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PARTIE PREMIÈRE :

PRÉLIMINAIRES MÉTHODOLOGIQUES

1.8. LA QUESTION DE LA REFERENCE DANS LA NARRATIVITÉ

La réflexion qui suit va nous permettre de bien situer la portée du théorème 2, c’est-à-dire la fuite du réel. Cette fuite du réel va être maintenant articulée sur le principe de clôture qui caractérise la narrativité.

Commençons pour ce faire par prendre un exemple banal, le cas du mensonge. La trivialité de cet exemple fait qu’on n’ose même pas de l’avancer sous peine de manquer de sérieux. Pourtant, cet exemple, nous le verrons, pourra servir efficacement notre propos.

La question qui va nous guider est celle-ci : Pourquoi le langage n’interdit pas le mensonge ? En effet, si on part de l’hypothèse selon laquelle le langage représente la réalité, on ne comprend pas pourquoi les mensonges ne sont pas éliminés parce qu’ils n’ont pas de

correspondance dans la réalité. On ne comprend pas non plus pourquoi il accepte des notions telles que « licorne », « centaure », « minotaure », « sphinx », « dragon » et autres êtres qui n’ont d’existence que dans le langage.

La théorie linguistique que ces questions interpellent est celle qui postule que le signe est composé d’un signifiant et d’un signifié et que cette combinaison sert à identifier un référent extralinguistique. Face à pareille contradiction, nous pouvons avoir deux attitudes. La première consiste à rejeter purement et simplement cette théorie, la seconde doit chercher par quoi il faut la compléter pour qu’on puisse expliquer pourquoi elle accepte les mensonges et les êtres de papier qui évoluent dans des récits.

Nous penchons plutôt pour la seconde solution. L’analyse du mensonge suivant va nous permettre de justifier notre choix. Quand ULYSSE et ses compagnons furent prisonniers de POLYPHÈME, le cyclope, ULYSSE se donna comme nom « Personne » dans le dessein d’échapper à la vengeance des autres cyclopes après le mauvais tour contre son geôlier. En effet, ULYSSE projetait de planter un pieu brûlant dans l’œil du cyclope. Ce qui fut fait. Et alertés par les cris de POLYPHÈME, les autres cyclopes accouraient lui demander de quoi il en retourne. Et POLYPHÈME de répondre : « La ruse, mes amis ! la ruse ! et non la force ! … et qui me tue ? Personne ! » (HOMERE, 1955, p. 676)

Et les autres reprirent : « Personne ? … contre toi, pas de force ?...tout seul ?... c’est alors quelque mal qui te vient du grand Zeus, et nous n’y pouvons rien : invoque Poséidon, notre roi, notre père ! » (Ibid.)

L’astuce de ce mensonge réside dans le fait qu’il a permis à ULYSSE et ses compagnons d’échapper à une mort certaine. Nous mentons donc pour éviter certaines conséquences de notre action. Le propre du mensonge est qu’on ne peut le faire qu’en parlant. Ce qui le range ipso facto du côté de l’illocution. ULYSSE a certainement menti en prétendant s’appeler « Personne », mais sur le plan de l’illocution ce mensonge lui a permis de se tirer d’affaire.

Ce qui implique que si le langage autorise le mensonge c’est pour la dimension illocutoire de l’énonciation. C’est ainsi qu’à côté de la référence habituelle du signe il faut

lui adjoindre la référence à l’énonciation, la sui-référentialité en somme. Ce que nous avons gagné de cette manière est une autonomie de la linguistique. Le fonctionnement linguistique tout entier s’organise autour de l’évidence du locuteur qui peut verser le monde dans la fable pour les buts qu’il vise. De cette manière la relation du langage avec la réalité n’est plus une relation nécessaire, mais c’est une relation arbitraire dans la mesure où le sujet comme existant nécessaire contrôle aussi l’existence de l’objet. Il s’agit là de ce que LEIBNIZ appelle « symbole charactéristique ».

Cette nouvelle position d’adjoindre la référence à l’énonciation est une des conséquences du réaménagement de l’arbitraire du signe saussurien par BENVENISTE. La linguistique saussurienne ne s’occupe pas de la référence, le principe de la différence qu’elle revendique s’arrête au signe linguistique. Or pour établir la notion d’arbitraire qu’on rencontre partout, SAUSSURE a fait intervenir un troisième terme absent de la définition du signe : le référent. BENVENISTE (1966 ; 49-55) démontre alors que la relation entre le signifiant et le signifié est nécessaire, mais c’est le rapport du signe avec le référent qui est arbitraire. Un arbitraire contrôlé par le locuteur. C’est cet arbitraire qui autorise le mensonge et nullement une perturbation du signe.

C’est cela que met en lumière le stratagème d’ULYSSE dans cet épisode de la rencontre avec le cyclope. Ce n’est pas la signification du segment linguistique « personne » qui a été modifiée mais tout simplement sa référence. Le mensonge d’ULYSSE consiste à donner une référence extralinguistique au mot « personne » alors que, de par la nécessité de la relation entre signifiant et signifié, il caractérise, au contraire, l’absence de tout élément dans la classe de sa référence.

Le mensonge se présente ainsi comme une forme de fuite du réel. Dans toute communication verbale, on sait que ce qui circule entre les partenaires sont des signes linguistiques censés être signes de la réalité. Que l’un des partenaires vienne à modifier la relation du signe à la réalité et l’on se trouve dans le cas du mensonge. C’est-à-dire qu’il revendique l’autonomie du signe linguistique par rapport au référent.

Nous avons vu avec le principe de clôture qui caractérise la narrativité que c’est elle qui assure cette autonomie de la linguistique par rapport au référent. Mais ceci ne signifie

pas qu’elle soit dépourvue de référence. La question elle-même est absurde parce qu’un signe est toujours signe de quelque chose. Rappelons pour mémoire que la référence dans la nomination associe des choses hétérogènes : le signe et la chose. Par contre, dans la narrativité, la référence associe des choses homogènes : le signe est signe d’un autre signe. Dès lors, il n’est pas étonnant que dans la narrativité la catégorie d’existence devienne une question inutile.

On peut donc maintenant mieux comprendre le mensonge ci-dessus du point de vue de son auteur, c’est-à-dire, du point de vue de son énonciation. Le mensonge d’ULYSSE est signe de quel autre signe ? Pour répondre à cette question, rappelons tout d’abord la thèse de J. Cl. ANSCOMBRE à propos des actes indirects de discours. Cet auteur dit que la motivation la plus claire que nous pouvons associée à l’énonciation est qu’on ne parle pour ne rien dire ni pour ne rien faire.

Et c’est ici qu’intervient le principe de clôture. Il faut que dans une stratégie discursive le locuteur se présente clairement la situation qu’il veut modifier. Il doit être aussi clair que si l’on veut modifier une situation c’est parce qu’elle ne correspond pas à notre désir. Il est normalement nécessaire qu’on ne puisse désirer que ce que l’on ne possède pas. C’est-à-dire que, puisque le réel est une censure, dès lors, la catégorie du désir n’est autre chose que la catégorie du possible. Selon la perspective narrative, le mensonge d’ULYSSE fonctionne comme un terme médiateur qui fait se référer le réel au possible. Il faut noter que le réel n’est pas ce qui s’oppose au possible ni ce qui tend à devenir possible mais ce qui lui diffère éternellement.

Il s’ensuit que si le réel peut se référer au possible c’est à cause de cette différence irréductible et que si SAUSSURE affirme que dans la langue il n’y a que des différences, c’est pour que la réalité n’interfèrent pas avec la structure linguistique. Dans le cas d’ULYSSE, la situation que l’on peut considérer comme réel est la menace de mort. Encore qu’il faille considérer qu’une menace de mort n’est pas déjà la mort mais n’est qu’une projection du signe de la mort.

À cette situation menaçante, ULYSSE oppose ainsi la force illocutoire du mensonge, c’est-à-dire l’énonciation du mensonge est fonction du possible : l’absence de menace. C’est

ainsi que le réel se réfère au possible. Mais il faut remarquer que cette référence se passe dans l’espace clos de la narrativisation. Par la médiation du mensonge, c’est simultanément que le réel et le possible sont présents dans l’esprit de ULYSSE dans ce mouvement de la référence du narratif.

En définitive, il y a lieu de dire que l’énonciation est déjà finie avant d’avoir commencé puisque son intelligibilité dépend de la logique narrative de sa production. Le dire est toujours orienté vers le possible comme ce qui diffère éternellement du réel.

Michel ADAM préfère parler de schématisation que de logique narrative pour définir les actes de discours sous-jacents à toute énonciation et reconnaît, à partir des travaux de GRIZE repris par BERREDONNER que :

« Parler de buts, de visée(s), d’intention(s) du schématiseur et du co-schématiseur, c’est considérer qu’à la source même de tout texte, il y a une interaction verbale. Un sujet cherche à agir verbalement sur un (ou plusieurs) autre(s). Ses intentions interactionnelles ne sont pas obligatoirement conscientes. Elles sont toujours plus ou moins avouées et avouables. Dans ces conditions, on peut dire qu’une schématisation est le résultat et le moyen d’une intention d’(inter) action. » (ADAM, 1999, p. 106)

C’est pour cela que nous disons que l’énonciation est déjà finie avant d’avoir commencé, à la manière des récits qui pour pouvoir être perçus d’un seul coup de mémoire, aussi bien de la part du destinateur que du destinataire, doit connaître nécessairement une clôture qu’elle doit à la logique narrative. De cette manière, peu importe le statut existentiel de sa référence, au sens habituel de ce mot, car sa véritable référence passe par la médiation d’une énonciation qui fait que le réel renvoie au possible comme but assigné.

Mais la formulation qui se rapproche le plus explicitement de cette référence de signe à signes se trouve chez Jacques DERRIDA sous le terme de différance (avec un a).

Mais plus qu’un commentaire, nous ferons mieux de donner la parole à DERRIDA lui-même dans son entretien avec Julia KRISTEVA à propos du signe, ainsi nous avons une sorte de quintessence de la notion puisque le discours qui va être reproduite se présente méta-linguistiquement comme celui de DERRIDA lecteur de DERRIDA :

« Il s’agit de produire un nouveau concept d’écriture. On peut l’appeler gramme ou

différance. Le jeu des différences suppose en effet des synthèses et des renvois qui

interdisent qu’à aucun moment, en aucun cas, un élément simple soit présent en lui-même et ne renvoie qu’à lui-même. Que ce soit dans l’ordre du discours parlé ou du discours écrit, aucun élément ne peut fonctionner comme signe sans renvoyer à un autre élément qui lui-même n’est pas présent. Cet enchaînement fait que chaque "élément " – phonème ou graphème – se constitue à partir de la trace en lui des autres éléments de la chaîne ou du système. Cet enchaînement, ce tissu, est le texte qui ne se produit que dans la transformation d’un autre texte.

(…)

Le gramme comme différance, c’est alors une structure et un mouvement qui ne se laissent plus penser à partir de l’opposition présence/absence. La différence, c’est le jeu systématique des différences, des traces des différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. » (DERRIDA, [1972]1987 , pp. 37-38)

C’est cela la référence dans la narrativité : un principe de renvoi de terme à termes qui permet à l’énonciation d’être opérationnelle en tant qu’acte de discours. Cet apport de DERRIDA, tout en confortant notre hypothèse sur le fait que la narrativité est l’essence du langage, montre aussi qu’avec le concept de différance, nous ne sommes plus avec la signification verticale mais dans le processus de la sémiosis de l’évocation.

Il nous faut alors distinguer le sens qui sert à la dénotation – acception classique du signe saussurien – et le sens qui sert à l’action induite par l’énonciation et qui oblitère le dénoté. La tendance qui identifie le langage avec le monde peut donc être abandonnée sans regret, conformément à la suggestion de GREIMAS.

Il arrive effectivement qu’on ne sache pas à quel titre un énoncé doit être pris. Ainsi, de l’exemple « il fait chaud ici », peut conduire à un raté de la communication si on fait appel à la seule référence du monde car l’énoncé peut provoquer la réplique suivante : « je ne suis pas une brute pour ne pas le constater, ce n’est pas la peine de me le dire ». Cette réplique a pris seulement en compte le contenu informationnel. Et beaucoup d’énoncés aboutiront à une situation conflictuelle s’ils sont pris au sens littéral déduit de la signification des langues. Elle ne tient pas compte de la logique narrative de l’énonciation qui déplace la référence.

Pourtant, cette logique narrative est présente en permanence dans l’activité linguistique en tant que compétence communicationnelle, mais très curieusement, c’est dans les approches littéraires que cette arme a été fourbie. La thèse qui sera soutenue ici est que toute activité impliquant une dimension cognitive est de nature narrative et qu’en conséquence une théorie du signe doit intégrer en son sein la narrativité. Cela nous permet de briser le cloisonnement qui sépare la linguistique et la littérature, car il n’y a pas de raison sérieuse qui autoriserait la séparation radicale dans la mesure ou dans les deux disciplines il est question de communicabilité. Cela n’implique pas qu’il faille fondre les deux disciplines en une seule mais qu’il faut qu’une passerelle soit jetée entre elles.

Mais faisons un pas de plus dans la direction de la narrativité. Nous sommes tellement familiers à la linguistique du maître genevois que nous oublions qu’il y a avait aussi un autre SAUSSURE, celui des anagrammes qui fit des recherches harassantes sur la dissémination de significations dans l’étalement de l’espace d’une figure. C’est une étude des sources manuscrites qui a permis de révéler un SAUSSURE moins abrupt dans sa théorie. Seulement, l’exhumation d’inédits et les divers travaux y afférents [J. STAROBINSKI (1971) ; D’AS AVALLE (1973) ; L. JAGER (1976) ; CHR. SETTER (1979)] (GANDON, 1983) ont montré le même déplacement de la référence vers une spectacularisation du discursif. Mieux qu’une discussion, une citation s’impose ici :

« Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue (sic), c’est que condamnées l’une et l’autre à ne se servir que d’éléments apportés devant elles et d’un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent continuellement un sens nouveau. » (3959 VII 18) (GANDON, 1983, p. 35)

Nous retenons ceci de ce passage, il y a tout d’abord deux objets qui sont comparés. La langue d’un côté qui correspond à la sémiologie du premier SAUSSURE telle qu’elle se présente dans les Cours. De l’autre côté, il y a la légende qui ne relève plus de la sémiologie au sens précisé dans les Cours mais à une théorie du texte dont l’unité est la figure et non plus le signe. Il est dit que ces deux systèmes en dépit de leur différence fondamentale au niveau théorique ont quand même quelque chose de commun. Le signe est condamné à être le signe de quelque chose d’autre. C’est-à-dire que le système linguistique et le système littéraire sont des grandeurs qui doivent servir une autre grandeur amenée devant elles.

Cette autre grandeur différente et qui affiche son hétérogénéité avec les deux premières est tout simplement le monde ou l’univers référentiel susceptible de faire sens, donc de faire signe.

Cela est foncièrement normal puisque la nature primordiale du langage est de faire signe de quelque chose d’autre qui lui soit étranger. Ceci explique le fait que les langues naturelles analysent différemment le monde référentiel puisque faire signe est relatif à la communauté linguistique qui produit le signe.

Mais le fait nouveau est que les signes peuvent se combiner entre elles pour faire de nouveaux signes et ceci dans une arborescence infinie. Plus que n’en dise le concept de différance forgé par DERRIDA, ceci implique qu’il existe une sorte de structure profonde commune au système linguistique et au système littéraire. Il en résulte une conception moins basée sur la distinctivité que sur la transformation. La découverte de cette structure profonde à travers l’analyse des anagrammes dans les légendes épiques a permis à SAUSSURE de conclure que le point commun entre linguistique et littérature est un usage infini de moyens finis. Ceci est la thèse, à partir de CHOMSKY, de la linguistique générative et transformationnelle.

Cette découverte est donc une remise à jour de la thèse de la créativité du langage qui est déjà présente chez HUMBOLDT. Il est vrai que de nos jours, chacun, selon son objectif, ressent plus ou moins cet aspect de la créativité linguistique. Pour nous, par exemple, la créativité commune à la littérature et à la linguistique est cette trace narrative qui peut être considérée comme l’essence du langage. La logique narrative est un mécanisme simple qui convertit un état donné en son contraire ou tout au moins en un état différent et cela de manière récursive pour donner soit de grands textes comme le sont les œuvres littéraires ou les légendes épiques, soit des phrases ou même des séquences holophrastiques. Nous avons vu le fonctionnement de l’unité « maman » dans toute son implication narrative pour la détermination de sa valeur illocutoire. La publicité nous abreuve aussi de ces productions qui, quelle que soit leur dimension, possède la même force illocutoire générale de faire acheter.

Le principe de clôture de la narrativité est particulièrement apte à rendre compte du problème de la référence dans ce nouveau déplacement qui suspend la référence ordinaire au profit de la référence narrative. Nous allons encore prendre le cas du mensonge pour bien expliquer le fonctionnement de cette nouvelle référence. Quand quelqu’un décide de mentir, ce n’est jamais arbitraire. Le mensonge a pour force illocutoire l’annulation des conséquences d’une chose que son auteur ne veut pas assumer. Il tient donc pour réel la parole qui constitue son mensonge parce que celle-ci est intermédiaire entre la situation dont il veut se défaire et la situation nouvelle qu’il vise. Et il faut que ce parcours soit déjà fini avant qu’il puisse proférer le mensonge qui l’implique. On comprend alors que la référence habituelle soit suspendue au profit de la référence narrative qui combine le réel et le possible par l’introduction d’une dimension temporelle.

On peut arguer du sens du verbe narrer pour nous en rendre compte. Si le verbe narrer peut être compris comme ayant une force illocutoire c’est parce que le fait de narrer ne renvoie pas à quelque chose de différent mais à la propre énonciation d’un récit. Or il est normalement nécessaire que le récit ait déjà fini pour pouvoir être raconté. Si le récit est déjà fini, la réalité sur lequel il s’est levé se présente comme une totalité close, c’est-à-dire une histoire antérieure à sa narration - nous ne prenons pas en compte ici le déroulement en prolepse du récit - . Ce qui demeure important dans la narration est le parcours d’une figure dans l’espace clos du récit qui enregistre l’inversion de la valeur de la figure narrative