’évocation qui déplace la référence extralinguistique vers une référence de terme à termes. C’est cette référence de terme à termes qui produit la fuite du réel.

Très souvent, dans ce que nous pourrons appeler approche littéraire traditionnelle, l’analyste, devant une expression irréductible au schéma global de l’interprétation, se contente de s’extasier devant un soi-disant génie de l’auteur, ou condamne purement et simplement l’expression quand elle n’entre dans aucun des paradigmes de l’interprétation qui relèvent, en définitive, du goût du jour.

RIFFATERRE est l’un des rares sémanticiens qui a fait la différence entre signification linguistique et sémiosis de l’évocation. Très schématiquement, voici ce qu’on peut en dire : face à un texte littéraire, les résistances sémantiques dues au trouble de la référentialité apparente engage vers une sémiosis de l’évocation qui donne au texte sa pertinence par référence à d’autres textes préexistants. Préexistence qui peut être interne à l’œuvre elle-même ou qui peut être le fait d’un renvoi à d’autre œuvre.

Précisons notre position par l’observation d’un exemple. Nous pouvons rencontrer aussi bien dans un texte littéraire ou au détour une conversation quotidienne la phrase suivante :

8. Cet homme est un lion

Le problème qu’il nous faut résoudre est pourquoi (8) n’est pas rejeté comme une phrase déviante. On constate que si elle est grammaticalement correcte, il n’en va pas de

même sur le plan sémantique. En effet, en faisant fonctionner la référence normale, on s’aperçoit que la référence du groupe nominal sujet et du groupe nominal attribut ne sont pas compatibles.

Alors qu’on sait, d’autre part, que la fonction de la copule est d’établir une identité entre les groupes nominaux qu’elle sépare et noue en même temps. Pour résoudre le problème, nous avons deux solutions. La première consiste à saisir la phrase comme métaphorique pour corriger l’incompatibilité sémantique. Pour sauver l’isotopie, il suffit de suspendre à la lecture le classème /animal/ dans l’expression lion, et on retient de l’expression le sème courageux. Le sentiment linguistique des usagers du français admet facilement cette interprétation. Mais l’inconvénient de cette solution réside dans le fait qu’elle fait comme si lion signifiait courageux.

La seconde solution que nous privilégions commence par l’identification de la valeur illocutoire de l’énonciation. Dès lors, on peut comprendre que le locuteur de (8) manifeste de l’admiration à l’endroit de l’homme qui fait l’objet de sa description. Pour ce faire, il n’est plus besoin de torturer l’organisation sémantique du mot « lion », il suffit de faire fonctionner la sémiosis de l’évocation de telle manière que le mot « lion » renvoie à d’autres textes qui confirment que le lion combat avec courage sans qu’il soit pertinent de vérifier dans le réel si le lion combat effectivement avec courage.

C’est ainsi que nous soutenons que le mouvement de la référence ne s’arrête jamais au réel, mais le traverse pour atteindre d’autres textes. C’est cela la fuite du réel, un mouvement de référence qui s’établit de texte à textes, c’est-à-dire, une intertextualité.

Considéré sous l’angle de la logique temporelle du récit, (8) a pour valeur illocutoire une reconnaissance d’admiration parce que l’énoncé place d’un côté une compréhension normale du concept d’homme et de l’autre côté une compréhension normale du concept de lion et qu’elle parcourt cette distance entre les deux bornes. Ce qui veut dire que pour mériter l’admiration, l’homme doit participer à la fois de l’homme et du lion. Ce qui est une manière de poser la question : qu’est-ce qui manque à l’homme pour mériter de l’admiration. Nous reconnaissons là que la fuite du réel fonctionne toujours parce qu’il n’est

pas besoin d’un homme réel ou d’un lion réel pour que cette distance soit parcourue. Il suffit de leur concept.

Effectivement, si (8) peut être rattaché à un segment de réalité, c’est par la fonction indexicale de l’énonciation représentée ici par le démonstratif « ce ».

Lucien DALLENBACH parle pour la première préexistence de référence autotextuelle. L’autotextualité est particulièrement présente dans la narrativisation des récits selon l’algorithme de GREIMAS qui combine dans l’espacement d’un temps d’ « avant » et d’un temps d’ « après » un contenu inversé et un contenu posé. Le renvoi à d’autres œuvres depuis sa découverte par BAKTHINE reçoit le nom d’intertextualité.

En définitive, nous voulons ici mettre en évidence la nature de chose du signe dans sa possibilité de renvoyer à d’autres choses. C’est cela le principe de l’évocation.

On voit bien de cette manière que le comportement de l’évocation fait de la catégorie du réel une question inutile. Confrontons notre position à d’autres. Chez RIFFATERRE, par exemple, la signification ternaire de la linguistique relève de l’axe vertical dans la mesure où le signe construit par le signifiant et le signifié dénote un référent et il spécifie que cet axe vertical est impuissant à rendre compte de la signification de l’œuvre. Voici ce qu’il en dit :

« Cet axe vertical (la verticalité représente de façon parlante le fait que le signe « recouvre » la chose) étant celui de la signification normale, on a donc ce paradoxe d’une exégèse qui constate que le poème signifie d’une façon anormale, mais n’en cherche pas l’explication de l’anomalie dans la direction de la norme. » (RIFFATERRE, 1979, p. 29)

C’est ce type d’exégèse que BAKHTINE dénonce comme une réification du langage. Ainsi, à côté de la signification qui se déroule sur l’axe vertical il faut tenir compte de celle qui se passe sur l’axe horizontal, et l’évocation est du côté de la sémantique de l’axe horizontal en vertu du fait que le texte est lui-même son propre système référentiel :

« Il est permis d’en conclure que dans la sémantique du poème l’axe des significations est horizontal. La fonction référentielle d’un poème s’exerce de signifiant à signifiant : cette référence consiste en ceci que le lecteur perçoit que certains signifiants sont des variantes d’une même structure » (Ibid. p.38)

La notion de variante d’une même structure mérite d’être analysée. À bien observer