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Chapitre 4 : La présence touristique dans la Quebrada de Humahuaca

4.2 Entre valorisation et promotion culturelles

4.2.1 La patrimonialisation et ses effets

Comme je l’ai brièvement abordé, en décidant de qualifier le site de la Quebrada de Humahuaca d’intérêt mondial, l’UNESCO devient un acteur essentiel dans la valorisation et promotion de la région au niveau international. Les politiques publiques ont bien conscience de l’intérêt de la patrimonialisation pour redresser et dynamiser l’économie locale, tout en permettant la mise en avant d’une culture spécifique : « dans ce contexte, on attire le tourisme pour dynamiser l’économie provinciale (…) une fois reconnue comme patrimoine mondial, la Quebrada attirerait les touristes (et ressources économiques) qui entraîneraient des bénéfices pour la population locale » (Troncoso, 2009, p. 115). Aussi, le gouvernement de Jujuy mentionne la nécessité de préserver et exploiter le patrimoine pour permettre le développement local

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(Troncoso, 2009, p. 116). À savoir que la notion de patrimoine culturel englobe aussi bien les paysages naturels que la culture et les pratiques locales. C’est avant tout une construction sociale en constante évolution (Salleras, 2011).

Si la nomination comme patrimoine mondial de l’UNESCO est, à n’en pas douter, une reconnaissance culturelle locale, les répercussions qu’elle entraîne demeurent discutables. L’UNESCO dresse chaque année son registre des bonnes pratiques de sauvegarde. Ce rapport met en avant des sites dont la gestion optimale par la coopération entre l’UNESCO, les citoyens et les politiques nationales permet la valorisation et la préservation de lieux culturels, de pratiques culturelles ou encore de savoir-faire locaux. En 2019, par exemple, la Colombie a été sélectionnée pour sa stratégie de sauvegarde de l’artisanat traditionnel pour la consolidation de la paix. Avec la mise en place d’un cadre global comprenant une législation entourant l’artisanat traditionnel, la qualification des travailleurs artisanaux et les ateliers scolaires (UNESCO, 2019), la Colombie contribue à la reconnaissance des métiers de l’artisanat, d’en permettre la protection et la gérance tout en facilitant l’inclusion des personnes dans la nécessité.

Pour la Quebrada de Humahuaca, la volonté est la même : être déclarée site patrimoine culturel mondial de l’UNESCO sonne comme un gage de qualité. En effet, il s’agit, j’ai pu l’aborder en première partie, de mettre en avant un site culturel majeur afin de fournir les moyens à la population locale de le sauvegarder tout en le valorisant. Dans le cadre de la Quebrada de Humahuaca, c’est toute une région qui est ainsi mise en avant, autant pour ses paysages culturels et naturels riches d’un passé andin, que pour ses produits et savoir-faire locaux. L’anthropologue espagnole Fernández de Paz reprend les propos de l’UNESCO concernant, justement, l’aspect culturel de sa mission. L’UNESCO se définit comme « la seule organisation internationale ayant une vision globale du sujet socioculturel et économique de l’artisanat dans la société (…). Les programmes dédiés à l’artisanat intègrent des activités de formation et de promotion, stimulant la coopération nécessaire entre les organismes nationaux intéressés, les organisations régionales, internationales et non gouvernementales (…), c’est démontrer aux autorités concernées la priorité que mérite l’artisanat dans les programmes de développement national » (2015, p. 376). De fait, la patrimonialisation peut permettre de revitaliser l’intérêt de la population pour sa propre culture, notamment en éveillant un sentiment de fierté et une appréciation amenant à la volonté de la transmettre et de la préserver.

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Toutefois, dans le cas où une mauvaise gestion politique serait en place, notamment par le manque de mesures de protection de l’artisanat, la patrimonialisation peut mener à la mercantilisation culturelle (Macchiaroli, 2015, p. 15). Il faut donc se demander si la mission de l’UNESCO s’avère concrète dans les faits. Selon Jimenes de Madariaga et Seno Asencio, anthropologues espagnols, le tourisme patrimonial amené par la marque UNESCO valorise en priorité les touristes et les entreprises touristiques (2019, p. 1128). Quels peuvent alors être les effets de cette patrimonialisation sur les artisans producteurs, souvent en dehors des circuits économiques orientés vers le tourisme ? Comme le soulignent certains auteurs (voir Lazzarotti, 2000; Leask & Fyall, 2006, p. 13), il semble que par le passé le tourisme et le patrimoine culturel n’aient pas toujours fait bon ménage. D’une part, le tourisme encouragerait une consommation culturelle et le développement d’infrastructures modernes, d’autre part la patrimonialisation du territoire aurait pour premier but de préserver le site. Slattery s’étant intéressée au cas de la Quebrada de Humahuaca (2010, p. 14) pose un constat clair sur la réalité de la patrimonialisation dans cette région. Pour elle, cette réalité est bien différente des pronostics et des recommandations de l’UNESCO. L’auteure souligne, par exemple, le manque de consultation des populations locales, mais aussi et surtout l’arrivée, depuis la désignation en tant que patrimoine mondial en 2003, de commerçants d’autres provinces du pays qui cherchent à « capitaliser les paysages naturels et culturels ».

Les propos de l’auteur sur le sujet rejoignent les visions de mes intervenants sur la patrimonialisation du territoire de la Quebrada de Humahuaca (voir aussi Macchiaroli, 2015, p. 28; 32). Bien que l’analyse de Troncoso (2008, p. 117‑118) et les propos de l’UNESCO (voir Salin, 2007, p. 6) affirment que des stratégies de consultation de la population ont été mises en place, il semble qu’elles n’aient concerné qu’une petite partie des habitants, dans un délai court (Macchiaroli, 2015, p. 28). Pour Petty, tisserand, la patrimonialisation du territoire est arrivée sans prévenir, par décision très rapide du gouvernement en accord avec l’UNESCO, sans toutefois que l’impact potentiel sur les artisans locaux soit pris en compte. Il souligne, lui aussi, qu’aujourd’hui « les gens d’autres provinces sont les propriétaires des lieux touristiques de la Quebrada », surtout dans les villes de Tilcara y Purmamarca. Bergesio et coll. (2012, p. 129) dressent le même constat ; le projet de patrimonialisation a été communiqué, mais sans donner « suffisamment de temps ou d’informations pour rendre cette participation pleine et effective ». Humberto, céramiste, pointe également du doigt la divergence entre le discours de l’UNESCO et des politiques d’une part et ce qu’il constate dans la Quebrada de Humahuaca. Pour lui, c’est une honte qu’une région ainsi déclarée Patrimoine culturel de l’humanité « escroque les

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touristes avec des produits qui représentent d’autres pays étrangers, et qui ne représentent pas l’expression d’un fait culturel, mais plutôt le reflet du fonctionnement d’une machine et d’un marché clandestin ». Pour Humberto, les produits vendus comme artisanaux dans l’environnement culturel de la Quebrada de Humahuaca représentent un leurre, trompant le touriste sur la valeur artisanale de son achat. Rejoignant ce que j’évoquais plus haut, la patrimonialisation a entraîné, d’une certaine façon, une confusion sur la notion d’artisanat. En effet, cette confusion est visible depuis le site de l’UNESCO (2003b) où il est question de l’authenticité du site: « L’authenticité de ce bien en tant que paysage culturel évolutif se manifeste dans l’équilibre entre usages et traditions au niveau local et l’introduction de matériaux et techniques modernes ». De plus, le document précédemment cité précise la présence de lois provinciales protégeant le folklore et l’artisanat. Finalement, la patrimonialisation sert idéalement la mise en avant d’une culture propre à une région pour préserver cette culture tout en permettant le développement économique du site. D’une certaine façon, Martin de la Rosa (2003, p. 157) ou encore Fyall et Garrod, cités par (Chhabra et coll., 2003, p. 703) considèrent que la patrimonialisation utilise les éléments du passé, pour répondre aux nécessités du présent; que ces nécessités soient d’ordre culturel, social ou économique. Pour que la patrimonialisation permette une préservation du territoire, il est important de définir un plan de gérance avec les populations locales et les politiques provinciales et nationales. Une coordination des actions et coopération entre les différents partis doivent amener à des résultats plus proches des attentes initiales; car, ce que souhaitent les artisans et locaux c’est que le tourisme ne devienne pas un moyen d’utiliser la culture locale (Macchiaroli, 2015, p. 26). Il est donc essentiel de regarder le rôle joué par les politiques provinciales et nationales dans la patrimonialisation du territoire culturel de la Quebrada de Humahuaca.

4.2.2 L’influence des politiques culturelles nationale et provinciale