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La réticence à l'acte d'écriture

A Du projet initial aux désillusions

3 L 'œuvre inachevée

3.1. La réticence à l'acte d'écriture

Autrefois, j'écrivais par-dessus tout, ne pesant point les conséquences ! C'était un don que la vie s'est chargée d'abîmer. Avec la connaissance m'est venue l'inquiétude et la douleur. On devrait isoler les poètes afin qu'ils chantent le monde sans jamais y être descendus. On perd son don en acquérant la vie, ce qui équivaut à ceci : on cesse d'être ange pour devenir homme.

Ecrire ce qui plaît et non ce que l'on pense. A quoi bon écrire ?... (J2, 05.10.20, p. 157)

Alors qu'effectivement, adolescente, Mireille Havet a connu le bonheur de pouvoir écrire, de l'inspiration menée à bien, plus elle vieillit et avance dans la vie, plus elle perd cette capacité. A

quoi est due cette déchéance ? Comme toujours, la jeune femme posera d’abord le problème du

temps. Comment vivre sa vie tout en écrivant ? Le temps lui manque déjà, alors que l'écriture en réclame énormément.

De moins en moins on a le temps d'écrire. C'est décidément un sport de collégien. Les études donnent le goût d'une encre sans but ! un délayage qui ne sert point à l'examinateur, « gâcher le métier ». Je ne peux plus écrire. Mon âme, ma vie, mes sens n'intéressent plus la plume, bonne aux lettres rapides, aux pneumatiques... un petit bonhomme sur le buvard.

Mais écrire ! Lire est déjà dur. Faire un livre et le lire voici le comble.

Je mérite des oreilles d'âne et m'en coiffe avec joie. Trop rares sont ceux qui les préfèrent aux chapeaux de paille. (J2, 21.07.21, p. 191)

Le moment de l'insouciance de l'enfance est bel et bien derrière elle. L'innocente jeune fille a découvert ce que pouvait lui offrir la vie et n'a pas su y résister : les drogues, les femmes, la vie même, quelle qu'elle soit, l'attirent à tel point que l'écriture passe au second plan. Comment trouver ce temps indispensable ? Et quand enfin, elle s'installe à sa table de travail, avec son encre inspirée et son papier prêt à être noirci, la littérature n'est toujours pas au rendez-vous.

Parce qu'il y avait un domaine caché. Mais surtout caché à l'auteur, et, du jour où j'ai possédé le domaine comme une maison que j'aurais achetée et parcourue et visitée en tous sens, j'en ai perdu à la fois la tentation, le sens défendu et le charme. Il faut donc là remplacer la source imaginée de la poésie par une source réelle, bien moins magique que la première. Il n'y a plus de domaine inconnu, d'enceinte réservée où l'âge et la morale nous excluent. (J2, 24.01.21, p. 172)

Le poète qu'elle est, Mireille Havet n'a pas réussi à le préserver de la vie. Il est toujours en elle, ses aspirations à l'écriture sont encore bien réelles, mais elles ne s'incarnent que dans le journal,

51 dans une lamentation. La douleur annihile aussi toute capacité à ressentir et faire vivre la poésie : « Maintenant, j’ai tant de deuils en moi que je n’en porte aucun. Tout me paraît si vide que je ne

travaille plus, laissant la poésie comme une vieille fleur » (J2, 06.05.23, p. 412).

Cette impossibilité d'accéder au calme, au bien-être, au moment propice à l'écriture, à

l'œuvre donc, demeure comme une frustration et un regret lancinant tout au long de la vie de

l'auteur. Le poète qui ressent si fort la poésie ne peut la restituer, ne peut l’écrire.

Lorsque le poète ne peut retenir la poésie en lui parce que déjà son âme est trop habitée de préoccupations humaines, et que, au moment même où elle le visite, il ne peut écrire pour une raison matérielle quelconque, combien alors sa solitude après, quand enfin devant la table de travail et le papier tant désiré, il se sent abandonné par la grâce merveilleuse qui, un instant avant, le rendait si puissamment créateur, lui paraît plus odieuse, plus bestiale, plus insultante que jamais. […] Je m'en reviens d'une promenade extraordinaire où, d'un

bout à l'autre, je fus saisie de la plus grande émotion, celle justement si sincère dont on fait des poèmes touchants. Mais voilà qu'après ce lent retour dans la voiture bercée par le crépuscule, une fois allumés les lampes et les feux, je ne retrouve plus rien en moi que des incohérences aussi impropres à construire que du sable. (J2, 01.01.21, p. 136)

La vie de Mireille Havet se passe donc dans l'attente et la procrastination. Attente de l'instant propice, « d'heures plus favorables au travail » (J2, 05.10.20, p. 157), attente d'un futur où il serait possible d'imaginer que les mots viendront. Lorsque la jeune femme réussit malgré tout à écrire,

l’équilibre nécessaire est toujours ténu et fragile. Il réclame des conditions extrêmes et difficiles à

installer, en cela qu’elles sont justement ponctuelles et insaisissables : « A la table, pour des réflexions d’une seconde, je m’assieds. Bientôt, tout dormira dans les malles. J’écris au bord du

temps qui change, dans la marge, aimant sans doute ces journées de carrefour » (J2, 06.04.24, p. 506).

Pourtant, l’alchimie qui formera l'œuvre, cet ouvrage qu'elle se doit d'écrire, existe, Mireille

Havet l'a connue maintes et maintes fois :

Au matin, tout est en place […] quand soudain je rencontre la poésie qui divulgue, tel je l'ai dit, l'anneau de

Giseths33. Ah ! mystère de la vie plus grand que ceux de l'église, je lutte avec vous tous les jours, et c'est

pourquoi je ne puis m'occuper ni de ceux de la mort, ni de ceux de la religion. […] Reflets ! Reflets ! Dieu, où

est votre ombre ? Est-ce la poésie ? (J2, 06.07.22, p. 312-313)

Dans ces difficultés, ces luttes, Mireille Havet n'est pas un cas exceptionnel, encore moins un exemple isolé. Katherine Mansfield, à nouveau, connaît les mêmes problèmes. « Mais le livre que je dois écrire reste encore à faire. Je ne peux pas, comme J., m'asseoir et mettre à écrire34. » S'asseoir à sa table, s'atteler au travail véritable, elles ne le peuvent pas, indépendamment de leur puissante envie de réussite.

33 D'après Platon, un berger nommé Gygès trouva un jour sur le cadavre d'un géant un anneau en or, lui permettant, quand il tournait le chaton vers sa paume, de devenir invisible. Ce pouvoir de l'anneau lui permit de devenir roi.

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En somme, je n'ai rien écrit encore et de nouveau le temps s'abrège. Rien n'est fait. Je ne suis pas plus proche

de mon œuvre accomplie que je ne l'étais il y a deux mois et, sans cesse, je doute à demi de ma volonté d'exécuter quoi que ce soit. […] Si je revenais en Angleterre sans rapporter un livre fini, je perdrais tout espoir

en moi-même. […] Pourquoi hésiter si longtemps ? N'est-ce que de la paresse ? Un manque de volonté ? Oui,

c'est cela, je le sens, et voilà pourquoi il est d'une si immense importance que je parvienne à m'affirmer35. Alors pourquoi s'attarder ? Par paresse ; j'ai perdu l'habitude de travailler, et pris celle de gaspiller mon temps d'une manière invraisemblable. Oui, c'est de la paresse, une paresse détestable et laide36.

La paresse, le temps, peut-être également la vie d'adulte, certains de ces empêchements dans l'écriture sont similaires pour les deux femmes. Elles partagent également la même ambition : un

livre fini, le Graal pour elles. Pourtant, Mireille Havet y parviendra tout de même, avec l’écriture,

suivie de la publication, de Carnaval. Mais pour ce roman, le seul achevé, le processus de création est révélateur : il aura demandé à la jeune femme un temps particulièrement long. Ainsi, commencé dans le courant du mois de mai 1920, il sera repris un an plus tard, et seulement proposé à la publication dans les mois qui suivront. Le projet se trouve sans cesse différé.

J’avais envie de travailler, hier soir, car je me sentais calme, et puis je décidai de dormir et, au contraire, de me

lever plus tôt. Cependant, je passai une nuit agitée et me réveillai sans joie. (J2, 21.02.23, p. 388)

Ainsi, même l’envie, l’inspiration, alliée à une bonne disposition d’esprit ne peuvent suffire.

Leur idéal d’écriture est cependant longuement décrit dans leurs journaux respectifs, lieu

universel de complainte et de dépôt de toutes les frustrations et de tous les rêves du diariste.

Je suis misérablement déprimée. Il fait une journée claire, étincelante. O Dieu, mon dieu, fais que je travaille ! J'ai gâché, gâché ma vie37 !

L'acte d'écriture, à l'instar de Katherine Mansfield, devient pour Mireille Havet, qui peine de plus en plus à se mettre au travail, qui voit ses efforts aboutir à des semi-échecs, anxiogène et source de souffrances. « Ecrire m'est une douleur... que j'aime » (J2, 01.04.22, p. 249). Le besoin d'écrire qu'elle ressent si fort « torture » (J2, 05.07.22, p. 301) le poète en elle. Il « souffre de ne pouvoir écrire » (J2, 08.11.20, p. 159) : « Mon malheur le plus grand est de ne pas écrire. Ô, ma vie, à nous deux ! si nous changions tout cela ! si nous chassions l'amour et ses trahisons et si, libérée de tout et égoïste, nous faisions enfin seule à seule notre devoir ! » (J3, 01.05.27, p. 378)

Mais un « plomb » l'empêche de finaliser ce devoir. Par cette métaphore, Mireille Havet

traduit le sentiment d'impuissance qui est le sien, et même temps s’en libère : « Je ne sais rien

d'autre. Au travail. Mon travail est désorganisé, il pèse, il retombe. C'est un oiseau tué. A mon aile, un plomb que je sens m'empêche. Clignant des yeux, au plus profond de l'horizon, au plus profond

35 K. MANSFIELD, Ibid, p. 185.

36 K. MANSFIELD, Ibid., p. 196.

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53 de moi-même, je cherche mon chasseur » (J2, 08.08.22, p. 339).

Ce plomb est donc interne et il faut le traquer, en rechercher la raison en soi-même et non dans les contingences du monde extérieur à la pensée. Encore et toujours, cette impossibilité d'écrire ne provient que du poète lui-même. Pour autant, la tâche est parfois trop rude, et la seule envie de ce dernier est d'arrêter la lutte, et de renoncer. Puisque l'acte d'écriture est si douloureux, pourquoi ne pas cesser d'essayer afin de se libérer ?

Ainsi, l’expérience étant à ce point coûteuse, le plus sage est donc de renoncer. Le « mauvais

poète » (J2, 03.06.22, p. 299), cet être dont la diariste fait le portrait : « poète orgueilleux à la dérive, cherchant des routes près du ciel, tu montes, montes toujours, écorchant tes mains, heurtant ton front aux branches », n'existe plus, à l'instar de sa poésie, qu'à travers les traces laissées dans un journal intime.