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2. L’ATTRIBUTION DE LA COMPOSITION DU DhDhV À MAITREYA

2.2 La présentation de l’auteur en contexte universitaire

Pour certains chercheurs, le récit de la composition du DhDhV appartient à la même catégorie que les folklores ou mythologies99. Mais qu’entendent-ils par cela ? Parfois, comme le dénonce Filliozat (en ligne)100, le recours au domaine mythologique se fait sans considérer la complexité de la pensée d’une communauté donnée, ce qui pose problème. En sciences des religions, et surtout dans les analyses contemporaines, la notion de mythe a beaucoup évolué. Depuis les travaux de Lévi-Strauss, par exemple, le mythe constitue en quelque sorte un genre littéraire spécifique. Il serait donc fort intéressant d’étudier le personnage de Maitreya sous cet angle, mais cela va bien au-delà du cadre de la présente recherche. Tentons simplement pour l’instant d’apporter des précisions sur le contexte historique, géographique et culturel de cette composition.

À l’approche du contexte historique, Conze illustre un obstacle avec clarté quand il écrit : To the modern historian, Buddhism is a phenomenon which must exasperate him at every point and we can only say in exhaustion that this religion was not founded for the benefit of historians. Not only is there almost complete absence of hard facts about its history in India; not only is the date, authorship and geographical provenance of the overwhelming majority of the documents almost entirely unknown, but even its doctrines must strike the historian as most unsatisfactory and elusive […] (Conze 1993 : 6)

En effet, dans le contexte d’une recherche historique sur le DhDhV, on ne possède aucun indice. Ceux qui acceptent le fait qu’Asaɋga ait mis par écrit le DhDhV situent la vie d’Asaɋga et celle de son frère, Vasubandhu autour du IVe siècle. Ce qui amène inévitablement à considérer le contexte géographique. Dans ce contexte, il y a d’abord les indices qu’apportent les textes, puis, il y a les éclaircissements apportés par les fouilles archéologiques, par le travail des linguistes et celui des sinologues. Ces indices amènent à considérer trois régions : le Magadha (nord du Bihar), le GandhƗra (Pakistan, Afghanistan, Pamir) et le KaĞmër (Nord-ouest de l’Inde et Pakistan).

99 Farouki (2008 en ligne) soulève que cette distinction provient entre autres des luttes que les penseurs grecs

ont menées contre les mythes et aussi des luttes que les monothéismes ont menées contre diverses croyances folkloriques.

Illustration 2.1

Contexte géographique de la composition du DhDhV

Le Magadha

Le Magadha est une région des plaines du Gange qui, à l’époque d’Asaɋga, se trouve au cœur de l’empire Gupta (320-467). La période Gupta est considérée comme l’âge classique de l’Inde. On sait que cette région fut, plusieurs siècles auparavant, le lieu de prédilection du Buddha et aussi celui de son enseignement. C’est à l’âge adulte que les frères Asaɋga et Vasubandhu s’y installent. À cette époque, on sait que les débats philosophiques entre sages, moines, poètes, philosophes et autres penseurs ont une grande importance. C’est, dit- on, le « sport » national par excellence. Diverses écoles de pensée indienne, autant bouddhiques, jaines que brahmaniques, se côtoient, créant ainsi un ferment intellectuel, artistique, culturel et spirituel (voir Régnier 1999 : 228-235 et Lamotte 1958 : 95)

COMPOSITION du DhDhV KaĞmër Magadha GandhƗra

Dans cette région, Vasubandhu acquiert une grande notoriété, ce qui l’amène à voyager, débattre, enseigner et écrire101. De son côté, Asaɋga choisit de se retirer dans une montagne près de RƗjagȿha et de méditer. Le récit de ParamÁrtha (ch. ZhƝndì, 499-569) dit que, devant l’étonnement que provoque la littérature des PrajñƗpƗramitƗ, Asaɋga fait appel à Maitreya (dans Rahula 1971 : ix-xiv). Considérait-il en lui le Buddha du futur et donc l’avenir de l’enseignement du bouddhisme ? Il est permis de le supposer puisque l’époque d’Asaɋga est une époque de changement social qui s’exprime entre autres par le fait que le MahÁyÁna prend alors toute son ampleur. Selon la tradition bouddhique indo-tibétaine, Asaɋga reçoit cinq traités de Maitreya (transmission orale), dont le DhDhV, et compose lui- même nombre de textes. On verra que, grâce à ces écrits (et grâce à des conditions socioculturelles propices), une nouvelle école de pensée émerge, école que l’on nommera plus tard le YogƗcƗra102. Pour mieux comprendre ce développement de la pensée bouddhique, examinons une autre région.

Le GandhƗra

Le GandhƗra103 est le lieu de naissance des frères Asaɋga (315-39?) et Vasubandhu (316- 396). Dans cette région montagneuse se trouve un col important, connu sous le nom de passage Khyber. Des témoignages scripturaires et archéologiques y font état d’échanges intensifs entre les cultures hellénistique, iranienne, chinoise et indienne à partir du IVe siècle avant notre ère. Marchands, pèlerins et philosophes y convergent. Aussi, il est dit qu’aux Ie et IIe siècles, dans l’empire KuɃƗɓa, on honore à la fois Zoroastre, Mitra, les dieux grecs ; on y pratique le brahmanisme et le bouddhisme. Cette surprenante juxtaposition de croyances témoigne clairement d’une ouverture d’esprit de la part du roi KaniɃka104. Comme le roi AĞoka, KaniɃka favorise le dialogue interculturel (voir Régnier 1999 : 227).

Si, du côté grec, l’influence indienne sur un philosophe du nom de Pyrrhon (v. 365- v. 275 av. J.-C ; naissance du scepticisme) reste spéculative, mais vraisemblable, du côté

101Voir les travaux d’Anacker. Voir aussi l’émission à la mémoire de Foucher à Canal académie en ligne – http://www.canalacademie.com/Alfred-Foucher-et-Daniel.html?var_recherche=Foucher .

102 Dans certains contextes, cette école porte aussi le nom de VijñÁnavƗda ou CittamÁtra. 103 Voir les recherches de l’International Dunhuang Project : http://idp.bl.uk/ .

104 Le roi KaniɃka comme l’un de ses prédécesseurs, le roi AĞoka, est reconnu pour avoir eu un impact

bouddhique, l’influence grecque est clairement observable grâce, entre autres, au développement artistique de cette période. La représentation du Buddha par exemple change radicalement.

Illustration 2.2

Représentation de Maitreya datant du IIe siècle105

Alors qu’auparavant, on suggère sa présence au moyen de symboles (l’arbre de l’éveil, une fleur de lotus ou un siège vide), à partir de cette période, on lui attribue une forme humaine. Ces formes humaines montrent le Buddha, tout comme Maitreya et d’autres bodhisattva sous des traits nobles, jeunes et beaux, à l’image de l’idéal grec. Selon Lancaster (2008 en ligne), l’étoffe drapée qui recouvre leur corps est d’inspiration romaine. De plus, la quantité de statues de Maitreya érigée durant cette période permet d’imaginer que, dès l’enfance

d’Asaɋga, des statues de ce bodhisattva, au profil d’Apollon, meublent l’espace public des villes, des villages ou des lieux de pèlerinage.

Maitreya est représenté sous différentes formes. En position debout, les statues se tiennent parfois en solitaire, en compagnie du Buddha et du bodhisattva AvalokiteĞvara ou au milieu d’une multitude de bodhisattva. Les représentations en position assise le montrent en « lotus » ou avec une jambe au sol et l’autre croisée, ou encore avec les jambes pendantes et les deux pieds au sol (à l’occidentale). Parfois, la main droite est levée à la hauteur du visage comme dans le cas du penseur de Rodin.

Illustration 2.3

Représentation de Maitreya datant du IIIe siècle106

Enfin, les représentations de ĝƗkyamuni et de Maitreya sont parfois difficiles à différencier dans les œuvres de l’Afghanistan, du Pakistan ou du KaĞmër107. Doit-on comprendre qu’à cette époque le Buddha et le Buddha de l’avenir se confondent ? On le suppose ; toutefois ce qui est clair, c’est qu’avec le développement du MahƗyƗna, Maitreya prend une place

106Cette représentation montre Maitreya enseignant à TuɃita, elle est exposée au Musée de Kunst à Cologne en

Allemagne.

107Les artistes tibétains, plus tardifs, réunissent la plupart du temps, les mains de Maitreya à la hauteur du

cœur, en dharmacakramudrƗ, un geste qui symbolise l’enseignement. Les artistes le parent d’une couronne et de joyaux et ajustent souvent un stnjpa sur sa tête. En ce qui concerne la question des joyaux, voir l’article de Phyllis Granoff, « Maitreya’s Jewelled World : Some Remarks on Gems and Visions in Buddhist Textes », publié en 1998 dans le Journal of Indian Philosophy.

prépondérante108. C’est du moins ce que les découvertes dans la région du KaĞmƯr tendent à confirmer.

Le KaĞmër

Le KaĞmër (partagé entre l’Inde et le Pakistan actuels) est une région montagneuse au climat aride. Voisine du GandhƗra, elle fut interdite pendant plusieurs siècles. Pourtant, on sait, par le témoignage de pèlerins chinois, que l’ardeur et la réflexion des méditants de cette vallée furent déterminantes pour les développements du MahƗyƗna.

Dans ce passage, notons qu’à l’époque d’Asaɋga (315-39?) et de son frère Vasubandhu (316-396), l’école philosophique VaibhƗɃika (tib. bye brag smra ba) du HënayƗna (tib. theg dman) est dominante au KaĞmër, au GandhƗra comme au Magadha et que les frères sont initiés à cette pensée dominante de l’époque. Vasubandhu poursuit ses études avec cette école, il réussit à se rendre dans la vallée du KaĞmƯr et à y étudier avec des grands maîtres (dans Anacker 1998 : 14-18). Ce n’est que plus tard que sa pensée se tourne vers le MahƗyƗna. De son côté, Asaɋga n’adhère pas pleinement à la pensée de l’école VaibhƗɃika ; il se tourne également vers l’étude des PrajñƗpƗramitƗsnjtra, textes fondateurs de la pensée du MahƗyƗna, quoique les maîtres se fassent rares (dans Anacker 1998 : 15- 20)109.

Dans ce contexte, on note deux indices d’influence kaĞmƯrienne sur le récit de la transmission :

1. Le Pratyutpanna-snjtra, texte particulièrement important au KaĞmƯr, datant du IIe siècle, rend compte d’une pratique consistant à se remémorer ou ramener à l’esprit (sk. smɁti) la présence du Buddha ou d’un bodhisattva comme Maitreya, à recevoir ses enseignements par le samƗdhi, à les mettre en pratique et à les enseigner (dans Harrison 1978 : 37-57).

2. Le témoignage laissé par Hui-lan, moine chinois mort entre 457 et 464, fait état de la dévotion qu’on voue à Maitreya au KaĞmƯr (dans Davidson 1985 : 21). Hui-lan mentionne que son maître kaĞmƯrien, lors d’une visite à TuɃita, avait obtenu l’initiation du MahÁyÁna (tib. theg chen) de la part de Maitreya lui- même.

108 Voir l’article de Lancaster dans l’Encyclopedia of Religion, Second Edition (p. 5618-5623).

109 Il est à remarquer que le DhDhV considéré comme un commentaire sur les PrajñƗpƗramitƗ réfute

De même, dans le récit, Asaɋga se retire en montagne en faisant appel à Maitreya et obtient l’initiation au MahÁyÁna que suppose l’enseignement des cinq traités. D’après les recherches historiques, il semble que les érudits et pratiquants de l’époque s’efforcent de faire reconnaître la légitimité, le bien-fondé, la justesse de l’enseignement du MahƗyƗna (dans Cabezón 1992 : 222). Dans le récit, c’est la transmission orale par Maitreya lui-même et l’efficacité de la méditation d’Asaɋga qui jouent le rôle de légitimation. En ce sens, Harrison (1978) souligne que, pour le bouddhisme, la méditation est une méthode légitime d’authentification (p. 21-22).

Ces détails portent à croire que la région du KaĞmƯr a joué un rôle clé dans l’essor de l’école que l’on nommera plus tard YogƗcƗra. Aussi, selon les travaux de plusieurs chercheurs, les textes appartenant à l’école YogƗcƗra dans le canon chinois sont d’origine kaĞmƯrienne. La présence d’adeptes de cette école au KaĞmƯr, comme on le verra en retraçant la lignée de transmission du DhDhV (pt. 79 à 89), dura plusieurs siècles après la mort d’Asaɋga.

En bref, il semble que l’empire KuɃƗɓa, sous l’influence du roi KaniɃka, ait été un carrefour interculturel riche d’échanges et de rencontres. Cette situation d’ouverture, de changement et de développement culturel suggère qu’à cette période les adeptes du bouddhisme font face à de nouvelles questions, à de nouveaux défis. En supposant que ces échanges aient eu un impact décisif sur la vie d’Asaɋga, on peut considérer que la composition du DhDhV ainsi que l’essor du MahƗyƗna sont des réponses à ces nouveaux défis. De plus, l’avènement des représentations anthropomorphiques du Buddha suggère que l’écart entre l’être humain qu’est Asaɋga et, d’une part, le bodhisattva qu’est Maitreya et, d’autre part, le Bouddha qu’est ĝƗkyamuni devient alors franchissable, ce qui n’était pas le cas auparavant. Voilà peut-être un des secrets de l’émergence du MahƗyƗna dans cette région du nord de l’Inde.

L’influence kaĞmƯrienne, d’après les témoignages scripturaires, est liée aux débats sur l’authenticité du MahƗyƗna et aux pratiques liées à Maitreya. En ce sens, la notion de transmission orale par Maitreya et l’efficacité de la méditation d’Asaɋga sont des éléments

à retenir. Mais sans le ferment intellectuel, culturel et spirituel de l’empire Gupta dans la région du Magadha, on suppose que les traités attribués à Maitreya n’auraient jamais pu émerger. La question est maintenant de savoir si l’attribution de la composition du DhDhV à Maitreya est justifiée. Et selon quels critères on peut considérer cette attribution justifiable. Les données sur Maitreya offre des pistes incontournables.