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L’opposition intrinsèque entre vie et littérature

A Du projet initial aux désillusions

3 L 'œuvre inachevée

1.3. L’opposition intrinsèque entre vie et littérature

Sa vie, dont elle veut profiter au maximum, malgré les nombreux moments de désespoir, est très précieuse pour Mireille Havet. Elle la respecte presque autant que la poésie, ne rendant pas le choix aisé, « La vie m’a donné ma jeunesse et, tout de même, ce semblant de beauté qui me facilite bien des choses. […] J’aime la vie, ah ! certes passionnément, et le deuxième acte pour moi

commence » (J2, début 1922, p. 226), tout en ayant conscience de leur incompatibilité : « On ne

peut pas se partager entre l’amour et le travail. Ou l’on aime la poésie et l’on est au sens complet son amant, ou l’on aime une femme et l’on trompe avec elle la poésie » (J2, janvier 1922 ?, p. 227).

Ici, par amour, on peut également comprendre vie, du fait même que la poésie est si exigeante

qu’elle ne permet rien en dehors d’elle-même.

L’affrontement entre la vie à mener et la littérature à écrire a été clairement décrit par Mireille Havet lorsqu’elle évoque le poète idéal. L’opposition est également intimement liée dans

ses réflexions journalières. Cette dichotomie, thème cher à la jeune femme, englobe, en en découlant directement, toutes les autres contradictions et tous les affrontements rencontrés chez cette dernière. Ils trouvent leur apothéose dans ce combat entre vie et littérature : « Ecrire et non vivre ? » (J2, 18.02.22, p. 239) s’interroge la diariste. Les deux verbes se retrouvent très souvent

accolés, sous une forme interrogative, comme ici, ou encore sous celle du choix. Ils viennent

toujours ensemble tout en s’opposant, la conciliation entre ces deux termes étant le problème ultime

de la poétesse.

84 contre la vie. Cette idée traverse tout le journal, quelles que soient les situations, ou les périodes.

Ce qui importe c’est le

travail

Voici la réponse. (J2, 20.11.22, p. 369)

Le travail est la réponse, mais il est également l’antidote à la vie : « Il n’y a qu’un remède, c’est l’écriture, une amie confidentielle qui me reçoit à toute heure et dans n’importe quel état » (J2,

25.05.20, p. 119).

Cette vie de labeur, qui aboutirait à une œuvre, s’opposerait directement à l’autre vie, celle

des plaisirs qui annihilent la personne et le talent. La littérature surpasserait donc toutes les autres

formes de l’existence. « Les livres sont donc [là] pour suppléer à la vie. Ils doivent contenir ce que

la vie ne donne pas » (J2, 31.07.22, p. 329). La diariste résume ainsi sa vision des choses : « Vivre ou écrire » (J2, 05.07.22, p. 306), alors même qu’elle semble incapable de respecter sa propre maxime. D’un point de vue intellectuel, la littérature est donc supérieure à toute autre chose, mais

cette théorie reste difficile à appliquer au quotidien. Mireille Havet, encore une fois, se révèle très ambitieuse, ne tolérant pas de demi-mesure. Ainsi, la poésie et l’acte d’écriture étant à ses yeux au-dessus du reste, incomparablement, elle souhaiterait s’y consacrer entièrement. Le « vivre ou

écrire » se transforme même en une sentence encore plus extrême, rendant le l’opposition plus forte. Il ne s’agit plus maintenant de vie mais de mort : « Ecrire ou mourir. Le dilemme pour moi est simple, la vie médiocre et sans création perpétuelle n’existant pas pour moi » (J3, 07.05.27, p. 384).

Cette vie purement intellectuelle et détachée du monde factuel, qu’elle théorise, malgré la beauté et la noblesse de l’idée, se révèle difficile à mettre en pratique, l’humanité de la diariste se

réveillant pour se rebeller sans cesse.

Il suffit d’une seule chose. […] Vouloir.

Serais-je assez bête, par mollesse et veulerie, pour rater ma vie, délaisser les livres qui sont en moi, et me laisser à nouveau envahir par les puissances noires de Satan ? […]

Je veux « vouloir » (J3, 14.03.26, p. 173).

L’extrémisme et l’absence de concession inhérente à la philosophie de Mireille Havet se révèlent, dans cet écartèlement, à leur apogée, car la jeune femme ne peut choisir une voie et s’y tenir, comme elle le souhaiterait. Sans cesse, elle va de l’une à l’autre, regrettant la beauté de l’acte d’écriture sacrificiel, tout en lui préférant la vie tumultueuse quand elle tente de se mettre au travail. Idéalisant une situation aux dépens de l’autre, elle n’est jamais satisfaite de ce dont elle a eu envie

auparavant. Ainsi, son exigence vis-à-vis d’elle-même augmente la douleur de se voir dans l’incapacité de choisir. Elle veut et écrire, et vivre. Et pouvoir lier enfin les deux verbes.

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[…] ? » (J2, 05.07.22, p. 306) la réponse semble être déjà toute trouvée pour elle. Oui, la vie est bien l’ennemie de l’art. Ce n’est pas seulement à cause du gâchis de temps qui fait que la vie s’oppose à l’œuvre. Bien sûr, si cet aspect est le premier de tous, il n’est pas le seul. La vie tue l’instinct du poète et même lorsqu’elle s’arrête pour laisser place au travail, les mots ne viennent

plus : « les voyages et l’amour et les drogues n’apportent rien à la poésie, au contraire ils l’effarouchent et, bientôt, la tuent. […] Le désir inassouvi crée seul l’exaltation et le secret désespoir propice à l’éclosion de toute poésie » (J2, 01.01.21, p. 164).

Car la vie est dure et inflexible : « sans doute, la vie nous est-elle supérieure en cela qu’elle

ne se laisse pas attendrir, ni retenir. Corde dure à nos mains crispées, elle passe et nous traîne. Nous sommes bien lourds, souvent » (J2, 16.12.20, p. 160). Malgré ces constatations, qu’elle fera à

plusieurs reprises, et qui seront consignées dans son journal, malgré sa volonté de choisir, et malgré

son intransigeance, Mireille Havet n’optera pas l’art. Pour autant, elle ne jette pas consciemment

son dévolu sur la vie en contrepartie. Sa voie sera une suite de non-préférences, et d’errances, puisque le choix qu’elle s’impose, surhumain, elle est par conséquent incapable de le faire : « une maille s’est dénouée et nous n’avons plus le secret de la refaire. La vie me rappelle. C’est une réclamation d’urgence qui me pénètre par les yeux, la bouche, les oreilles » (J2, 20.11.22, p. 368).

Mireille Havet ne se prononcera jamais. Elle sera toute sa vie perméable aux sirènes de la vie, et se laissera dicter son chemin et sa conduite par ses états d’esprit successifs et souvent

contradictoires. La seule permanence dans ce flux et ce reflux reste sa prédilection pour les plaisirs

immédiats de la vie, même s’ils peuvent se transformer ensuite en douleurs insurmontables. La

jeune femme veut tout explorer, tout découvrir : « la vie n’était-elle point le risque. Je risquai ! Je

voulais risquer ! Je voulais savoir. Je m’abandonnai au hasard, à la destinée profonde et méconnue

des êtres, à ce qui serait peut-être pour moi une rénovation ! » (J2, 07.04.22, p. 253)

Sujette aux variations de son âme, la diariste se compare à un papillon au printemps pour décrire ces élans irrésistibles auxquels elle obéit. Par cette image, elle essaie de traduire la légèreté de sa résolution qui ne peut rivaliser face à l’appel de la vie : « un remords constant me harcèle.

Vivre. La vie passe. Par charité, par romantisme, dois-je rester, moi, papillon rebelle, à côté du papillon résigné, non. Le printemps dehors délivre toutes les rivières. Il faut que j’y aille » (J2,

13.04.22, p. 272).

L’instinct, plus que le raisonnement, mène ses réflexions. « Non » écrit-elle simplement, comme muée par un sentiment qui la dirige, profond et dévastateur. La vie l’emporte donc, parfois

86 malgré elle, parfois avec le consentement morbide de la jeune femme qui en connaît les conséquences. En témoigne la récurrence du mot « vivre », parfois ponctué d’un point d’interrogation, ou d’exclamation, ou encore de points de suspension, souligné parfois, quelque fois

même doublement, dans tout le journal. Isolé, il ressort comme une scansion, comme un leitmotiv.

Comment être sûre pour Mireille Havet qu’elle vit suffisamment, qu’elle explore tous les recoins de

sa destinée ? Elle ne cesse d’appeler la vie, de s’exhorter à vivre, toujours habitée par la crainte de

ne pas aller au fond même de cette dernière. « Je crie Vivre. Vivre. » (J2, 21.02.23, p. 389)

La vie, mon Dieu ! La vie telle qu’on la voudrait et malgré, cependant, son imperfection. Cette passion qui est

en nous, cette fougue, ce désir.

Nous sommes comme des gens dont l’appétit ne se lasserait point, même devant les nourritures mal faites.

Nourritures ! Nourritures, disait Gide, quand donc apaiserez-vous ma faim ?... (J2, 26.09.22, p. 342)

La vie, la noce, les femmes, son goût pour le luxe, Mireille Havet sait très bien décrire le

tourbillon qui l’emporte et lui fait perdre la tête.

Ainsi, cet Excelsior, hier samedi, avec ses annonces et ses réclames, me plonge dans un gouffre de boutiques et de théâtre, de musique, de lumière et de femmes. Ma pensée vive comme les yeux va du dancing bruyant où

l’on voit des têtes connues et des poules qui sourient toujours au Restaurant du Bois, cocktails de sept heures à l’heure des lampes jaunes, maître d’hôtel, orchestre cinématographique, suggestion de parc lunaire, d’aventure et d’équitation, puis à l’opéra bondé, dans une espèce de fièvre luxueuse, aigrettes, épaules, perles, monocles,

inclinaison des têtes parées, qui tremble toujours, comme une matinée chaude, au moment du prélude, devant le rideau baissé. […] Ainsi va la vie ! (J2, 09.05.20, p. 115-116)

La diariste ne cesse de crier son envie de vivre, qui ravage tout sur son passage :

Je suis arrivée à l’extrême limite de mon désir. Il n’y a plus moyen de reculer. Mon égoïsme et mon ardeur

hurlent ensemble ! Moi qui me croyait déjà lasse, quel réveil ! Je suis un fauve qui brise sa cage en songeant au désert.

Je ne peux plus rien ménager, plus rien épargner, plus rien.

C’est vivre qu’il faut.

En paiement, voici mon corps lapidé par le désir, Et mon âme par la poésie. (J2, 01.04.22, p. 250)

Ses désirs sont légion, et qui plus est, irrésistibles : « le désir de l’amour, des aventures, des

passions, de la mer, des fièvres, des départs, des nuages, des sanglots, de solitudes » (J2, 01.04.22, p. 247). Il s’agit bien là d’un désir d’absolu, de tout connaître de la vie, et même au-delà, de vivre plusieurs vies en une seule. La démesure lui semble le seul moyen d’atteindre ce but. « Vivre mal,

mais vivre » (J2, 17.04.23, p. 410), voilà tout ce qui importe.

La passion, qui englobe en elle-même les drogues et les femmes, s’affirme aussi forte que l’amour de Mireille Havet pour la poésie. La jeune femme idolâtre aussi bien l’une que l’autre, et

avec la même puissance. La même envie dévorante, qu’il s’agisse d’écrire une œuvre, ou de vivre, s’affirme au fil du journal.

L’ardeur qui est en moi fait que les moindres minutes perdues qui ne sont ni créatrices, ni amoureuses, ni aventureuses, ni même reposantes, me mettent hors de moi. Nul n’a comme moi, je l’ai dit et je m’en aperçois chaque jour, la sensation de la fuite du temps, les instants de jeunesse irréparable qu’il faut sans relâche et sans

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repos muer en vie active et diverse, afin, plus tard, à l’âge du renoncement forcé, ne pas douter un instant d’avoir tiré le maximum de sa jeunesse.

Personne ne commence assez jeune et tout le monde s’économise : monde de vieillards prématurés, vous

méritez de vivre vieux et conservés. Je hais toute épargne51. (J2, 22.05.22, p. 291)

De cette égalité naît l’opposition jamais résolue. De même que l’insatisfaction tirée de la vie ou de l’écriture ne permet pas à Mireille Havet de s’installer dans l’un ou l’autre choix qui s’offre à

elle. Mais alors que tout les oppose, les deux notions sont indissociables et apparaissent sans cesse entremêlées dans les réflexions de la jeune femme : « la gloire de vivre était dans mon cœur, et à

côté, la poésie » (J2, 02.12.22, p. 369), assure-t-elle. Ou encore, « mon avenir s’est ouvert comme un livre et j’y vois ma destinée » (J2, 30.12.22, p. 370).

Je ne me sentais pas lasse de cette vie bruyante où naît tout de même, dans le perpétuel choc des idées et des

passions et des exemples, l’ambition de créer et de vaincre et le désir violent de se mêler à la mêlée, d’être là

où se joue la partie la plus neuve et la plus frivole et la plus humaine. (J2, 16.12.20, p. 160)

La conciliation si vainement recherchée ne pourra s’opérer. La vie et la littérature ne se

rejoindront que dans les fantasmes de Mireille Havet – écriture perçue non comme une compensation, mais comme un complément à la vie, afin de l’enrichir et d’augmenter le vécu –

mais jamais dans la réalité : « la vie d’un homme impatient est si courte que le seul moyen de vivre plusieurs vies en une seule est d’écrire, de créer par imagination tout ce qui est incompatible, soit

par le temps, soit par le sexe, avec la nôtre » (J2, 05.07.22, p. 305).

Une fois la vie consommée et explorée, le retour en arrière s’avère impossible. Mireille Havet le sait, et l’a peut-être toujours su, pourtant, elle n’a pu résister aux sirènes des plaisirs. Ses pulsions l’ont sans cesse harcelée, jusqu’à ce qu’elle rende les armes. Le terrain de l’affrontement

se déplace alors, et « le dilemme n’est plus vivre ou ne pas vivre » (J2, 28.03.23, p. 403), ce dernier

est dépassé : « C’est de ne pas vivre que l’on meurt ! et c’est pour vivre que l’on meurt » (J2,

01.04.22, p. 247).