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La poétique de l’incomplétude de Nishiwaki Junzaburô

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 189-196)

le modernisme de la lignée de Shi to shiron 「詩と詩論」

2.6. La poétique de l’incomplétude de Nishiwaki Junzaburô

Il faut à présent avoir l’honnêteté de dire que seul Nishiwaki fut capable de cueillir dans sa complexité et dans son dynamisme ce que signifie l’exercice de la pensée critique et du jugement analytique, revendiqué haut et fort par Haruyama Yukio dans le mani-feste de Shi to shiron comme pierre angulaire du jeune modernisme naissant. Chez ce

57 Yoshimoto Takaaki, « Sengoshi shiron »「戦後詩史論」 (Essai sur l’histoire de la poésie de guerre) dans : Yoshimoto Takaaki, Sengoshi shiron (Essais sur l’histoire de la poésie de l’après-guerre), Tôkyô, Yamato Shobô, 1978 (1979), p. 20.

poète l’opportunité et la liberté que peut offrir la conception occidentale de la poésie comme d’un faire ou d’une création n’est jamais dissociée de la conscience des limites qui contiennent ce pouvoir. Ceci permet de dire que Nishiwaki ne s’est certainement pas contenté de recueillir des informations de seconde main sur la philosophie de Kant ou de Schopenhauer, et qu’il a pris conscience du fait que Kant n’avait affirmé le pou-voir de la raison critique que dans l’intention de déterminer avec précision la portée des facultés cognitives, pour assigner des frontières à l’entendement humain. Cette ligne de partage entre ce qui est accessible à la raison humaine et ce qui la dépasse est préservée chez Nishiwaki dès l’origine. Le maintien d’un équilibre, ou de ce qu’il est possible de considérer comme une forme de modération, est attesté dans les limites que Nishiwaki assigne à la poésie. Dans le passage cité plus haut, il apparaissait de manière claire que la fonction de la poésie était liée à la question de l’ordre que la poésie peut donner ou créer, mais cette prétention à l’ordre s’arrêtait au niveau de l’exercice d’un pouvoir régulateur sur la « volonté aveugle du vivre ». Les premiers moments de « PROFANUS », qui sont aussi les premières formulations critiques de Nishiwaki sur la poésie, font état de ces vertus de sagesse et de sobriété qui caractérisent la pensée du poète58 :

人間の存在の現実それ自身はつまらない。この根本的な偉大な つまらなさを感じることが詩的動機である。詩とはこのつまらない 現実を一種独特の興味(不思議な快感)をもって意識さす一つの方 法である。俗にこれを芸術といふ。

習慣は現実に対する意識力をにぶらす。伝統のために意識力が 睡冬状態に入る。故に現実がつまらなくなるのである。習慣を破る ことは現実を面白くすることになる。意識力が新鮮になるからであ る。併し注意すべきことは習慣伝統を破るために破るものでなく、詩 的表現のために、換言すれば、詩の目的としてつまらない現実を面 白くするために破るのである。実際に習慣伝統を破るならばそれは 詩でない、倫理であり哲学である。

58 Nishiwaki Junzaburô, Nishiwaki Junzaburô zenshû IV 『西脇順三郎全集 IV』 (Œuvres complètes de Nishiwaki Junzaburô IV), Tôkyô, Chikuma Shobô, 11 vol. (1971-1973), vol. 4 (1982), p. 8.

La réalité de l’existence humaine est en soi inintéressante [tsumaranai].

La raison d’être de la poésie réside dans le fait d’éprouver ce magnifique et essentiel inintérêt. La poésie est une méthode qui permet de prendre conscience, avec la forme d’attention particulière (euphorie singulière) qu’elle lui prête, de la nature inintéressante de la réalité.

Les habitudes émoussent la conscience que nous avons de la réalité.

A cause de la tradition, la conscience entre dans un état de veille. C’est pour cette raison que la réalité devient inintéressante [tsumaranai].

Rompre avec les habitudes permet de rendre intéressante la réalité. Parce que la conscience retrouve une fraîcheur. Mais il faut être attentif au fait qu’il ne s’agit pas de rompre avec la tradition ou avec les habitudes à la seule fin de les mettre en pièces, mais plutôt de les mettre en pièces, pour rendre possible l’expression poétique, ou autrement dit, comme but de la poésie, pour rendre l’inintéressante réalité intéressante. Ce qui rompt effectivement avec les habitudes de la tradition, ce n’est pas la poésie mais l’éthique ou la philosophie.

La notion de « tsumaranai » つまらない apparaissait déjà dans la précédente ci-tation de Nishiwaki. Cette notion peut être considérée comme le Nord magnétique qui attire les intentions théoriques du poète. Ce qui est « tsumaranai » dans la langue japonaise parlée la plus commune est ce qui relève de l’insignifiant, de ce qui ennuie ou d’une manière plus générale d’une forme de médiocrité. Mais, dans le langage de Nishiwaki, ce terme s’élève au niveau d’une authentique notion à la portée philoso-phique en ce qu’il recouvre le sens étymologique premier que possède le verbe « tsu-maru » qui, ici construit dans sa forme négative, devient une locution adverbiale ad-jectivée. Le verbe « tsumaru » indique ce qui, par le mouvement, parvient à un terme, à une saturation ou à une satiété. Employé ici sur le mode de la négation, la notion de

« tsumaranai » indique alors l’état, ou plutôt le mouvement, de ce qui ne s’épuise pas, de ce qui demeure exposé à l’inassouvi, de ce qui à travers l’impression d’un inintéres-sant et du non satisfaiinintéres-sant, fait naître le désir de la plénitude.

Il est clair que la notion de « tsumaranai » se lie à la « conscience aveugle » de Nishiwaki dont a été relevée la proximité avec la notion de « volonté de vivre »

schopen-hauerienne qui existe comme une condition de l’existence. Mais si le terme est replacé dans le cadre de la poétique de Nishiwaki, il apparaît que cette notion peut être envi-sagée du point de vue d’une perception du réel qui se révèle à la conscience comme un inachevé sous la forme de l’incomplétude, qu’il s’agisse de la forme en tant que telle ou du désir d’assouvissement qui anime toute tension vers l’idéalité. Pour Nishiwaki l’in-complétude de la réalité, et en ce sens son caractère défectif, se trouve au fondement de l’activité du faire du poétique. La poésie se présente alors comme un moment de la vie esthétique qui n’est pas un acte de sujétion passive au réel, mais plutôt, une tentative de pallier le caractère imparfait du réel, comme si la poésie était une forme de correction, un apport artificiel que le créateur-poète ajoute à ce qui manque ou à ce qui n’est pas terminé. Le monde apparaît alors comme une matière plastique à modeler que le grand Créateur aurait laissé à un état d’ébauche et qui demanderait l’intervention toujours renouvelée du créateur-poète.

La pureté de la poésie se trouve être, par conséquent, non pas dans l’aboutisse-ment en tant que résultat formel, mais plutôt, dans un mouvel’aboutisse-ment dynamique dont l’intention est de se rapprocher au plus près d’un état de perfection. Cette nouvelle dis-position ou posture à laquelle donne naissance la conscience critique est ce qui fait sortir le sujet du sommeil dogmatique dans lequel l’enferment l’habitude et le fondamental inintérêt de la réalité. Il s’agit d’une opération de « rafraîchissement » 新鮮 (shinsen). En ce sens, il n’y a pas chez Nishiwaki de tentation de création ex nihilo du nouveau pour le nouveau qui trouverait une fin en soi. La notion de pureté ne se lie pas chez ce poète à une conception gratuite de l’art ou de la poésie mais elle s’exerce comme une forme de contre-pouvoir, une force d’opposition et de revivification. De ce mouvement naît un rapport avec la tradition et le passé qui se construit sur un mouvement dialectique de la pensée, qui met en relation l’ancien et le nouveau, l’existant et ce qui sera inventé, et le résultat formel de la poésie apparaît comme une synthèse transitoire et momentanée d’un faire toujours renouvelable. C’est pourquoi il n’y a pas chez Nishiwaki de fasci-nation pour la destruction de la tradition, mais seulement l’assomption d’une position d’insubordination à un ordre déjà existant qui n’est pas suffisant.

Il faut souligner ce qui singularise la poétique surnaturaliste de Nishiwaki par rapport aux poètes surréalistes occidentaux. Nishiwaki est un poète surréaliste au sens

où il utilise la méthode surréaliste de mise en rapport de réalités étrangères les unes aux autres et l’incongruité du rêve comme un « matériau » en mesure de produire l’électrochoc qui mettra en question l’ordre établi du réel. Ce rapport conflictuel d’in-subordination à l’encontre du réel et de la tradition se nourrit de la certitude que l’acte poétique est défini par des propriétés intentionnelles. Mais à la différence de ce qui se passe dans le surréalisme, dont les intentions révolutionnaires se traduisaient par une volonté d’agir et de « changer la vie », Nishiwaki limite les pouvoirs d’action de la poésie à une force d’opposition. Il n’y a pas chez Nishiwaki de substitution du réel par le poétique mais au contraire, la mise en lumière ou le dévoilement d’un seuil, qui ne sera pas franchi, dont la vertu essentielle est de produire une ouverture du champ des possibles. L’idée d’accomplissement et de résolution, comme d’action politique, est totalement étrangère à la poétique de Nishiwaki. En somme, il n’y a pas chez Nishiwaki de prétention dogmatique à la vérité et le charme de sa poésie se trouve être proprement dans l’intensité avec laquelle elle se propose de porter la conscience à l’extrême de l’in-certitude et au maintien d’une conviction d’ignorance. C’est pourquoi le poète tient à préciser que la poésie relève d’une sphère qui n’appartient pas au domaine de l’éthique et de la philosophie et qu’elle ne peut avoir de prétention à la moralité. Elle apparaît plutôt comme ce qui se révèle dans la convergence du juste, non pas dans le sens moral du terme, mais dans le sens où l’on dit d’une proposition ou d’une voix qu’elle sonne juste, adaptée ou appropriée à rendre possible l’acte de la conscience du réel au même moment où elle en préserve le mystère.

Les réflexions de Nishiwaki sont sans aucun doute très proches de celles de Paul Valéry, et sa vision de sa pratique du jugement critique très proche de ce que Valéry appelait l’« esprit ». D’ailleurs, il est possible de relever le fait que dans le vocabulaire de Nishiwaki les termes d’« intellectualité » ou d’« intellectualisme » 主知・主知主義 (shuchi, shuchi-shugi), qui furent les drapeaux des modernistes de Shi to Shiron, ne sont pas totalement absents mais n’ont qu’une place tout à fait secondaire. Nishiwaki leur préfère le terme d’« encéphale », quand il se réfère à la matérialité de la pensée, ou bien le terme d’« esprit » エスプリ (esupuri) lui-même, quand il se réfère à l’énergie fluctuante que déploie le jugement analytique lorsqu’il s’oppose à la « conscience aveugle ». Dans

« La crise de l’esprit » (1919), Valéry écrivait : « Il faut que notre pensée se développe

et il faut qu’elle se conserve. Elle n’avance que par les extrêmes, mais elle ne subsiste que par les moyens. L’ordre extrême, qui est l’automatisme, serait sa perte ; le désordre extrême la conduirait encore plus rapidement à l’abîme »59. Valéry, qui travailla dans tous ses écrits à la recherche d’un système d’opérations mentales extériorisé du champ de l’expérience, témoigne ici de la même préoccupation de modération que Nishiwaki Junzaburô. Il est possible de reconnaître chez ces deux poètes une convergence vers une notion de l’esprit qui se propose comme l’activité de la raison humaine par laquelle se met en pratique une méthode analytique favorable à l’idée d’un cheminement vers la pureté du poétique, mais non à son accomplissement. Le critère du « non mélangé » de la poésie avec des éléments étrangers à son essence est un principe de la poétique de Valéry. Cependant l’absolu de pureté ne fut jamais envisagé par ce poète sous la forme d’une adéquation mais, plutôt, comme l’expression d’une d’intentionnalité dirigée vers l’idéalité, comme en témoigne ce passage des Mémoires du poète60 :

Je dis pure au sens où le physicien parle d’eau pure. Je veux dire que la question se pose de savoir si l’on peut arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d’éléments non poétiques. J’ai toujours considéré, et je considère encore, que c’est là un objet impossible à atteindre, et que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de cet état purement idéal. En somme, ce qu’on nomme un poème se compose pratiquement de fragments de poésie pure enchâssée dans la matière d’un discours.

La discussion autour de la poésie pure occupa une place importante au sein du modernisme de Shi to shiron et Nishiwaki avait posé des bases solides pour que la discussion amène à une interprétation mesurée de la notion de forme pure en poésie.

Mais singulièrement, l’articulation de la pensée de Nishiwaki ne fut pas comprise, ou pour mieux dire, tout se passa comme s’il n’avait été seulement retenu de son

mes-59 Paul Valéry, Œuvres I, introduction bibliographique Agathe-Rouart Valéry, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, 2 vol., vol. 1, p. 1006.

60 Réflexions datées d’août 1928 et extraites du texte « Poésie Pure, Note pour une conférence » de la section « Mémoires du poète ». Op. cit. p. 1457.

sage que le premier fondement de sa poétique. Cette compréhension partielle, qui est sans aucun doute due à une forme de précipitation et d’enthousiasme débridé pour la nouveauté en tant que telle, porta les poètes modernistes, et en particulier le groupe de poètes réunis autour de ligne de pensée la plus radicale d’Haruyama Yukio, à un formalisme doctrinaire qui était étranger à la pensée de Nishiwaki. Il est d’ailleurs permis de penser que si Nishiwaki avait pris la peine de mettre en garde son lecteur, dans « PROFANUS », contre l’aberration que pourrait représenter la destruction de la tradition pour la destruction, c’est qu’il avait probablement sérieusement considéré que la possibilité d’une méprise de sa conception de la pureté en poésie. Malheureusement, pour le modernisme japonais, cette recommandation restera lettre morte et ne sera vraiment comprise qu’après-guerre.

Chez Nishiwaki le monde de l’expérience et de la réalité est divisé du poétique au sens où le poétique ne lui est pas soumis et se présente au contraire comme une force d’opposition et de création. Le processus d’objectivation que fait naître le juge-ment analytique de l’esprit y apparaît avant tout comme un rapport dialectique entre un sujet et le monde. Le lieu de l’objectif n’est pas le monde en soi mais le territoire que découvre l’esprit quand il s’attèle à la recomposition du monde. La réalité chez Nishiwaki exerce une pression et l’esprit se rebelle contre la domination de celle-ci dans un mouvement de repoussoir et de mise à distance. En ce sens, le monde n’est jamais perdu de vue chez Nishiwaki et il existe un rapport de communication complémentaire dont il convient de tenir compte car ce n’est que de ce rapport de complémentarité que naît la possibilité de la confrontation et de la lutte avec la matière du monde. Si un des deux termes venait à manquer ce serait le poétique dans son ensemble qui ne pourrait plus exister. Ce rapport est attesté dans la tournure qu’emploie Nishiwaki pour parler du poétique comme une intention, le projet ou l’« objet de l’expression » 表現の対象 (hyôgen no taishô).

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