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2. L’ATTRIBUTION DE LA COMPOSITION DU DhDhV À MAITREYA

2.3 Les données sur Maitreya

Relativement à Maitreya, Lamotte (1958) fonde sa recherche sur une trentaine d’ouvrages palis, sanskrits, tibétains et chinois et présente des références scripturaires précises. Il constate ainsi que ces textes témoignent, de façon unanime, de la présence de Maitreya au temps du Buddha. Maitreya serait l’un des seize disciples de BƗvari. Ces sources hésitent toutefois sur son lieu de naissance. Il serait né soit au royaume de VÁrÁɓasë, dans le village de KapƗli ou au sud, au royaume de DakɃinƗpatha, au pays de MƗlaɁa, dans le village de KnjɁagrƗmaka. Maitreya y est considéré comme l’ami d’Ajita (dont le nom signifie en sanskrit « invincible» (p. 775-788).

Burnouf (1876) ne voit en Maitreya et Ajita qu’une seule et même personne (p. 90 note 1). De même, Lamotte (1958) combine les deux noms en écrivant Ajita Maitreya « L’Invaincu compatissant ». Et c’est ce que la tradition tend à véhiculer comme information. Seng-Zhao (445-518 – dans Lamotte 1958 : 782-783) postule que Maitreya est le nom de famille, et Ajita, le prénom. D’autres chercheurs, comme Lancaster (2005), soutiennent qu’Ajita a été une incarnation précédente de Maitreya (p. 5618-5623), un renseignement que Lamotte découvre dans les années 50, dans l’AnƗgatavaɉsa, un poème pƗli, dont la date de composition reste inconnue (p. 783). De telles recherches philologiques sont appréciées en milieu traditionnel. Elles semblent toutefois faire abstraction de Maitreya en tant que bodhisattva et surtout en tant que futur Buddha.

La prédiction du futur buddha

D’un point de vue historique, le débat sur la prédiction qui fait de Maitreya le futur Buddha implique un lien entre Ajita et Maitreya. À travers la littérature palie et sanskrite, Jaini (1988) retrace le développement de cette prédiction. Selon lui, il est difficile de préciser si Ajita et Maitreya sont une seule et même personne (p. 61-62). Difficile aussi de savoir si ce sont des personnages réels ou légendaires. Jaini (1988) écarte l’origine iranienne (Mitra) en retraçant la présence du bodhisattva Maitreya dans les textes les plus anciens du bouddhisme. Au terme de cet article, il suggère que la prédiction du futur Buddha remonte peut-être à la secte des MahƗsƗɋghika (secte qui s’établit à partir de 200 av. J.-C.). Cela dit, l’idée même d’un futur buddha exige ici que l’on examine la notion de temps dans le discours bouddhique.

La notion de temps

Les érudits bouddhistes trouvent un certain intérêt dans les efforts philologiques des spécialistes, toutefois, ils n’ont pas les mêmes références culturelles que les spécialistes qui ont tendance à voir en Maitreya un mythe eschatologique, c’est-à-dire un discours portant sur la fin du monde110. Slater écrit : « he is pictured waiting in his heaven for the day when all hope for this world will be lost » (1978, p. 13), ou encore : « In the end comes Maitreya » (p. 14). Devant de tels propos, il ne faut pas se méprendre. En contexte bouddhique, Maitreya n’est que le prochain Buddha, non pas le dernier. Le monde suit un courant régi par des causes et des conditions en un cycle sans commencement et sans fin.

En ce sens, Slater précise que la prédiction d’un buddha à venir est un enseignement sur l’impermanence, ce qui est plus près de la pensée bouddhique. Selon une première analyse, le temps est considéré à l’image de la succession du jour et de la nuit ou des saisons. Dans un cycle, si une chose se produit, elle a le potentiel de se reproduire une autre fois. La venue d’un buddha entre dans cette logique. Il y a eu des buddha avant ĝƗkyamuni, il y en aura d’autres après, lorsque les causes et conditions s’y prêteront. La création et la destruction sont deux pôles d’une même réalité. En ce sens, le discours bouddhique ne se

situe pas dans une progression strictement linéaire (avant-pendant-après), mais se situe aussi dans une mécanique de l’expérience qui met en relief son caractère répétitif et cyclique.

Selon une analyse plus approfondie, le temps, on s’en doute, rejoint le constat de vacuité. On y démontre, avec une logique irréfutable, que l’instant cesse au moment de son émergence. Selon cette analyse, il est impossible de situer un seul instant. Aussitôt identifié, celui-ci disparaît pour être remplacé par un autre instant. C’est pourquoi on peut dire que le début et la fin du monde se font d’instant en instant ou encore que la notion de temps est une simple fabrication mentale. Malgré cela, la venue d’un futur buddha est souvent perçue comme une source d’espoir. Mais si, pour les pratiquants en général, l’espoir est un moteur de pratique, pour l’érudit, l’espoir et son contraire, la peur, sont illusions, ils sont tous deux causes de souffrance. Et c’est peut-être l’insistance sur la souffrance qui fait que Maitreya est aussi vu comme un sauveur par certains spécialistes.

La notion de sauveur

Certains spécialistes ont tendance à voir en Maitreya le futur buddha, un mythe sotériologique, c’est-à-dire de salut par un sauveur. Certains parlent de lui comme d’un messie, ce qui a pour effet de l’associer, consciemment ou non, à la figure du Christ. Niderost écrit : « Here is what appears to be a messiah figure [...] » (1992 : p. iv).

Or, la notion de sauveur est erronée en philosophie bouddhique. La libération, qui est une transformation des consciences, est une expérience individuelle (voir stance 14 : 310). Aucune intervention salvatrice extérieure n’est possible si ce n’est qu’une participation à des conditions propices. Le Buddha lui-même est présenté comme un enseignant, un guide et non un sauveur. Cela dit, l’impact d’une telle transformation est considéré comme extrêmement bénéfique pour la collectivité.

On note toutefois l’influence du zoroastrisme et du mithraïsme durant l’empire KuɃƗɓa dans la région du GandhƗra. Ces deux courants de croyance insiste sur la notion de sauveur et pourrait avoir eu un succès retentissant dans la population en général (marchands,

agriculteurs, ouvriers ou autres). Cette notion ne trouve toutefois aucun fondement philosophique chez les érudits.

De même, du point de vue cosmologique, un séjour en TuɃita et une rencontre en tête à tête avec un bodhisattva comme Maitreya se font à l’intérieur même du saɉsƗra. La rencontre avec Maitreya, aussi propice soit-elle, n’est pas une garantie de libération. L’idée de sauveur est donc doublement erronée (philosophiquement et cosmologiquement).

Examinons aussi la notion de salut, inhérente au terme de sotériologie abondamment utilisé par les spécialistes. Gombrich (1992) écrit qu’il est souvent utile d’utiliser le terme « sotériologie » au lieu de religion, en référence aux moyens d’atteindre un but ultime (p. 35). C’est un terme qui, au sens large, peut englober toutes formes et toutes voies de libération. Dans le contexte bouddhique, quelques précisions sont tout de même souhaitables. Généralement, le salut se définit comme le fait d’échapper à la souffrance (un départ) pour obtenir une félicité éternelle (un autre état). Cette notion d’un « départ vers un autre état » peut ici porter à confusion. En contexte bouddhique, la souffrance est liée à l’ignorance de la nature même de toute situation. La libération tient donc au fait que l’état présent est à la fois le chemin et le but du chemin. Sans passé ni futur, l’état présent est non mesurable, il est sans base ni racine. Dans cette perspective, il n’y a pas de départ possible ni de situation meilleure à atteindre. La reconnaissance de cet état de fait (l’impersonnalité et à l’intemporalité) permet recouvrement de la « santé » fondamentale (troisième Noble Vérité)111. Mais si la nature de toute situation est atemporelle comment le bouddhisme justifie-t-il l’idée d’un futur buddha ?

La notion de renaissance

La prédiction d’un futur buddha pose la question de la vie après la mort. D’une part, la notion de vies multiples, qui semble toute naturelle en contexte indien, reste délicate et épineuse dans le contexte des monothéismes et de l’athéisme. Si elle gêne la conception d’un monde matérialiste chez certains non-croyants, elle heurte la notion du Dieu créateur

111Dans cette perspective, le mot « salut » devrait être utilisé au sens premier, celui de santé. La sotériologie

bouddhique se définirait alors comme un système de recouvrement de la « santé » fondamentale par un effort personnel.

chez certains croyants et interpelle la relation entre l’âme et le corps112 chez d’autres personnes (spécialistes ou autres).

D’autre part, la récupération et l’utilisation syncrétique de la réincarnation en contexte ésotérique contemporain « occidental » n’aide pas la compréhension de la pensée bouddhique sur le sujet. Et même si des recherches scientifiques rigoureuses basées sur le témoignage d’enfants ont aussi été menées sur le sujet, elles restent marginales. Malgré des résultats intéressants, les chercheurs restent prudents113.

En contexte bouddhique, la situation est différente. L’idée de renaissance ne heurte pas les mentalités, elle pose toutefois le problème de continuité. On sait que l’une des caractéristiques spécifiques à la pensée bouddhique est la réfutation de l’existence d’un « moi » ou d’une âme. L’idée que l’âme migrerait d’un corps à un autre est donc erronée. De même, l’idée du progrès de l’âme est erronée. Dans le contexte de la prédiction d’un futur buddha, il n’y a pas d’entité, pas d’âme, pas de « moi ». Alors qu’est-ce qui renaît ? Et comment comprendre une telle prédiction ? L’examen du DhDhV qui suit apporte de nombreux éléments de réponse, mais pour l’instant signalons simplement deux choses :

1. Il y a le principe de causalité qui entre en jeu. Tout acte a une conséquence. Maitreya et son avenir en tant que buddha s’explique par l’engrenage de causes et de conditions.

2. Et il y a le constat de vacuité qui entre en jeu. Lorsque l’analyse approfondie est appliquée, on ne trouve aucun instant qui s’enchaîne, pas de cause ni de condition. Sans dualité, sans instant, sans acteur, même la renaissance, qui semble être un des fondements de la pensée bouddhique devient l’objet de réfutation.

112Du côté des érudits de la tradition, la vie est conçue sur le plan de la conscience et la conscience comme un

enchaînement. Cet enchaînement correspond, somme toute, au mécanisme de coproduction conditionnée (illustration 7.1 : 298) à l’image d’une roue sans début ni fin. La naissance et la mort ne sont que deux expériences inévitables parmi tant d’autres. Les travaux par DiɋnƗga112 (tib. blo gros brtan pa : fin du IVe

siècle) sur les modes de cognition valide offrent le fondement philosophique et un débat sur le sujet.

113 Ian Stevenson (né le 31 octobre 1918 à Montréal au Canada et mort le 8 février 2007 à Charlottesville aux

États-Unis) est un professeur, un éminent psychiatre et le fondateur de la recherche scientifique sur la question des renaissances. Il a publié plusieurs ouvrages sur la question dont le premier paraît en 1966 et s’intitule Twenty Cases Suggestive of Reincarnation. Voir aussi les travaux de Couture (2000) qui font le point sur la différence entre la notion de réincarnation en contexte occidental et la notion de renaissances en contexte hindou et bouddhique.

En considérant la question de l’auteur, Maitreya, il faut donc écarter toute notion de sauveur, il faut aussi reconsidérer la notion du temps et prendre le soin de situer la notion de vie multiple dans son contexte. En ce sens, si on relègue l’attribution de la composition du DhDhV à Maitreya simplement à un mythe, la pensée bouddhique et sa dynamique restent voilées. L’examen qui suit cherche à les dévoiler.