• Aucun résultat trouvé

DISTANCE ENTRE CONTENU ET FORME OU LA FORCE ILLOCUTOIRE DE LA PASSIVATION

L’ILLOCUTION DANS LE LANGAGE ORDINAIRE

2. BILINGUISME, DIGLOSSIE et ILLOCUTION

2.1. DISTANCE ENTRE CONTENU ET FORME OU LA FORCE ILLOCUTOIRE DE LA PASSIVATION

L’exemple qui va d’abord nous retenir nous a été signalé par RABENILAINA. Il se posait la question de savoir pourquoi l’énoncé malgache est orienté vers l’objet tandis que celui du français est orienté vers le sujet. Nous estimons avoir déjà répondu en partie à cette question en reprenant à notre compte la réflexion de BENVENISTE sur la diathèse orientée vers l’objet.

Néanmoins, la première réponse la plus globale qui soit est de signaler à ce propos une prégnance du contact du français et du malgache qui, comme nous l’avons signalé plus haut, tourne vite à une diglossie à l’avantage de la langue étrangère. Ceci a pour conséquence, pour la plupart des linguistes malgaches, de rechercher l’explication des phénomènes linguistiques malgaches sur le modèle de la phrase française.

Pourtant, il faut se résoudre au fait que, en dépit de l’orientation des recherches actuelles sur les universaux linguistiques, la langue malgache et la langue française sont deux langues qui n’appartiennent pas à la même famille linguistique dans la mesure où :

« On dit que deux ou plusieurs langues appartiennent à la même famille quand elles sont apparentées génétiquement, c’est-à-dire quand tout laisse à penser qu’elles se sont développées à partir d’une origine commune. » (DUBOIS, et al., [1973] 1982, p. 195)

Une preuve de cette non parenté se présente dans la différence signalée par BENVENISTE à propos de la diathèse des verbes : les langues indo-européennes marquent une borne entre le verbe et l’objet, la langue malgache entre le verbe et le sujet.

C’est-à-dire quand il y a une borne entre le verbe et l’objet, ce dernier ne peut en aucun cas régir le verbe. De même, quand il y a une borne entre le verbe et le sujet, celui-ci n’a aucune influence sur le verbe.

On remarque qu’en français deux traits du sujet déterminent la morphologie du verbe : le nombre et la catégorie de personne. Pour le nombre, la question est très simple puisqu’il n’y a que le singulier et le pluriel. Par contre, pour la catégorie de la personne nous avons une tripartition que la grammaire traditionnelle ordonne en une succession hiérarchisée en première, deuxième et troisième personnes. Cette classification en nombre ordinal met dans l’ombre la fonction de la personne dans la compétence communicationnelle. Ainsi seules la première et la deuxième personnes sont présentes dans la communication au niveau de l’énonciation. La troisième personne en est absente. En plus, il faut tenir compte, que la troisième personne est le plus souvent la non personne selon la terminologie de BENVENISTE. Ceci implique que la troisième personne est présente au niveau de l’énoncé.

Si la classification fonctionnelle peut être tenue comme faisant partie des universaux linguistiques, elle n’a, par contre, aucune influence sur la morphologie du verbe en malgache. Et dans la mesure où la langue malgache ne marque pas grammaticalement l’opposition singulier/pluriel, la morphologie du verbe demeure indifférente à l’égard de ces deux traits du sujet.

On constate aussi que dans la langue française, la forme non marquée de la phrase met le sujet à gauche du verbe. Lorsqu’on dit forme non marquée ceci veut dire que c’est la plus utilisée. En revanche, en malgache, cette forme non marquée place le sujet à droite du verbe. Et il est très rare dans les langues qui connaissent une progression linéaire de gauche vers la droite qu’un élément de droite puisse régir un élément de gauche.

Ces observations tendent à suggérer que c’est l’élément que la langue met à gauche qui revêt une grande importance parce qu’il est régisseur. La conclusion immédiate est que la langue française privilégie l’auteur du procès tandis que la langue malgache se centre sur le procès. Parmi les faits qui militent en faveur de la conclusion, on peut citer en français la servitude de l’accord du participe passé dans le cas d’un objet direct placé à gauche du verbe. À la lumière de cette thèse, la conclusion pour le malgache n’est plus à justifier puisqu’elle fonctionne par symétrie.

Néanmoins, il est un autre constat qui milite en faveur de la conclusion pour le malgache plus qu’une observation de comportement syntaxique. Il s’agit du comportement de l’énonciateur dans ces discours qu’on appelle sokela ou kabary et qui scandent le vécu du malgache comme une rhapsodie. L’observateur peu attentif, et beaucoup s’y trompent, a tendance à croire que le Malgache aime beaucoup la circonlocution et ne va jamais droit au but. Effectivement, la profusion de demandes d’excuse qui caractérise le discours du Malgache fait qu’un destinataire non averti ou peu attentif reproche au Malgache son manque de concision.

En réalité, c’est une sorte d’euphémisme linguistique qui caractérise la structure discursive du Malgache. Mais il ne s’agit pas d’un euphémisme au sens obvie du terme où la langue frappe d’interdit de prononciation un mot qui existe dans cette même langue. C’est plutôt un euphémisme qui consiste à frapper d’interdit de statut d’énonciateur celui qui prend la parole de telle sorte qu’il est obligé de se présenter comme un simple locuteur d’une parole qui n’est pas sienne mais celle de la sagesse antique, celle de la communauté, etc.

La preuve en est qu’en dépit d’un protocole strict qui détermine d’avance celui qui doit prendre la parole en fonction de son statut et de sa hiérarchie dans le groupe, le locuteur fait toujours comme si c’était le sort qui l’a désigné. Dès lors qu’il en est ainsi, ses excuses consistent à démonter qu’il est le moins qualifié pour prendre la parole et qu’il n’en est pas l’énonciateur mais seulement le locuteur par désignation. Il présente des excuses auprès de ceux qui sont de la génération immédiatement supérieure à lui, communément appelée ray amandreny (parents). Il s’excuse pour ceux qui sont de la même génération que lui. Il fait de même pour la génération montante appelée par euphémisme zandry « cadet », et enfin, il s’excuse auprès des dames appelées Andriambavin’ny lanitra « reines du ciel ».

En définitive, il simule un jeu de langage dans lequel il s’efface en tant qu’énonciateur et se présente comme un simple locuteur à travers qui, néanmoins, l’acte de parole ayant motivé le discours est réalisé (demande en mariage, présentation de vœux, remerciements, etc.…). C’est pour cela que nous avons dit que la forme non marquée du malgache semble prioriser l’acte au détriment de l’acteur dans la structure de la phrase active.

Si nous parlons d’effacement de sujet c’est pour indiquer cet ordre de priorité qui met en avant l’acte de parole ou l’acte de discours. Mais comme l’intelligibilité d’un acte se mesure non pas dans son processus mais dans la transformation narrative qui affecte son objet, ceci aboutit à cette conséquence paradoxale qu’il existe des langues dont la diathèse se marque par rapport à l’objet et non par rapport au sujet.

Fonde partiellement l’existence d’une diathèse orientée vers l’objet la double opposition dans la langue française elle-même. D’une part, l’actif et le passif ; d’autre part, l’actif et le moyen.

Dans le passif, il est bien clair que ce qui a été objet initialement devient un sujet par dérivation, suite à la transformation passive, et le verbe porte les marques de cet objet muté en sujet grammatical. Nous tenons pour voie moyenne les formes en « se » qui indiquent une action plutôt subie qu’agie comme dans se tromper, ou s’évaporer le sujet grammatical de ces verbes se révèle être l’objet profond de la phrase. Cf. (BENVENISTE É. , 1966, p. 168 et sv.)

Une telle question peut être ramenée au problème de la diglossie car elle confronte deux formes linguistiques révélées avant tout par la syntaxe. Une telle confrontation peut être également faite au niveau du lexique, mais c’est là une autre question qui ne sera pas abordée dans le cadre de ce travail.

Si la distinction entre forme et substance de contenu proposée par HJLEMSLEV est admise, nous pouvons analyser les différentes formes dans lesquelles se réalisent la même substance et d’en tirer les conséquences au niveau de la force illocutoire, c’est-à-dire mettre en évidence comment la syntaxe analyse le réel en indiquant une position du sujet. C’est une manière de poser la question de l’illocutoire dans les productions linguistiques d’une langue donnée.

Nous devons donc partir de la substance de contenu. En français aussi bien qu’en malgache, il est possible de faire une déclaration d’amour ; cet acte illocutoire constitue la substance du contenu. En français elle prend la forme :

Mais en malgache, la forme correspondante est : 71. Tiako ianao

On peut ici admettre que la correspondance est exacte du fait de la structure respective des deux langues en présence. Ce qui apparaît d’emblée, c’est que ces formes sont non marquées dans les deux langues. Elles sont neutres, mais impliquent pourtant des forces illocutoires différentes. Mais pour l’instant, nous voudrions suggérer un autre phénomène qui s’attache à cet exemple et qui va accroître la lisibilité des phénomènes mis en cause.

Si nous négligeons le placement de clitique (KAYNE, [1975] 1977, p. 72 et sv) dans (70), il est patent de constater qu’en français l’énoncé est constitué de trois éléments irréductibles parce qu’ils fondent la notion de transitivité d’une classe de verbe dans cette langue. Le verbe transitif impose à l’énoncé phrastique d’avoir un groupe nominal (GN) à gauche et à droite du verbe. À gauche, le GN est appelé sujet, et à droite, il est l’objet. Nous ne tenons pas compte ici de l’emploi absolu de verbe transitif comme dans :

72. Je travaille 73. Je respire

Ceux-ci posent un problème de lexicographie ou de dictionnairique parce qu’il est difficile décider s’ils sont transitifs ou intransitifs, s’il faut faire une seule entrée ou plusieurs entrées dans les dictionnaires.

Cette remarque étant, si en français, l’ordre est donc la concaténation d’un sujet + verbe + objet, en revanche, en malgache l’ordre syntactique place comme élément le plus à gauche d’une phrase le verbe-prédicat. Il faut signaler en plus que dans cet ordre syntactique deux cas peuvent se présenter. Le malgache étant une langue qui connaît l’agglutination, le sujet peut alors être fusionné avec le verbe :

74. Asaiko ny tanimbary (La rizière est travaillée [par moi]). Ou, au contraire, le sujet grammatical est rejeté en fin de phrase :

75. Miasa (tanimbary) aho (Je travaille (la rizière))

Cette différence de forme peut donner naissance à une illocution différente puisque dans (74) ce qui est mis en évidence est le fait que la rizière subit des transformations, alors que dans (75) la forme de l’énoncé insiste sur la source de transformation.

Nous allons nous servir du carré sémiotique pour mieux saisir cette différence et montrer par la même occasion que la diglossie fait partie de la subjectivité dans le langage. Peer Aage BRANDT, dans un article intitulé Quelques remarques sur la véridiction (BRANDT & PETITOT, 1982), fait du carré sémiotique un outil logique qui transforme une disjonction en conjonction. Si chez BRANDT le carré sémiotique lui a permis de distinguer deux types de discours : le premier insiste sur la relation entre le signifiant et le référent tandis que le second considère le référent comme un simulacre et privilégie la relation entre signifiant et signifié, nous allons, à partir du second type de discours, embrayer vers la théorie de l’action.

Il est patent que dans le carré sémiotique, on part d’une opposition initiale entre deux catégories. Il s’agit en réalité d’une double opposition puisqu’il y a d’une part la distinction entre la substance phonique et le phonème et d’autre part, le référent et le signifié. Ensuite, par le travail de la censure qui interdit la totalité, chacun des termes de l’opposition est mis en relation avec leur contradictoire. Dès lors, le contradictoire du son devient le signifiant et n’est plus perçu comme une substance mais est devenue une forme, c’est qui apparaît dans la modulation du son par l’appareil phonatoire qui pose les phonèmes en tant qu’unité distinctive sur le mode binaire. Et tous les phonèmes possibles dans une langue donnée prennent ainsi naissance.

Il en va de même du référent, son contradictoire devient la substance du contenu. Mais le fait nouveau est que cette substance de contenu est identifiable seulement dans une forme comme le montre la comparaison d’une langue à l’autre, ou à l’intérieur d’une même langue les différentes formulations d’un même contenu à la source de l’expression : il a dit en substance ceci, quand on a oublié la forme exacte dans laquelle ce contenu était apparu ou quand on ne veut pas reproduire cette forme pour ménager son interlocuteur.

La conversion du référent en substance de contenu est inséparable d’une détermination de forme parce qu’une langue donnée ne prend du référent que ce qu’il est pratique d’en dire. Pour prendre un exemple pratique ici, on peut se référer aux différentes manières d’apprêter la même substance de viande pour servir de mets. Autrement dit, la forme du contenu est dépendante de la langue qui privilégie telle ou telle caractéristique de l’objet. Une approche rapide de la distinction entre forme et substance peut être faite à partir du concept d’isotopie. On peut comprendre l’isotopie comme le fait que le texte poétique répète ce dont il parle en dépit de la variation continue dans la manière de dire. Ce qui implique que la substance de contenu peut prendre des formes variées.

C’est ainsi qu’il y a lieu de parler de relativité linguistique dans le sens de Benjamin Lee WHORF. Un référent donné n’a pas toujours la même pertinence pour deux communautés distinctes. Nous pouvons ici reprendre l’exemple classique des noms de couleurs. Il existe des sociétés qui distinguent nettement le bleu du vert et d’autres qui n’ont qu’un seul terme pour les mêmes réalités puisque la différence n’est pas pertinente pour ces dernières.

Pour éviter le piège de la réalité, il faut bien convertir le référent en signifié selon un rapport déictique avec le sujet qui l’a vu, et selon un rapport symbolique en fonction de son attente - éventuellement dans un rapport iconique -. Et pour constituer le signe linguistique, il faut que le signifié soit attaché au signifiant. Nous avons alors le schéma suivant :

son référent

Non référent Non son

Contenu/signifié Expression/signifiant

Nous retrouvons encore ici la censure que nous avons utilisée dans la première partie au niveau de la production du sens. Mais elle a ici pour fonction de constituer le signe linguistique et partant de tout signe sémiotique au sens où ce dernier est entendu comme l’ensemble de tous les systèmes de signe.

C’est cela qui a conduit HJLEMSLEV à parler de principe d’isomorphisme entre le contenu et l’expression selon la métaphore, inventée par SAUSSURE, de la feuille de papier sur laquelle le recto ne peut pas se déchirer indépendamment du verso.

À la lumière de ce carré sémiotique, on peut maintenant comprendre mieux l’avertissement de PEIRCE concernant la priméité. C’est-à-dire qu’en tout cas elle est une substance qui ne s’identifie nullement à l’objet physique mais à toutes les possibilités inscrites en elle qui, par le travail de la censure, se réduisent à une forme donnée. Pour le cas qui nous intéresse, il faut laisser de côté la dimension phonique bien que ce domaine

soit actuellement très fécond dans l’analyse des états thymiques du sujet ou des états émotifs.

Ainsi, de cette manière, à y regarder de près, les exemples manifestent clairement que d’une même substance, chaque langue donne une forme différente au niveau de la réalisation. Il ne s’agit pas seulement d’une différence lexicale, celle-ci nous fera retomber dans la conception de langues étiquettes où il y aurait de correspondance de terme à terme. La différence pertinente est celle qui se trouve au niveau de l’organisation syntaxique.

Il est bien vrai que (70) ou (71), par leur structure déclarative, se présente d’abord comme une affirmation. En tenant compte du sens, on découvre une deuxième force illocutoire identique dans (70) et dans (71) : ils sont tous les deux une déclaration d’amour. Il existe certainement d’autres points communs entre (70) et (71), mais nous pouvons nous contenter de ces deux premières similitudes comme points de départ qui va aboutir à mettre en évidence une différence et ainsi d’établir une forme de diglossie. Pour mieux nous en rendre compte articulons de manière plus serrée la théorie du signe triadique de PEIRCE et le principe d’isomorphisme de HJELMSLEV.

À partir de la constitution du signe par le moyen logique du carré sémiotique, nous pouvons embrayer sur le signe triadique. La priméité est donc la substance de contenu dont la forme est déterminée par la secondéité. Mais comment maintenant introduire l’ordre de la loi qu’est le troisième. Celui-ci est la force illocutoire qui se déduit à la fois de l’énonciation et du sens de l’énoncé.

Rappelons pour mémoire que si la recherche de PEIRCE sur le signe prend la relève là où PLATON l’a laissée, c’est parce que le concept de monde des idées de PLATON peut être avancé comme une bonne approche de la notion de « priméité ». En effet, le philosophe grec nous propose de nous détourner du monde sensible qui ne peut pas subsister selon le principe de HERACLITE au profit du monde des idées où les concepts sont immuables selon le principe de SOCRATE. Il en est de même quand PEIRCE dit que la priméité est l’être en lui-même, sans aucune détermination. La priméité est la substance du contenu dans la mesure où un signifiant contient en lui tous les sens possibles. Ceci se comprendra mieux

avec la métaphore de la monnaie qui a déjà servi à Robert de MUSIL à qualifier la catégorie du possible.

Dans une pièce d’un euro sont contenus implicitement tous les objets qu’on peut acheter avec sa valeur et aucun objet particulier que vous l’ayez dans la poche ou non. C’est cela la priméité : une valeur d’échange. Mais une fois qu’on achète quelque chose avec la pièce, elle est échangée contre un objet précis. C’est cela la secondéité, la substance s’est incarnée dans une forme. C’est la valeur d’usage. Et la tiercéité est la motivation qui a présidé au choix de l’objet par l’acheteur. Cette métaphore de la monnaie montre clairement qu’il y a une substance et une forme de contenu.

Mais comme la forme du contenu renseigne sur l’attitude du sujet à l’égard de ce qu’il dit, c’est elle donc qui véhicule l’essentiel de la force illocutoire. Ainsi, de la pièce de un euro, si le détenteur a acheté une glace, on peut conclure à sa gourmandise et s’il a acheté un stylo, on conclura qu’il valorise les aliments de la pensée par rapport aux aliments du corps. Cette interprétation se transpose facilement sur la forme des énoncés.

Comme le précise le protocole mathématique qui introduit au concept du signe triadique, c’est donc la valeur illocutoire qui détermine la relation qui unit la substance et la