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Chapitre 4 : La présence touristique dans la Quebrada de Humahuaca

4.1 Le marché du souvenir

4.1.1 La présence marquée de la production industrielle

En Amérique latine, les sites touristiques du Pérou et de la Bolivie font figure de mauvais exemples lorsqu’il est question de la vente et de la production d’artisanat local. En effet, l’essor du tourisme a grandement augmenté l’importation de produits industriels provenant de Chine, et a conduit à l’intensification de la production industrialisée. Cette situation est connue et dénoncée par certains acteurs locaux et médias. Dans le nord-ouest de l’Argentine, rares sont les papiers informant de l’état de l’artisanat local ; pourtant cette région andine n’échappe pas à ‘l’invasion chinoise’ (Correo del Sur, 2016). Comme l’explique Rotman, anthropologue argentine et chercheuse au CONICET15 (2003, p. 138), ce sont principalement les politiques

de privatisation et l’ouverture des frontières qui facilitent la circulation des capitaux transnationaux et la non-protection de la production locale. De son côté, le touriste voit la Quebrada de Humahuaca comme une destination avec une culture andine prononcée, avec des formes et des couleurs bien ancrées dans les imaginaires touristiques. L’artisanat représente, pour ces touristes, une part importante de l’imaginaire associé à la région. Dans une volonté de répondre à une demande touristique toujours plus importante, la production vendue localement incite à la revalorisation du patrimoine de l’objet (Slattery, 2010, p. 10). En effet, selon cette auteure, le processus de patrimonialisation, ayant entraîné l’afflux de touristes dans la région, est à l’origine de la transformation de l’artisanat en un objet économique, et incite à la fragmentation du patrimoine lui-même. (2010, p. 10) Il est toutefois important de considérer que sans sa valeur utilitaire, rituelle ou symbolique naturelle, l’objet artisanal peut rester porteur d’une identité locale, loin du marché du souvenir.

Ainsi, dans la région de la Quebrada de Humahuaca, et plus précisément dans les villes de Tilcara et Humahuaca, les ferias locales sont investies de ces nouveaux produits issus de la touristification. Ces produits, pour la grande majorité, provenant d’industries de Bolivie ou du Pérou, sont parfois eux-mêmes importés de Chine. Humberto, céramiste, dresse un portrait de la situation locale: “ici dans la Quebrada de Humahuaca, les places sont remplies de toute cette revente… et c’est la même chose à Purmamarca et à Humahuaca”. Les trois principales villes

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touristiques de la Quebrada de Humahuaca, Purmamarca, Tilcara et Humahuaca, accueillent cette production industrielle étrangère qui franchit la frontière bolivienne. D’une ville à l’autre, on constate la présence massive d’une production standardisée, parfois même encore dans son emballage plastique. Il devient alors rare de voir un artisan producteur sur les places publiques. De plus les bas prix affichés sont un premier attrait économique pour des touristes désireux de faire la bonne affaire. Sur la place d’Humahuaca, on peut lire « chemins de table, 1,20m de long : 80 pesos [1,7 CAD] chaque, 2 pour 130 pesos, 3 pour 200 pesos ». Un chemin de table fait à la main, pour être rentable, ne pourra pas concurrencer les prix du marché du souvenir.

À gauche, une des nombreuses boutiques touristiques d’Humahuaca près de la place principale ; à droite, la feria ‘artisanale’ de Tilcara (photographies personnelles)

Pour Petty, fondateur de la coopérative artisanale ArteSasakuy à Uquia, ce développement de l’offre industrielle est le fruit de l’avancée du capitalisme et de l’individualisme. La revente de produits industrialisés offre néanmoins à certaines femmes la possibilité de devenir financièrement plus indépendantes dans un contexte encore souvent machiste (Petty). Clara, membre de la Casa del Tantanakuy d’Humahuaca, a un point de vue similaire. Elle déplore le développement de l’industrie du souvenir, toutefois, elle y voit aussi un moyen, pour certaines femmes, de s’émanciper plus facilement. Le tourisme apparaît alors comme une solution pour créer de l’emploi, au détriment, souvent, des producteurs locaux et des valeurs attachées à la culture locale. La situation décrite pour l’artisanat au Costa Rica est analogue à celle de la région de la Quebrada de Humahuaca : « le tourisme est une solution de revenu de la communauté (…) les habitants ne peuvent travailler qu’en tant que professeur, ou dans les exploitations agricoles. Avec plus de touristes, il y a plus de possibilités d’emplois et de revenus » (Monterrubio & Bermudez, 2014, p. 11).

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Le travail artisanal, fait main, a longtemps été associé à une image de travail dévalorisé, image qui persiste encore aujourd’hui, car c’est un travail qui demande des connaissances techniques, du temps et qui, du fait de son manque actuel de visibilité, rapporte moins que la revente de produits industriels. En effet, le tourisme est présenté comme une activité qui peut générer facilement générer de l’emploi, tout en incitant à la préservation du patrimoine. Salleras, sociologue argentine (2011, p. 1129‑1130), cite par exemple le Secrétariat du tourisme et de la culture de la province de Jujuy qui insiste sur la nécessité de « générer un marché artisanal (…) afin de revaloriser et renforcer l’identité d’une société, de maintenir la mémoire collective ». Je discuterai dans la seconde partie du chapitre et au long du mémoire que cet apport imaginé du tourisme dans la sauvegarde culturelle n’est pas toujours appliqué dans les faits. Plutôt que de s’orienter vers la revente de produits industriels, certains locaux ont fait le choix d’allier leurs connaissances techniques aux attentes des touristes.

4.1.2 Les changements de mode de production et de vente (semi-industriel)