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Comprendre l’artisanat comme part intégrante du développement durable :

Chapitre 6 : Redevenir visible pour conserver et transmettre son

6.2 L’artisan doit redevenir une figure centrale du NOA

6.2.1 Comprendre l’artisanat comme part intégrante du développement durable :

Le développement durable se réfère au développement, social, politique, économique, culturel, répondant aux nécessités des générations présentes sans compromettre les générations futures (Salleras, 2011, p. 1128). Il s’agit de permettre aux populations actuelles et futures de vivre dans un environnement sécuritaire et stable. Le développement durable, selon le gouvernement argentin, se fonde sur différents éléments tels que la fin de la pauvreté, la santé, l’égalité de sexes, l’éducation, la réduction des inégalités, la justice et la paix ou encore les écosystèmes terrestres (Ministerio del Interior, Obras Públicas y Viviendas, 2016, p. 11). Toutefois, le manuel pour le développement durable au niveau local n’évoque pas le lien au contexte touristique ; et cela semble avoir des incidences au niveau local. Si l’on en croit les recherches de Bardanca (2017, p. 197) et de Salleras (2011, p. 1130) sur le développement durable de la Quebrada de Humahuaca, il semble en effet que le site soit peu soutenu par une gestion touristique durable et que cela soit une mise en danger pour le futur de la région. Il souligne notamment l’absence de protection durable du patrimoine culturel et naturel du site. Pourtant, « lier culture et écologie est un acte profond de reconnaissance, de donner à l’artisan et aux membres de sa communauté une participation plus active et plus réelle dans la relation qui a nourri leur art durant des millénaires (…) c’est se souvenir que le terme culture vient du latin cultiver, et que la récupération de l’environnement est la meilleure façon de fortifier les valeurs culturelles de nos paysans et artisans qui nous ont toujours prévu la catastrophe écologique avec leur exemple de rationalité et de coexistence avec la nature » (Turok, 1993, p. 6). Ainsi, la cosmovision des artisans du NOA et les valeurs attachées aux savoir-faire artisanaux sont en étroit lien avec le respect durable de l’environnement. De ce point de vue, revaloriser les rapports entre l’environnement et l’artisan, permet une reconnaissance des valeurs et de la culture locales, et est un point d’entrée vers le développement durable à l’échelle locale. L’environnement local compris ici comme non plus seulement la nature, mais plutôt l’ensemble des relations sociales qui existent et se définissent par leur interaction (Ferraro et coll., 2011, p. 6). Dans ce sens, le développement durable prend en compte de façon plus large l’ensemble des relations qui existent en lien avec la nature, et l’artisanat apparaît comme le créateur de places socialement connectées et durables (2011, p. 17). L’artisanat, au-delà de la figure de l’artisan, conduit à s’interroger sur le rapport à l’environnement dans le contexte touristique et économique actuel du NOA. Une reconnaissance réelle du travail artisanal peut contribuer à un développement économique, social et touristique plus durable (UNESCO, 2003a, p. 12).

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Pour ce dernier point, l’OMT (2018) met en avant le rôle qu’ont les politiques nationales relatives au tourisme dans la mise en place de « modes de consommation et de protection durables au cœur de la planification à long terme du développement du tourisme ». Comme le souligne Bardanca (2017, p. 17), toutes les formes de tourisme peuvent s’inscrire dans le développement durable d’un site. Dans ce sens, mettre en avant le travail artisanal dans les dynamiques touristiques peut amener à une gestion développementale plus durable, notamment en soulignant le lien entre artisanat et environnement. Comme le soulignent Ferraro et coll. (2011, p. 4), l’artisanat et le développement durable sont attachés à la façon dont les humains créent et interprètent la vie, par la culture et les relations sociales et le lien aux matériaux naturels ; et cette relation entre artisanat et développement durable s’inscrit dans une volonté de subsistance et d’opportunités économiques à plus long terme.

De plus, comprendre l’artisanat comme intégré au développement durable, c’est donner la possibilité aux artisans de vivre durablement de leur métier dans le contexte touristique et économique actuel et de permettre la transmission des savoirs afin de générer de l’emploi inscrit dans la continuité culturelle locale. Finalement, il semble ici que plus que de considérer le développement durable (incluant le tourisme durable) comme pouvant revaloriser le travail artisanal, il s’agirait plutôt de reconnaître l’artisanat comme un vecteur de développement durable (voir aussi UNESCO, 2003a, p. 12). Pour se faire, il est important de sensibiliser le public au lien entre la culture locale et l’environnement.

La sensibilisation renvoie au concept de sensibilité artisanale développé dans le chapitre 5. Il s’agit notamment de stimuler des émotions des liens sensibles avec l’environnement et la matière, et ainsi développer l’intérêt pour la conservation de la culture locale et développer le sens créatif. La transmission est souvent imaginée comme le partage de connaissances vers les jeunes générations. Pourtant, les jeunes ne sont pas le seul public vers qui il faudrait se tourner pour la sensibilisation à la culture. Comme j’ai eu l’occasion d’en discuter, il s’agit d’éduquer l’ensemble des individus en contact avec cette culture locale, des habitants locaux, en passant par les touristes et les politiques publiques. Macchiaroli (2015, p. 52) expose une liste de recommandations destinée à orienter les points négatifs de la touristification des lieux. Pour l’un de ces points, l’auteure souligne la nécessité d’éduquer la population locale afin de les former aux changements et influences de la patrimonialisation du territoire ; mais également l’importance de proposer des ateliers de revalorisation culturelle locale : « Ces ateliers mettent en lien la culture, l'esprit d'entreprise, la formation au travail et le développement humain, ce qui peut faire acquérir à une personne de nouvelles compétences pour proposer des alternatives

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de développement social et économique ». Comme le mentionnent également Ferraro et coll. (2011, p. 14), en reprenant les propos de l’UNESCO, il s’agit de considérer l’éducation comme un moyen de développer des connaissances et d’obtenir des outils pour pouvoir contribuer à une meilleure qualité de vie, dans le respect durable de l’environnement local. Comme le met également en avant le programme patrimoine culturel du gouvernement de Jujuy évoqué dans la partie précédente, il s’agit d’articuler l’éducation patrimoniale autour de quatre étapes : apprendre à connaitre, apprendre à être, apprendre à faire et apprendre à coexister (Gobierno de Jujuy- Ministerio de Educación, 2016, p. 12). Macchiaroli propose aussi de former plus spécifiquement les employés touristiques afin qu’ils puissent orienter les visiteurs vers un tourisme responsable, de la culture locale et des ressources locales notamment. Enfin, elle précise la nécessité de mettre en place des politiques publiques, qui soutiennent la population locale, pour la préservation et le développement durable de la culture.

La sensibilisation, pour être effective, doit concerner chacun d’entre nous qui sommes confrontés aux enjeux entourant l’artisanat local. Toutefois, il semble qu’au-delà de la sensibilisation, les artisans cherchent à transmettre localement leurs savoir-faire. Ce constat apparaît notamment lorsque les artisans craignent que leur savoir-faire soit utilisé en dehors de l’environnement auquel il est attaché : « personne ne peut te copier si tu ne fais que montrer » (Identidades productivas, 2011). Si l’on s’attarde sur la composition de la population locale dans la Quebrada de Humahuaca, il semble qu’une grande partie de la population puisse être touchée par les questions de transmission. En 2010, 74.5% de la population de la ville d’Humahuaca est âgée de 0 à 39 ans (dont 70% âgée de 24 ans ou moins). La ville de Tilcara, pour sa part, a une population âgée à 71.2% de personnes de 0 et 39 ans (dont 64.3% âgée de moins de 24 ans) (DiPEC, 2010). Cette grande proportion d’individus âgés de moins de 40 ans fait de ces villes un terreau de transmission culturelle fort, mais suppose aussi une mémoire sociale plus courte. À l’école d’art, les cours vocationnels ont donc pour but de susciter l’intérêt des élèves dès leur plus jeune âge ; cependant, les enfants intégrant ces cours vocationnels sont amenés par des parents déjà sensibilisés et désireux de permettre à leurs enfants d’accéder à l’artisanat et au travail manuel. Comme l’explique Vega Torres (2012, p. 106), l’activité artisanale doit être comprise comme une valeur pédagogique pour l’éducation au contexte social et culturel, et ainsi permettre aux étudiants de créer une pratique morale « qui se rencontre seulement dans l’exaltation ». Cette sensibilisation peut idéalement amener à la curiosité et à l’intérêt des individus. La curiosité renvoie à la volonté de savoir, de voir et de faire l’expérience « motivant le comportement exploratoire vers l’acquisition de nouvelles

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informations » (voir aussi Berlyne, 1978; Litman, 2005, p. 793). La curiosité semble donc être une caractéristique essentielle dans la participation culturelle et l’apprentissage de savoir-faire. Et il serait nécessaire d’initier la curiosité dès l’enfance, notamment par l’école, comme le mentionne Berlyne (1978, p. 99) : « children should be taught to have inquiring minds, to wonder about things they see and hear in the world around them, to raise questions and to seek answers to them through experimentation and creative thinking », pour aussi créer un sentiment de fierté lié à leurs origines et culture (Bardanca, 2017, p. 197).

D’après ma propre expérience en tant qu’élève, j’ai pu observer les dynamiques entre professeurs et étudiants. Notamment lors de la journée nationale du professeur, un grand nombre d’élèves était présent pour rendre hommage à leurs professeurs et célébrer ensemble. J’ai pu noter, par les rires des enfants, l’énergie autour de la commémoration ou encore les discours de chacun, que les élèves rassemblés en ce jour semblaient tous fiers d’être présents. Il est de fait, fortement possible, que dans ce cadre d’apprentissage et de transmission que représente l’école d’art, une énergie bénéfique entoure le métier artisanal. Leocadio remarque, par son expérience en tant que professeur de céramique, qu’à « l’école beaucoup d’enfants ont envie d’apprendre et de faire ».

La famille Lamas de son côté a fait le choix de s’inscrire dans un réseau de tourisme communautaire. Clarita m’explique qu’il ne s’agit pas de profiter de l’argent des touristes, mais plutôt de sensibiliser les visiteurs à la vie en communauté, au respect de l’environnement et de la culture des ancêtres. Ils accueillent environ 3000 visiteurs chaque année, dont des groupes d’écoliers, souvent collégiens, pour leur présenter leur mode de vie le temps d’une journée. La veille de mon séjour, la famille avait d’ailleurs accueilli de jeunes étudiants de Buenos Aires. S’inscrire dans le tourisme est pour Clarita un moyen de partager son histoire, « que les enfants se rendent compte qu’il y a de belles choses dans la campagne ». Sa sensibilisation aux savoir- faire artisanaux et à l’environnement passe par un accompagnement de la famille au travers de leur quotidien. Sensibiliser le public est aussi un moyen de contrôler sa culture et de la préserver : « je ne veux pas que des archéologues viennent par là, dans le cimetière sacré», me dit-elle alors que nous grimpons sur la colline. Elle m’explique que par le passé, des individus ont dérobé les céramiques des tombes des ancêtres ; il s’agit pour elle d’une intrusion dans la culture locale. Dans ce sens, la curiosité ne doit pas devenir une intrusion, mais au contraire une vertu amenant à une écoute et à une meilleure compréhension des valeurs paysannes et artisanales. La famille Lamas s’engage donc à transmettre à toute personne qui croise leur chemin, afin de susciter un intérêt et partager la culture immatérielle locale.

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Dans ce sens, Bardanca (2017, p. 196) propose une piste de réflexion s’inscrivant dans un tourisme plus communautaire. Il s’agirait d’encourager l’artisanat local en favorisant la conservation des techniques et leur revalorisation culturelle au travers de « routes de l’artisanat ». L’auteur imagine des circuits touristiques où les artisans redeviendraient une figure importante de la région et dans lesquels l’ensemble du processus artisanal serait mis en avant. Ainsi, le touriste pourrait être impliqué dans l’activité et aurait une plus grande compréhension du quotidien artisanal.