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2.1 La responsabilité : une définition

2.1.5 L’imputabilité : un concept fondateur

2.1.5.2 La responsabilité collective et l’intention individuelle

Comme le souligne Marc Neuberg, la responsabilité collective désigne, au sens strict du terme, une situation où les membres d’un groupe sont sanctionnés pour la faute d’un seul. L’action (ou l’omission) qui est à l’origine d’un jugement de culpabilité est le plus souvent individuelle. Selon Neuberg, « Le mal qu’ils n’empêchent pas ne saurait le plus souvent leur être imputé. Cela ne revient pas à justifier l’indifférence ou à nier la beauté morale de celui qui, sachant qu’il ne peut être jugé responsable d’un mal qu’il n’empêche pas, intervient quand même. C’est là justement où finit la responsabilité que commence la beauté morale. »165 De

même, on peut être responsable d’un dommage sans en être l’agent intentionnel et même sans l’avoir causé. Ce sens implique que la personne est en faute et que son comportement a causé le dommage subi par autrui.

La condition de la faute suppose que la personne (jouissant de ses capacités mentales et n’ayant pas été soumise à la contrainte) ait contrevenu intentionnellement ou sciemment à une règle de droit, une norme morale ou déontologique. Quant à la condition du lien causal entre le comportement fautif et

164 V. de GAULEJAC, Les sources de la honte, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 1996, p. 142 165 M. NEUBERG, La responsabilité – Questions philosophiques, Paris, Presses Universitaires de

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le dommage subi par autrui, elle exige, en général, que le comportement fautif soit au moins une condition causalement nécessaire du dommage : il doit être vrai que le dommage ne se serait pas produit en l’absence du comportement incriminé.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’intention individuelle dans le cadre d’un projet collectif, nous convenons avec Neuberg qu’il est raisonnable de penser, dans ce cas d’une action accomplie de concert, que la responsabilité de chacun est engagée non seulement dans la réalisation de sa tâche ponctuelle (qui, en soi, est peut-être parfaitement licite, comme de prêter une échelle à un ami), mais aussi dans celui de l’action commune. De fait, lorsqu’une intention est engagée de concert, il semble raisonnable de croire que l’intention de chacun consiste non seulement à réaliser sa tâche, mais est aussi de contribuer à la réalisation du projet, l’action individuelle ne prenant sens qu’à l’intérieur de celui-ci.

Qu’en est-il de la responsabilité individuelle lorsque plusieurs témoins d’une situation dramatique omettent d’agir ? Neuberg soumet l’exemple suivant166.

Plusieurs personnes sur la plage sont témoins d’un baigneur en danger et n’interviennent pas : est-ce que la mort du baigneur peut leur être imputée ? À supposer qu’il y ait obligation d’intervenir, pourquoi la responsabilité reviendrait à soi plutôt qu’à autrui ? L’omission de chaque individu est une condition causalement nécessaire du dommage, dans la mesure où, s’il avait agi, le dommage eût été évité. L’imputation du dommage à chacun se fonde sur le non- respect, par chacun, de l’obligation particulière qui est sienne. Or, il y a dans un tel cas de figure indétermination de l’obligation d’agir : il existe une même obligation pour tous qui est une obligation générale, mais personne, en propre, n’est désigné comme étant celui qui doit agir. Si tous se rendent compte de l’inaction de chacun et que la situation primitive de prise à témoin engendre une réflexion collective, la responsabilité serait différente. Cela peut se produire lorsque le groupe aléatoire est restreint ou lorsque les témoins sont liés par une communauté de vie.

166M. NEUBERG, La responsabilité – Questions philosophiques, Paris, Presses Universitaires de

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La prise à témoin collective de la souffrance à distance donne lieu à une perplexité morale : est-ce que la distance géographique, cognitive ou affective n’affaiblit en rien l’interdiction d’infliger des souffrances à autrui ? Neuberg précise que le fait d’infliger la souffrance à distance affecte peut-être le sentiment de culpabilité de l’agent, mais n’empêche en rien l’imputation de responsabilité. Il conclut que la distance ne peut excuser notre inaction devant les souffrances d’autrui. Il est raisonnable de penser que lorsque nous pouvons, par des moyens faciles et licites, éviter un dommage à autrui, nous avons le devoir de le faire.

Or, si on prend une situation d’interpellation humanitaire, la distance entre les témoins fait en sorte que le « collectif » n’agit pas de la même manière. Ainsi, comme le soutient Neuberg à nouveau, « (…) les situations de prise à témoin dans des contextes humanitaires sont des situations où le groupe des témoins est conscient de la présence d’une multitude d’autres qui pourrait intervenir aussi bien que lui, et où personne n’a un contrôle sur l’action ou l’inaction des autres. Ce sont donc des situations qui n’engendrent pas une situation réflexive où l’inaction de tous est avérée. En conséquence, aucun témoin n’est amené à se dire que, vu l’inaction de tous les autres, il a l’obligation d’intervenir. La passivité des témoins n’implique pas leur responsabilité, car l’obligation générale de secourir autrui ne devient jamais, vu la distance entre les témoins, obligation pour chacun de passer à l’acte. »167

Enfin, dans certaines circonstances, compte tenu de la conscience de l’agent moral, l’impossibilité d’agir pourra entraîner une innocence tragique. En effet, devant la souffrance qui est vécu à distance de celui qui la ressent, et même lorsqu’elle est vécue à proximité, comme cela a été le cas dans l’expérience vécue par le Général canadien, Roméo Dallaire, alors qu’il commandait les forces de la paix de l’ONU présentes au Rwanda au moment du tragique génocide rwandais.

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L’impuissance d’agir, l’insuffisance de moyens devant l’ampleur du drame, en relation avec le sentiment de responsabilité qu’il portait et la sensibilité à tant de souffrances, ont eu raison de lui et il a mis du temps, beaucoup de temps, à s’en remettre.

Ainsi, qu’il s’agisse de l’omission d’agir dans un contexte collectif, comme dans la situation soulevée par Neuberg, ou encore de l’incapacité d’agir, comme dans l’exemple de Roméo Dallaire au Rwanda, la responsabilité individuelle est toujours mise en cause. Même si, comme on l’a vu, les sentiments en cause, considérant la possibilité d’influencer le cours des choses et selon la gravité des conséquences qui en résultent, ne sont pas les mêmes. En tenant compte de l’intention qui prévalait pour chacun, dans le cas de conséquences négatives, il pourra s’agir de la culpabilité ou de la honte. Dans certaines circonstances, devant la tentation de l’immobilisme, il peut arriver que l’anticipation de tels sentiments négatifs puisse pousser à agir.

Forts de ces considérations, et en revenant à l’intention individuelle, nous nous attardons maintenant à la situation de la responsabilité (avec réparation) lorsque la personne responsable refuse d’admettre sa faute. Après ces dernières considérations, nous sommes alors mieux en mesure d’apporter un éclairage différent avec la notion de responsabilité découlant de la gestion des risques. Cette diversité de points de vue relativement à l’objet de la responsabilité doit en effet nous aider à mieux comprendre la responsabilité individuelle et la portée de ce qu’elle recouvre dans les situations de gestion au sein des organisations de services publics.

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