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Chapitre 5 : Vivre comme artisan dans le contexte touristique

5.3 L’artisan producteur et son lien au local

5.3.2 L’expérience au service d’une production locale évolutive

Le lien au local est fondamental pour l’artisan producteur. Mais ce lien au local ne signifie pas une production figée dans les traditions passées. Il apparaît parfois difficile pour certains artisans de valoriser leur savoir-faire en le présentant comme local. Daniel, céramiste, explique qu’il a dû, à plusieurs reprises, faire face à des doutes quant à l’authenticité locale de son artisanat, notamment sur le fait que sa céramique très fine ne pouvait pas être traditionnelle ; ce qui donne l’idée que pour correspondre à une céramique locale, la technique et le produit final doivent correspondre à ceux des livres, comme figés dans le temps. Les imaginaires collectifs ont longtemps distingué l’esthétique moderne ‘design’ de l’artisanat, associant

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l’artisanat au monde rural traditionnel et l’esthétique moderne et au marché global (Malo, 2018, p. 19). Pourtant, l’artisanat ne se semble pas correspondre à une histoire figée et linéaire, mais plutôt à une histoire contextuelle. Comme le dit Sennett dans son livre Ce que sait la main. La culture de l’artisanat (2010, p. 372), l’artisanat se fonde sur trois prédispositions, à savoir l’aptitude à localiser, à questionner et à ouvrir. En d’autres termes, il s’agit pour l’artisan de comprendre (savoir-faire) la matière et de toujours remettre en question les possibilités de cette matière pour permettre d'en étendre les résultats. Plus l’artisan développera son savoir-faire, plus la répétition de la production sera changeante (Sennett, 2010, p. 56). Hugo rejoint cette vision ; en effet, Hugo maîtrise la base de compréhension de la matière qu’il utilise, mais ne semble pas se satisfaire de ce savoir : « Je pense qu'il ne faut pas casser les limites, mais les dépasser. Il y a toujours des limites, mais il s'agit de les repousser au maximum. Quelle est la limite, la limite est une question ». Sennett explique également que par l’ouverture de son savoir-faire à de nouvelles questions, l’artisan développe une compréhension plus profonde de son métier ; c’est ce qu’il qualifie de talent (2010, p. 57). Pour Litman (2005, p. 794), la curiosité et l’exploration dans le travail artisanal sont aussi induites par la recherche d’un niveau de satisfaction et d’excitation, étant là encore lié aux émotions. Le savoir-faire est finalement cognitif, autant dans sa base que dans son exploration (voir aussi Allard et coll. 2008) ; il est l’expression de la rencontre entre l’artisan et son quotidien (Navarro-Hoyos, 2016, p. 9).

Tous les artisans rencontrés dans la Quebrada de Humahuaca ont un savoir-faire qui a changé, qui s’est adapté au contexte, qui s’est spécialisé et qui continue d’évoluer. Daniel produit dans l’idée de la projection folklorique, c’est-à-dire en utilisant les techniques de ses ancêtres tout en s’adaptant aux tendances actuelles et en évoluant grâce aux matériaux qu’il rencontre dans son environnement, alliant ainsi tradition et modernité. Tout comme la musique ou le dessin (ses autres intérêts), il apprend avec l’expérience, en pratique et par ses erreurs (et sans livre). Il semble que ce soit également le cas pour Roque et Petty. Tous deux viennent également de familles de céramistes ; ils ont hérité du savoir de leurs parents. Toutefois, leur production personnelle évolue avec l’expérience. Ils innovent en fonction des idées et envies qui leur viennent de l’environnement dans lequel ils évoluent. Leocadio, quant à lui, semble utiliser des techniques artisanales plus traditionnelles, proposant une production plus proche de celles de ces ancêtres. Il se considère lui-même comme traditionaliste. Toutefois, son contact avec les enfants comme professeur d’école par exemple, ont pu modifier sa manière de produire certaines pièces. L’analyse de Monterrubio et Bermudez, chercheurs sur les problématiques

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touristiques (2014, p. 1), sur l’artisanat au Costa Rica mène vers le même constat: « les masques et les métiers traditionnels ont été modifiés du fait de leur incorporation dans la consommation touristique »; l’artisanat est repensé en fonction du contexte dans lequel il s’inscrit. Les savoir- faire sont conservés, mais leur forme évolue.

Radek Sánchez Patzy, sociologue membre de l’Université de Jujuy à Tilcara rencontré lors de mon terrain, me fait remarquer la manière dont les artisans conservent les traditions tout en innovant avec les matières: « par exemple, maintenant ils teignent la laine de lama, alors qu’avant elle ne s’utilisait que de couleur naturelle ». Il s’agit, pour les artisans, de sortir des catégories délimitées en proposant des pièces issues de leurs expériences propres dans le contexte de vie. C’est une expérience dynamique dans le temps qui conduit l’artisan à allier son savoir tacite et sa conscience critique (voir Fernández de Paz, 2015, p. 388; Sennett, 2010, p. 72; Slattery, 2010, p. 11). La Red Puna par exemple a su combiner le savoir-faire des artisanes avec une volonté de s’améliorer dans le contexte actuel: « nous avons continué à nous former dans le tissage et l’élection des fibres afin de faire un travail de meilleure qualité. Nous cherchons la valeur ajoutée qu’est la teinture naturelle que nous faisons aujourd’hui » (Redin, 2019). Comme l’explique Ginolin (2004, p. 173) dans son analyse de l’artisanat traditionnel en Polynésie française, l’artisanat local observable dans les sociétés actuelles « ne peut être appréhendé comme un phénomène socioculturel qui se contenterait d’actualiser à l’identique, les pratiques et productions passées ». L’artisanat est en constante redécouverte qui nécessite de s’interroger sur sa propre histoire pour en comprendre son importance, notamment identitaire (voir aussi Bustos, 2001, p. 14). Les artisans, entre les imaginaires touristiques préalables et la volonté de partager leurs savoirs, actualisent leurs savoir-faire, restent connectés au monde actuel et conçoivent une nouvelle manière de s’inscrire localement (Perlès, 2007, p. 213), en proposant des produits aux nouvelles formes et nouveaux usages.

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Pièce proposée par la coopérative Sasakuy (photographie personnelle).

Finalement, la production évolutive s’inscrit dans le quotidien de l’artisan fait de répétitions, qui plutôt que d’être routinières, se métamorphosent, évoluent et amènent à l’émotion de l’expérience artisanale.