• Aucun résultat trouvé

2. L’ATTRIBUTION DE LA COMPOSITION DU DhDhV À MAITREYA

2.1 La présentation de l’auteur en contexte bouddhique

Selon le récit que transmet Ju Mipham (tib. ‘ju mi pham) dans l’introduction de son commentaire du DhDhV, Maitreya, disciple du Buddha, est présentement au sommet de son développement spirituel94 ; il n’est séparé de l’Éveil parfait, de l’activité de buddha que d’une seule vie humaine. Précisons que TuɃita, sa résidence temporaire (liée à son mode de cognition), se situe dans le saɉsƗra, parmi les états divins. Pourtant, en tant que bodhisattva, il habite l’une des dix terres. On le situe donc à la fois dans le saɉsƗra et dans un certain type de nirvƗɕa (voir l’annexe I : 566).

L’information sur la transmission du DhDhV à Asaɋga est ici tirée des travaux de ParamƗrtha (ch. ZhƝndì, 499-569 dans Rahula 1971), de Buteun (tib. bu ston, 1290-1364 dans Obermiller 1999) et de TƗranƗtha (tib. sgrol ba’i mgon po aussi nommé kun ga nying po, 1575-1634 dans Chimpa 1970). Voici un résumé du récit que l’on y trouve à quelques distinctions près. Asaɋga se retira dans un ermitage pour méditer sur les enseignements des PrajñƗpƗramitƗ. Il n’eut aucun signe de succès. Plusieurs fois, il voulut mettre un terme à

93 Quoique très courante, cette division entre « Occident » et « Orient » s’avère parfois trompeuse. Selon les

travaux de Lewis Lancaster (2008 en ligne), il serait plus juste de considérer notre culture comme « eurasiatique » puisqu’il y a de grandes influences de part et d’autre et que la culture asiatique fait partie de l’héritage culturel dit « occidentale » (au plan de la langue, de l’éducation etc.)

sa retraite, mais il persista dans sa méditation. Toutefois au bout de douze années, complètement découragé, il en sortit. Sur la route, il croisa un chien dont l’arrière-train était paralysé et rongé par les vers. Il décida dans un mouvement de compassion, de couper un morceau de sa propre chair et d’y transférer les vers avec sa langue pour ne pas les heurter. Il offrit ainsi au chien de meilleures chances de guérison, tout en prenant soin de l’habitat des vers. C’est alors que Maitreya lui apparut, le guida au domaine de TuɃita et lui transmit cinq traités dont le DhDhV95. On dit qu’Asaɋga enseigna ensuite à son frère, Vasubandhu, mais que par la suite, le DhDhV disparaît de la circulation. Six siècles s’écoulent entre la composition de la vɁtti (bref commentaire) de Vasubandhu (316-396) et l’enseignement de MaitrƯpa (1012-1097)96.

Dans la tradition indo-tibétaine, l’attribution de la composition du DhDhV à Maitreya et sa mise par écrit par Asaɋga est rarement remise en question. Toutefois, dans le Trésor de la connaissance (tib. shes bya kun khyab mdzod), Jamgön Kongtrül Lodro Thayé (tib. ‘jam mgon kong sprul blo gros mtha’ yas : 1813-189997) mentionne qu’Abhaya (soupçonné d’être AbhayƗkaragupta, maître du XIe ou XIIe siècle) considère que le DhDhV aurait été composé durant le Conseil de Samyé (tib. bsam yas : 792-94) ; et que Zonupal (tib. gzhon nu dpal : 1392-1481 aussi nommé Gö Lotsawa) attribue la mise par écrit du DhDhV à MaitrƯpa (1012-1097). Ces deux propositions changent considérablement la date de composition de ce texte. Mais Kongtrul réfute ces hypothèses en retraçant des mentions du DhDhV dans les écrits d’Haribhadra (tib. senge bsang po : 750-800 – dans Hookham 1992 : 325).

95 Selon la tradition indo-tibétaine, ce corpus est composé de l’AbhisamayƗlaɉkƗra, du

MahƗyƗnasnjtrƗlaɉkƗra, du MadhyƗntavibhƗga, du DharmadharmatƗvibhƗga et du RatnagotravibhƗga- uttatantraĞƗstra.

96 Pour plusieurs érudits de la tradition bouddhique, cette « disparition » s’explique dans le contexte des

développements du bouddhisme. À l’époque de la disparition du DhDhV, plusieurs enseignements autant philosophiques que pratiques sont conservés sous le sceau du secret, c’est-à-dire réservés à des initiés. Aujourd’hui, on peut reconnaître de tels développements dans des textes appartenant à la collection des tantra dont les pratiques portent le nom de mantra secret (tib. gsang sngags), yoga-tantra (tib. rnal ‘byor kyi rgyud), vajrayƗna (tib. rdo rje theg pa) ou autres. Le DhDhV ainsi que le RGV proposeraient la base « théorique » de ces pratiques.

Signalons que, dans ces débats, les érudits ne s’accordent pas sur l’occasion qui a donné lieu à la composition de ce texte. Haribadra (750-800) soutient que le DhDhV fut composé par Maitreya lors de sa rencontre avec Asaɋga (dans Hookham 1992 : 325). Par contre, Abhaya (XIe) soutient que Maitreya le composa durant un des conciles (tib. bka’ bsdu’i dus –dans Hookham 1992 : 168) et Zonupal (1392-1481), au cours de la vie de Maitrëpa (1012-1097 – dans Hookham 1992 : 326).

Quelques rares penseurs tibétains tels que Kanga Tsultrim (tib. kan lnga tshul krims, date ? – dansThrangu 2001 : 1) ont soutenu une théorie historiciste ou « humanisante » qui ferait de Maitreya, le maître en chair et en os d’Asaɋga. Peu ont retenu cette hypothèse. Thrangu (2001 – tib. khra ‘gu, 1933- ) note que cette position résulte d’un excès de logique. Il écrit que le récit de la transmission des cinq traités ne doit pas être réduit à une logique unilatérale. Il entend par là que le but de l’exercice de la pensée n’est pas de rejeter les données du récit pour adopter une interprétation plus raisonnable, mais de faire la distinction entre le relatif et l’ultime, entre l’intellect et l’expérience. Le relatif, dans ce contexte d’érudition, incorpore récits et faits. Le relatif incorpore aussi les comptes rendus d’expérience méditative, comme ceux d’Asaɋga, mais ceux-ci ne peuvent suivre un cadre de références strictement rationnel, puisqu’ils touchent le caractère interpellant de l’expérience. Cette situation oblige à considérer différentes formes de discours et, par le fait même, elle limite l’application du principe du tiers exclu (vrai vs. faux). La notion d’existence et de non-existence doit aussi être considérée dans son contexte.

Dans son introduction, Ju Mipham (tib. ‘ju mi pham) écrit : « Lorsque le traducteur Senge Gyaltsen (tib. seng ge rgyal mtshan) demanda à traduire le DhDhV, le Paɕɇita [maître érudit] ne lui donna les pages qu’une à une. Afin de montrer l’extrême importance de ce texte, il dit : « Attention ! Prends garde ! Ce texte est précieux, sa transmission rare ; s’il venait à disparaître, c’est le corps même de rJe tsun Maitreya qui passerait dans le nirvÃɕa »98. En ce sens, on comprend qu’en contexte bouddhique, l’enseignement et l’enseignant sont indifférenciés. Maitreya est à la fois le texte et l’auteur, il est, selon une certaine formule consacrée, la « vacuité qualifiée ».

98 Traduction originale.

Notons que les érudits de la tradition accordent une grande valeur au sens du nom d’un bodhisattva. On dit que le nom exprime la qualité de l’esprit. Le terme sanskrit maitrí signifie amitié, bienfaisance. Les traducteurs tibétains entre le VIIe et Xe siècle l’ont traduit par byams, qui signifie amour, bonté ou encore amour bienveillant. Dans ce contexte, Maitreya est l’expression sans limite de l’amour bienveillant (tib. byams), de la grande compassion (snying rje), de la bonté fondamentale de l’Éveil (tib. thugs rje). Il est dit que cette bonté fondamentale possède quatre caractéristiques : celle de l’amour, de la compassion, de la joie et de l’équanimité.

Après ce bref survol, on remarque, comme en témoigne l’intervention de Jamgön Kongtrül, que le récit de la transmission se défend en référence au canon bouddhique tibétain. Comme l’indique Thrangu, (1999), dans ce contexte, la logique n’est pas le seul facteur déterminant (p. 1). En pensée bouddhique, l’exercice de la pensée ne se suffit pas, il est ici à l’image d’un cheval, un véhicule efficace en vue d’une destination précise, l’expérience éveillée. Bugault (2002) écrit à cet effet que la dialectique bouddhique devient, avec la pensée de NƗgƗrjuna, atemporelle, anhistorique, involutive. Elle fonctionne alors comme une propédeutique purgative à une sotériologie (p. 17). Dans cette perspective, on comprend que les objections devant l’attribution de la mise par écrit à Asaɋga soient présentes dans la tradition, mais qu’elles restent marginales.

Cela dit, les érudits bouddhistes font face aujourd’hui à de nouveaux défis. Les rencontres avec le monde scientifique sont de plus en plus fréquentes et il est clair que l’attribution du DhDhV à Maitreya pose certains problèmes pour plusieurs spécialistes universitaires, particulièrement pour ceux qui placent le récit de la transmission d’un côté et l’étude du DhDhV de l’autre.