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4. CADRE THÉORICO-CONCEPTUEL

4.2. Identité culturelle et Premières Nations

4.2.2. La sédentarisation forcée comme premier point de rupture

À travers la littérature, le processus de sédentarisation est abordé par bon nombre d’auteurs comme un point de rupture identitaire pour les nations algonquiennes du Québec (Vincent 1991; Bousquet 2002; Simard 2003; Laugrand 2011). On assiste alors à un profond bouleversement du rapport au territoire et donc à l’unité symbolique d’identification collective (Bousquet 2002: 294). Ce démantèlement progressif constitue un « marqueur spatio-temporel » qui distingue un passé enraciné dans la forêt d’un présent socialement et temporellement déraciné (ibid.: 1-14) et souvent confiné à la réserve. Ainsi, la déchirure ne serait pas tant évènementielle que culturelle et serait définie par un ensemble de modifications sociales (Vincent 1991 :128). En d’autres mots, elle constitue une conséquence directe d’une stratégie politique et assimilatrice visant

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l’extinction des pratiques culturelles distinctes des Premières Nations. On vise alors à contrôler leurs déplacements, jugés rétrogrades et gênants pour le développement de l’État canadien sur le territoire colonisé. La création des pensionnats indiens s’inscrit notamment comme une stratégie pour accélérer le processus de sédentarisation forcé des Premières Nations au pays.

4.2.3. Les pensionnats indiens du Canada: de l’assimilationnisme à l’intégrationnisme d'après-guerre

Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’assimilation est envisagée tant par la société civile que par les groupes missionnaires comme une entreprise charitable prévoyant une certaine émancipation, voire une élévation culturelle et spirituelle, inspirée des théories du darwinisme social. Si une certaine évolution des paradigmes oblats semble s’opérer à partir des années 1950, passant progressivement du discours évolutionniste aux idéologies intégrationnistes(voir à titre d'exemple les articles de Laviolette 1955; Dumouchel 1956; Paiement 1957), ce changement reste pourtant ancré dans une perspective paternaliste et infantilisante: « La vraie angoisse du missionnaire lui vient des Indiens eux-mêmes et de leur avenir. Si l’Indien, dans son insouciance du lendemain, n’a pas de problèmes, le missionnaire, lui, se les pose à sa place. Et ces problèmes, ce sont les Indiens eux-mêmes » (Dumouchel 1956 : 14).

À travers un article publié dans le magazine oblat Vie indienne, le père O.M.I. Dumouchel atteste que face à cette situation, se dessinent déjà deux courants idéologiques parmi les groupes indiens: la résistance ou l’assimilation (1956 : 14). Les missionnaires oblats, « après avoir mûrement étudié le problème des Indiens » (ibid.), prennent parti de l’intégration de leurs pupilles à la civilisation blanche. On assiste alors à l’émergence d’une nouvelle philosophie d’action :

Tout en demeurant indien, l’Indien s’adaptera progressivement, grâce à une éducation adaptée au mode de vie des Blancs. Il sera ainsi en mesure d’apporter son concours au progrès du Canada et de l’Église canadienne (…) Nous ne pouvons pas travailler à la disparition de la race indienne : comme toutes les minorités, les Indiens ont droit à leur survivance ethnique. Pour ne pas devenir un problème, cependant, l’Indien doit accepter la civilisation et s’y adapter, tout en conservant ses valeurs traditionnelles. Un changement si délicat ne se fera que par une éducation appropriée (…) Il faudra, en même temps, préparer la population blanche à accepter l’Indien dans ses rangs. Si d’ici 50 ans, la population indienne ne s’est pas intégrée à la civilisation, on ne sait ce qu’elle sera devenue. C’est dire l’importance de nos écoles catholiques… Nous aiderons à remonter le niveau social de la masse et la

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préparerons ainsi à une saine intégration. Et si quelques-uns préfèrent gagner leur vie parmi la population blanche, ils y seront acceptés d’emblée, car ils seront aussi compétents et aussi éduqués que n’importe quel citoyen (ibid. : 15-16).

En effet, depuis les débuts de la colonisation, l’éducation constitue un outil d’évangélisation, de francisation, de civilisation, inscrit dans une lutte de pouvoir contre les protestants et répondant à des projets politiques. Une fois l’évangélisation réussie est opérée une transformation idéologique du rôle de l’école. Ainsi, au cours des décennies de l’après-guerre, les Oblats conservent une attitude protectionniste et paternaliste envers leurs « pupilles » autochtones, mais présentent un discours plus ancré dans les modalités de ce bas monde. L’école devient théoriquement et progressivement un outil d'adaptation socioéconomique culturel visant une intégration à la société canadienne, voire un agent de protection contre les mauvaises influences et autres vices inhérents au mode de vie « blanc » (Dufour 2015 à paraître). Cette perspective serait, selon les idéologies intégrationnistes dominantes de l’époque, la seule voie envisageable pour le salut de l’Indien (ibid.)22. Pour l’historien John Leslie, le repositionnement politique du gouvernement canadien s’inscrit principalement en termes de temporalité (Leslie 1999 dans Stonechild 2006 : 24-2). De ce fait, l’intégrationnisme d’après-guerre ne serait qu’une version progressive de l’assimilation à l’intérieur de laquelle les Indiens seraient graduellement encouragés à inclure la société dominante à travers des processus consultatifs et sans l’imposition de forces coercitives (ibid.). Cette lecture semble également concorder avec un article publié par Le Soleil, repris à l’intérieur de la revue oblate Vie indienne :

Il ne s'agit pas d'éliminer le particularisme des Indiens. Leur implantation en terre canadienne remonte à beaucoup plus loin que celle des Canadiens d'expression française ou anglaise, commande au contraire une politique généreuse à leur égard. Mais d'abord, pour le plus grand intérêt des Indiens on devrait voir [...] à ce que les Indiens soient mieux en mesure de survivre dans les conditions présentes et futures de la vie canadienne. Tout en conservant leurs traditions les plus précieuses, nous devons les aider à trouver une nécessaire évolution (Le Soleil 1957:2).

En somme, l'idéologie centrale des pensionnats indiens se résume essentiellement au contrôle expérimental, ethnocentrique et paternaliste de variables contextuelles jugées propices au développement (spirituel, moral, social, culturel ou économique) de l’enfant indien ainsi qu’à

22 En 1960, soit trois ans plus tard, le gouvernement de Diefenbaker accordera le droit de vote aux Autochtones du

Canada. Selon la rédaction de Vie indienne, cette avenue leur permettra de participer à la vie démocratique du Canada au même titre que tous les autres citoyens canadiens (Anonyme 1957 : 2).

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son accomplissement en tant que [bon chrétien, citoyen, étudiant, travailleur, professionnel, Canadien, etc.] par l'imposition de mesures acculturatrices.

Près de vingt ans après la fermeture du dernier pensionnat autochtone du Canada, on ne peut que dénoncer les douloureuses conséquences de cette stratégie assimilatrice, puis acculturatrice, sur les identités individuelles et collectives des Premiers Peuples. Ces conséquences affectèrent non seulement la génération directement concernée, qui devint l’héritière de traumatismes physiques, affectifs, identitaires et psychologiques, mais également les générations précédentes et suivantes. En effet, les parents se virent dépossédés de la présence de leurs enfants ainsi que de leurs responsabilités d’éducateurs, alors que leurs enfants et petits-enfants eurent, et ont encore aujourd'hui, dans de nombreux cas, à composer avec le cercle de perpétuation des violences, abus et autres souffrances (Bourdaleix-Manin et Loiselle 2011 : 7). Parmi la liste des conséquences intergénérationnelles ou « séquelles des Survivants » dressée par Bourdaleix- Manin et Loiselle, outre les violences physiques, sexuelles et psychologiques, on retrouve :

…relations interpersonnelles difficiles; problèmes reliés au rôle parental comme la froideur émotionnelle, la rigidité, la négligence, les communications inadéquates et l’abandon; désunion et conflits entre les individus, les familles et la communauté; blocages en matière d’éducation-aversions pour les programmes qui ressemblent « trop à l’école », la peur d’échouer, sabotage de ses propres chances de réussir, problèmes d’apprentissage ayant une cause psychologique; famille dysfonctionnelle, comportements de codépendance reproduits dans le milieu de travail (2011 : 6-7). L’expérience des pensionnats occasionna de lourdes conséquences, non seulement sur le bien- être et l’identité profonde des individus ainsi que de leurs descendants, mais également sur l’équilibre collectif et la transmission culturelle au sein des communautés concernées. À l'instar de plusieurs auteurs (Miller 1996; Milloy 1999; Jacobs et Williams 2008; MacDonald et Hudson 2012) et, tout récemment, de la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin (dans IRC 2015)23, l’auteur cri Neil Mcleod (2001) aborde le système de pensionnats autochtones comme un outil de génocide culturel. En privant les enfants du lien avec leurs terres natales, langues, histoires, cultures et familles, les pensionnats auraient presque réussi à causer l’extinction définitive de l’identité Nêhiyawa (ibid.). Toujours selon l'auteur, il s'agirait de la diaspora idéologique la plus importante de l'histoire autochtone en matière de conséquences

23http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/National/2015/05/29/001-genocide-culturel-beverly-mclachlin-autochtones-

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dévastatrices et intergénérationnelles: « Once put away in both an ideological and spatial sense, many children never came “home”: instead they spent their lives ensnared in alcoholism and other destructive behaviours » (2001: 28).

Afin d’illustrer l’ampleur du fossé intergénérationnel ainsi créé, Bousquet, qui a travaillé à Pikogan auprès d’anciens pensionnaires, précise entre autres que : « In the Algonquin conception of social time, the residential school generation forms a zero point between ‘before’ and ‘after’, against which changes, colonization, and the intrusion of Whites are evaluated » (2006 : 14). Elle souligne également que l’angoisse d’acculturation constitue une hantise persistante pour les ex-pensionnaires interrogés puisqu’ils appartiennent à la première génération qui n’a pas connu la vie semi-nomade en forêt (ibid.). Le régime des pensionnats provoqua non seulement une profonde déstructuration socioculturelle, mais pervertit également le rapport à l’instruction publique des communautés concernées, et ce, sur un plan intergénérationnel. Bien que des fervents de l’école indienne eussent recommandé, dès la deuxième moitié du siècle dernier, certaines adaptations culturelles au projet éducatif, les pensionnats indiens veillèrent d’abord et avant tout à opérer une certaine déculturation24 par l’imposition d’un processus empirique d’acculturation contrôlée (Eaton 1952). Celui-ci prévoyait l’imposition d’un schéma intégrationniste, c’est-à-dire moulé selon les paradigmes socioculturel et économique de la culture eurocanadienne (Dufour 2015 à paraître).