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CATÉGORIE DU POSSIBLE ET LA RÉDUPLICATION EN MALGACHE Si, dans l’analyse précédente, la catégorie du possible nous a servi pour résoudre le

L’ILLOCUTION DANS LE LANGAGE ORDINAIRE

D. BERTRAND distingue soigneusement la référenciation définie comme les opérations par lesquelles le sujet re-construit le référent (par définition inaccessible) qu’il vise et, la

2.5. CATÉGORIE DU POSSIBLE ET LA RÉDUPLICATION EN MALGACHE Si, dans l’analyse précédente, la catégorie du possible nous a servi pour résoudre le

problème que pose la censure du réel, par rapport à la valeur illocutoire de la parole qui parle de ce réel, c’est à cause du mouvement de la référentialisation. Et nous avons conclu que le mouvement de la référence ne s’arrête jamais au réel comme référenciation, mais le dépasse pour atteindre la référentialisation comme trace narrative dans un parcours d’évocation. Cette fois-ci, le sens du possible va nous aider à comprendre que la fuite du réel prend naissance de la différence entre énoncé et énonciation.

En effet, on s’aperçoit que si l’énoncé renvoie au réel comme une actualisation d’un concept, par contre, l’énonciation peut s’y opposer par la forme dupliquée qui considère cette actualisation comme un amenuisement de la possibilité inscrite dans le concept afin de rompre justement avec la rigidité du concept. Par cette rupture de la rigidité du concept, la réduplication se présente comme un « adoucisseur » - dans l’acceptation pragmalinguistique de ce terme - puisque la trace narrative de l’illocution a pour mission d’émanciper l’énonciation des contraintes du réel.

Mais comment la réduplication libère-t-elle des contraintes du réel ? Il faut entendre par réel dans ce travail les données empiriques, isomorphes du langage. Lorsqu’on sait que le langage contribue à la construction de cet univers référentiel, la tendance est alors de croire que le mot a pour fonction de représenter le réel au point qu’on peut dire que le mot est égal à la chose. C’est la thèse représentationaliste. Mais cette thèse est battue en brèche par la relativité linguistique. L’argument majeur qui milite contre la thèse représentationaliste est qu’on ne peut pas s’expliquer pourquoi les choses étant égales partout, chaque langue organise de manière différente le réel.

Il en résulte qu’on doit considérer la langue comme une conceptualisation du monde sensible, autrement, le fonctionnement linguistique doit se faire sur le mode hapax compte tenu des différences qui caractérisent chaque infinité d’objets regroupés sous le même nom, d’où l’existence des noms dans les langues. Même dans les noms propres où la langue est tenue de fonctionner sur le mode hapax, il faut toujours tenir compte de la distance qui sépare l’être de l’étant et que résume Paul KLEE dans la formule suivante : [C’est la voie qui est productive, l’essentiel ;] « le devenir se tient au-dessus de l’être, » (KLEE, 1977, p. 62). En

effet, si les noms propres peuvent fonctionner comme des désignateurs rigides en dépit de la fluctuation de propriétés des individus, c’est par un oubli volontaire des différences.

Dans la réduplication, au contraire, le locuteur refuse d’oublier les différences de la même manière que l’usage du partitif sur les substances qui peuvent être comptabilisées est un refus du nombre. De cette manière, il marque la différence entre l’énoncé et l’énonciation. Il est nécessaire de préciser ici que nous prenons l’énoncé ici par opposition à l’énonciation comme objet produit à production. L’énoncé est susceptible d’être rapporté par un autre locuteur tandis que l’énonciation est un évènement hapax qui témoigne de l’irréductibilité de la subjectivité. L’énonciation est modalisée de manière à renseigner sur l’attitude du sujet qui s’émancipe ainsi de la rigidité du concept. Comme l’a souligné TODOROV à la suite de NIETZSCHE :

« Tout concept naît de l’identification du non identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept de feuille a été formé grâce à l’oubli délibéré des différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques ». (TODOROV, 1970, p. 29)

Autrement dit, ce qui fait justement la rigidité du concept est cet oubli métaleptique des différences. On peut illustrer d’une autre manière cet oubli : il est possible d’ordonner à deux individus différents de fabriquer une table à partir d’un même dessin coté, il va en résulter deux produits semblables, comportant des différences irréductibles, mais qui seront appelés indifféremment table. Dans le dialogue suivant, nous pouvons admettre que la première séquence relève de l’énoncé et la réplique appartient au domaine de l’énonciation. Il faut admettre néanmoins qu’énoncé et énonciation se présentent ensemble dans une production discursive. Mais c’est une décision théorique à partir de la domination de l’une ou de l’autre caractéristique de la production qui opère la classification. Présentons le dialogue:

- Miasa ve ? (Est-ce que vous travaillez ?)

- Tsa hita e moa fa mba miasasa izao e! (On n’en sait rien, mais on s’efforce d’en faire un peu).

Ce dialogue est typique du vernaculaire. En mettant l’accent sur le rapport intersubjectif, il amorce le mouvement de fuite du réel. Et c’est ce mouvement de la référence que nous allons analyser en premier chef.

La question miasa ve qui ouvre ce dialogue est contestable de prime abord. Il est difficile de comprendre pourquoi quelqu’un pose une question sur l’évidence. Le questionneur est bien capable par lui-même de constater par ses propres sens que la personne qu’il voit est en train de travailler. De ce point de vue, la question est parfaitement absurde parce que le questionneur veut qu’on lui communique ce qu’il connaît déjà.

Pour sortir de cette absurdité, deux solutions s’offrent. La première est celle qu’on trouve dans un type de communication particulier que le système éducatif appelle évaluation. Dans un examen de l’apprenant, l’évaluateur pose des questions dont il connaît déjà les réponses. Mais cette solution ne peut pas être retenue parce que ce n’est pas ce type rapport qui se noue dans la relation intersubjective de ce dialogue. Il nous reste alors la seconde solution.

En apportant une précision sur les conditions de ce dialogue, on peut effectivement mieux cerner la nature la relation intersubjective qu’il met en jeu. Nous savons déjà de l’analyse de MALINOWSKI que quand les paysans parlent du temps qu’il fait, ils ne communiquent pas seulement, mais que, surtout, ils communient. On peut même croire que l’objet de la communication importe peu par rapport à cette fonction phatique. La découverte de ce langage de communion à côté du langage de communication pose alors le problème de la référence.

Dans le langage de communication, la référence est le monde sensible, elle impose au discours le principe de la non contradiction au réel parce qu’elle soumet le langage au problème de la vérité. Son mode essentiel est l’indicatif.

Il faut signaler qu’en dépit de ce principe de la non contradiction, le langage de la communication ne s’interdit pas le mensonge. En effet, le mode indicatif est encore une position du sujet, le choix de ce mode stipule tout simplement que le sujet du discours indexe ce qu’il dit dans la catégorie du réel comme le ferait la monstration par l’index de la

main. D’ailleurs, du point de vue lexical, le terme « indicatif » en tant que catégorie linguistique est construit sur la base de cette indication par l’index.

Dans le langage de la communion, la référence n’est plus le monde extralinguistique. On s’y réfère aux acteurs de la communication, c’est-à-dire, aux sujets de l’énonciation. Et c’est là que l’illocution dévoile la trace narrative parce que la référence aux sujets de l’énonciation fait naître le discours à partir d’un manque. En effet, selon la logique temporelle du récit, la catégorie du réel se présente toujours comme une situation initiale caractérisée par une censure. À cause de cette censure, la catégorie du réel renvoie à la catégorie du possible qui se présente comme une situation finale caractérisée par la complétude. Dès lors, la référence aux sujets de l’énonciation devient une référence à du narratif sur la base de cette logique temporelle qui étale sur un même niveau homogène la catégorie du réel et la catégorie du possible dans un système de renvoi que nous avons appelé ici sémiotique de l’évocation.

Le mode le plus clair du langage de communion est l’optatif. À partir de cette distinction, on s’aperçoit que le mode indicatif indexe le discours dans la catégorie du réel tandis que le mode subjonctif provoque une fuite du réel par évocation de la catégorie du possible. Et une grammaire du français qui tient compte de la référence aux sujets de l’énonciation ne doit pas s’embarrasser de faire une liste des verbes principaux suivis du subjonctif, il suffit de dire que le subjonctif n’a pas pour référence le monde extralinguistique mais la catégorie du possible.

L’introduction de la distinction entre catégorie du réel et catégorie du possible va nous permettre d’analyser la réduplication. La question dans ce dialogue n’est pas dupliquée parce que son énonciateur parle de ce qu’il voit et introduit dans son discours l’objectivité de la référence au monde des objets. Il est obligé d’effacer de son discours toute trace de subjectivité et dans la mesure où le concept naît de l’oubli des différences, il peut prétendre à l’objectivité parce qu’il se contente de parler de ce qu’il voit sans s’y projeter lui-même. On peut donc dire qu’il est sujet de l’énoncé conformément à la lecture du cogito cartésien par DELEUZE.

Cependant la question n’est pas aussi simple que le laisse croire cette analyse. Cette objectivité est encore une expression de la subjectivité. Quand un locuteur s’efforce

d’effacer de son énoncé toute trace de subjectivité, celle-ci se retrouve au niveau de l’énonciation parce c’est toujours le sujet de l’énonciation qui décide de produire un discours neutre ou non.

En effet, si nous affectons à la question un colophon sous la forme d’un préfixe performatif, nous obtenons :

206. Je vous demande avec neutralité si vous travaillez

Mais en fait, ce préfixe performatif ne peut pas être tenu pour le principal. La modalisation de la question sous le signe de l’objectivité est commandée finalement par la valeur phatique de l’énonciation. C’est pour cela qu’il ne peut pas faire autrement que d’appliquer le concept dans toute sa rigidité sur ce qu’il voit puisque l’introduction d’une nuance peut contrevenir à la valeur phatique de l’énonciation. Alors, le bon préfixe performatif peut être ceci :

207. Je m’intéresse à vous aussi ; vous demandé-je si vous travaillez

C’est cette manifestation d’intérêt qui justifie qu’on pose une question sur l’évidence puisque la question fonctionne comme une marque d’approbation. Cette approbation est nécessaire à cause de la valeur phatique de l’énonciation parce qu’un intérêt qui va au-delà de la convention linguistique peut aboutir à une critique qui risque de provoquer une brouille.

Mais comme cette approbation est liée étroitement à la rigidité du concept, il est alors normal que la réponse à la question se présente sous une forme dupliquée pour manifester le refus de l’oubli de la différence. C’est ainsi que la réduplication porte la trace de la subjectivité de l’énonciation. Le sujet de la réponse est un sujet d’énonciation parce qu’il ne peut pas épouser le point de vue du sujet de la question dans la mesure où le travail effectif qu’il est en train de faire est frappé par la censure du réel. La réduplication dans la réponse illustre bien la différence entre le sujet qui travail qui est le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation.

Dans la réponse, nous avons une forme de réduplication qui a une valeur d’atténuation. Mais c’est toujours cette valeur qui sera reproduite dans toute réponse

portant sur l’action d’un individu malgache du fait de la différence entre le sujet social qui travaille et le sujet d’énonciation qui répond.

Autrement dit, la réduplication a pour fonction de marquer la différence entre l’étant et l’être, ce qui veut dire encore que le réel est un amenuisement du possible. Le mécanisme exact qui impose la forme de réduplication repose sur la conscience de la limitation du réel par rapport à tout ce qui est possible.

Le sujet d’énonciation introduit cette nuance d’atténuation dans sa réponse en fonction du récit futur dans lequel son action sera versée et où il sera loisible de le critiquer si les résultats ne sont pas conformes à la prétention impliquée s’il avait répondu :

Eka, tena miasa aho (Oui, je travaille vraiment).

Nous sommes, avec la réduplication, en présence d’une force illocutoire qui pousse le sujet à une sorte d’humilité qui, sur le plan linguistique, peut se traduire également par une intersection de champs sémantico-lexicaux. Dire :

208. Ato ny vovoko (C’est ici ma nasse) Au lieu de :

209. Ato ny tranoko (C’est ici ma maison)

n’est pas analysable stricto sensu en tant que niveau de langue ou registre de langue bien que ce soit ces plans qui, les premiers, ont mis le phénomène en évidence. En effet, si le niveau de langue recoupe l’organisation sociale, il manifeste nécessairement une position du sujet (on devrait dire des sujets) puisque la collision entre les deux champs sémantico-lexicaux a pour effet de conférer une autonymie aux unités linguistiques ainsi employées.

Cette modalisation autonymique de l’énonciation s’explique par la nécessité de marquer la différence entre une maison idéale et la maison réelle. Dès lors, (208) n’est pas à mettre sous le signe d’un folklore argotique. Il est le signe d’une revendication sociale qui exprime une manière de voir au même titre que les figures sémantiques ne peuvent pas être tenues pour des ornements comme ont tendance à nous le faire croire certaines critiques

littéraires, lesquelles pensent que de la prose à la poésie la différence tient à la mise en forme, le sens pouvant rester identique.

Dans la mesure où l’expression ny vovoko fonctionne par dérivation à partir de ny tranoko, sa production attire l’attention sur le mot lui-même et amène la question de savoir pourquoi le sujet s’exprime ainsi. C’est de cette manière que l’expression se désigne elle-même et, de la sorte, accède au niveau autonymique du langage. Et cette modalisation autonymique a pour effet d’indiquer le refus du sujet de considérer son habitat comme ayant toutes les propriétés contenues dans le concept de maison. Comme il est impossible d’énumérer toutes ces propriétés ; le moyen le plus simple est de faire dériver la compréhension du mot employé à partir du mot évité, de la même manière que la réduplication se comprend par dérivation du concept de la forme non dupliquée.

De ce point de vue, il faut remarquer que la réduplication dans le paysage linguistique malgache est très caractéristique. Sa valeur illocutoire en tant que forme rejoint celle de la passivation. Il s’agit d’un effacement du sujet de l’énoncé au profit du sujet de l’énonciation. Mais cette assomption ne va pas de soi. Il nous faut encore chercher s’il n’existe pas une forme de réduplication qui puisse infirmer cette valeur.

En effet, il en existe une qui ne montre pas la valeur illocutoire décrite ci-dessus ; c’est quand la réduplication fait intervenir le morphème « dia » et reçoit une valeur d’intensité. Ainsi de (210) et (211) dérivent une valeur illocutoire diamétralement opposée :

210. matoritory (somnoler ?)

211. Matory dia matory (dormir à poing fermer)

Ce deuxième type de réduplication ne concerne donc pas la discussion en cours. En effet, ce genre de réduplication peut s’analyser comme une coïncidence du concept avec son actualisation dans un discours. C’est ce qui lui confère un caractère absolu. Autrement dit, dans (211) on peut supposer que la première occurrence du mot répété appartient au discours et la seconde à la langue. De cette manière on peut admettre que la première a pour référence la seconde. En français, on peut avoir ce caractère absolu de la réduplication

avec les adjectifs notamment. C’est le cas par exemple de l’expression : Bleu si bleu ce ciel par-dessus le toit.

Bref, la réduplication qui a pour valeur illocutoire une atténuation par refus de l’oubli de la différence introduit une certaine ambiguïté qui facilite l’effacement du sujet, ou tout au moins, le rend insaisissable parce qu’il se définit sous le régime du ni …ni. En refusant la rigidité du concept, la réduplication indique que le mot ainsi employé n’est pas ni tout à fait celui de la langue ni tout à fait celui du discours. La réduplication peut être considérée comme une démarche sémasiologique.

Renforce cette idée l’existence d’emprunt rédupliqué dans le parler quotidien du Malgache ; ainsi il n’est pas du tout rare d’entendre les gens dire :

212. Mba rapipide (soyez un peu plus rapide)

Dans (212), le régime de l’ambiguïté est tout à fait net. Il permet en tout cas de se préserver soi-même la face et de préserver celui de son interlocuteur. Ainsi (212) n’est pas tout à fait un ordre ni tout à fait une suggestion et le sujet de l’énonciation peut jouer sur les deux registres pour se tirer d’affaire le cas échéant. En réalité (212), implique que le destinataire de la parole n’est ni tout à fait lent ni tout à fait rapide. L’atténuation de l’idée de rapidité est ici redevable à la préservation de la face qui fait entendre la voix du sujet de l’énonciation derrière la voix du sujet social, comme si ce dernier voulait s’effacer derrière le masque d’autorité de l’énonciateur. C’est à ce titre que la réduplication comme adoucisseur est un acte de langage indirect qui fonctionne à la manière d’un euphémisme. Et ce d’autant plus que le morphème mba s’analyse comme une prière ; c’est cette valeur de prière que montre le mode subjonctif de la traduction.

La polyphonie comme mise à distance du réel et du possible peut être rapprochée, en tenant compte de l’éclairage du dialogue susmentionné, de la procrastination conçue comme un défaut de planification qui consiste à remettre à plus tard une tâche désagréable. On remarque en effet que les procrastinateurs se ménagent en quelque sorte une distance entre le possible et le réel en se disant devant la qualité mitigée des résultats que c’est la faute au temps. Ce faisant, ils réalisent une force illocutoire dirigée contre les éventuelles remarques négatives qui peuvent s’attacher comme commentaire du « dire » à partir de la

forme du « dit ». Sans la réduplication dans la réponse à la question « miasa ve ? », l’interlocuteur peut reprendre dans le futur :

213. Mba milaza fa tena miasa, anefa tsa hitako izay vitany fa voana mitovy amiko ihany (Il prétend vraiment travailler, pourtant je ne vois pas la différence, il est toujours comme moi)

On voit bien que (213) a pour force illocutoire un reproche qui conteste le sens du mot « miasa » comme pouvant être un signifiant d’un travail qui n’est pas très remarquable. Et il est aussi bien visible que (213), en dépit de toute marque typographique – nous ne pouvons pas nous prononcer quant aux marques intonatives – déploie une dimension autonymique dans la mesure où l’énonciation de (213) se présente à titre de commentaire d’un discours antérieur qui a fait figurer le mot « miasa ». Autrement dit, l’occurrence du mot dans (213) a pour référence l’occurrence antérieure qui est commentée ici.

Il existe une expérience qui montre le clivage du sujet dans les vernaculaires malgaches. Cette expérience oppose l’encodage linguistique du citadin et l’encodage linguistique du campagnard en dépit du fait qu’ils utilisent le même système linguistique, à