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L’idée de la mort « en pied »

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 91-126)

d’Arechi 「荒地」

1.5. L’idée de la mort « en pied »

L’emprise de l’ombre et de la mort doit être appréhendée chez Arechi sous la forme d’une condamnation existentielle et d’une condition à laquelle l’homme parti-cipe au même titre que les créatures de ce monde, au même titre que les minerais, au même titre que la terre ou que l’ensemble de l’univers. C’est ici le premier sens que l’on doit attribuer à l’image de la mort dans la poésie d’Arechi : celle d’une horizontalité qui affecte toutes les choses de ce monde d’une même manière. Mais la mort chez Arechi se présente également comme une idée. Le sujet d’énonciation qui apparaît, par exemple, dans la poésie « Pluie » de Kitamura Tarô, n’est pas un « je » qui renverrait à une com-préhension individuelle, mais plutôt un « je » qui s’inscrit dans la communauté d’un

« nous » われわれ (wareware). Ce « nous » est tout à fait caractéristique de la poésie d’Arechi, qui fait aussi un usage très marqué des formes de « personæ »35 à travers un foisonnement de sujets d’expression, de toutes les formes possibles du « je » 僕・私・おれ (boku, watashi, ore) et du « nous » 僕たち・われわれ・われら (bokutachi, wareware, wa-rera), du « tu » あなた・きみ (anata, kimi), du « il » 彼 (kare), du « elle » 彼女 (kanojo).

Tous ces sujets, tous ces personnages, participent à la création d’une « communauté anonyme » qui est toujours présente même quand le sujet d’élocution est un « je ».

Cette communauté s’est construite autour d’une vision de la mort que les poètes d’Arechi partageaient. Ces poètes reconnaissaient l’existence d’un « cimetière commun »

35 Selon l’expression latine dramatis personae, signifiant littéralement « masques du drame » utilisés pour indiquer les personnages.

共同墓地 (kyôdô bochi) qui les liait à « ce lieu » そこ (soko) : leur vision de la Terre vaine.

Le « cimetière commun » d’Arechi n’est pas celui autour duquel se retrouve d’ordinaire la communauté quand elle vient célébrer ses morts. C’est un cimetière qui se trouve en

« haut de colline », qui domine et s’impose par son autorité, que ces poètes ont choisi sciemment de faire vivre ensemble, de manière séparée des villes par une « vitre lourde ».

Une autre poésie tout aussi célèbre de Kitamura Tarô est édifiante à cet égard36:

墓地の人

こつこつと鉄柵をたたくのはだれか。

魔法の杖で

彼をよみがえらせようとしても無益です。

腸詰のような寄生虫をはきながら、

一九四七年の夏、彼は死んだ。

(つめたい霧のなかに、

いくつも傾いた墓石がぬれている。)

苦痛と、

屈辱と、

ひき裂かれた希望に眼を吊りあげて彼は死んだ。

やさしい肉欲にも、

だるいコーヒーの匂いにも、

彼のかがやかしい紋章は穢されはしなかった。

犬の死骸。

(死んだ建築家との退屈な一日。)

ああ、彼の仮面が、

青銅の眼でいつも人類をみつめているとだれが言うのか。

その重たい墓石のしたで、

暗い土のなかで、

腸結核で死んだ彼の骨がからみあっているだけです。

幼年時代に、

36 Arechi shishû 1951 『荒地詩集 1951』 (Anthologie des poèmes d’Arechi 1951), Tôkyô, Kokubunsha, p. 16-17.

柘榴をかんだ白い歯が朽ちているだけです。

それなのに、

尖った爪を血だらけにして敷石を掘りかえすのはだれか、

錆びたシャヴェルで影をさがすのはだれですか。

(棺をのせた車輪がしずかにきしりながら、

しめった土のうえに止った夏の朝。)

ああ、彼は死んだ。

埋葬人は記録書に墓の番号をつけました。

すべては終りました。

犬とともに、

夕ぐれの霧のなかに沈む死者よ。

さよなら。

L’homme du cimetière

Toc toc ! Qui frappe à la grille de fer ? Quand d’une baguette magique

Tu voudrais le ressusciter cela serait inutile.

Vomissant des vers parasites comme des saucisses, L’été 1947, il est mort.

(Dans le brouillard froid,

Autant de pierres tombales inclinées sont mouillées.) Levant vers la souffrance,

Et vers l’humiliation,

Vers les espoirs déchiquetés, les yeux, il est mort.

Dans ses doux désirs charnels, Comme dans l’odeur pesante du café, Son blason étincelant jamais ne fut souillé.

Cadavre de chien.

(Morne journée en compagnie d’un architecte mort.) Ah ! Qui donc dit

Que son masque,

Avec ses yeux de bronze fixe pour toujours le genre humain ? Sous la lourde pierre tombale,

Dans la terre sombre,

Il n’y a plus que ses os de mort de tuberculose intestinale qui s’entrelacent.

Ses dents blanches qui, du temps de sa jeunesse, Mordaient dans la grenade, désormais pourries Et pourtant,

Qui est celui qui retourne la dalle avec des ongles effilés couverts de sang ? Qui est celui qui cherche l’ombre d’une pelle rouillée ?

(Dans le grincement silencieux des roues qui portent le cercueil Matin d’été figé au-dessus de la terre humide.)

Ah ! Il est mort.

Les fossoyeurs ont attribué un numéro à la tombe dans le registre.

Tout est fini.

Avec le chien,

Ô mort qui sombre dans le brouillard au crépuscule ! Je te salue.

Les bruits et le silence de la mort, ses odeurs, dominent tout autant que les images dans la poésie de Kitamura. Cette écoute qui se dresse dans l’axe, évoquée ici par les sons de la « grille de fer » et de la « pelle rouillée » est une attention portée aux bruits reconnaissables de la mort. La détection des odeurs est également très forte. Ces capacités auditives et olfactives sont la propriété du « chien » 犬 (inu) d’Arechi, qui est un des personnages de cette poésie. Cette attention portée à la reconnaissance senso-rielle de la mort rappelle les mots de Rainer Maria Rilke (1875-1926) dans un de ses Sonnets à Orphée : « Seul qui avec les morts / a mangé du pavot, du leur / plus jamais ne perdra / le moindre son »37.

La physiologie du langage d’Arechi s’exprime aussi par un ordre de sensations qui sont essentiellement celles de la peur et de l’effarement. Cette physiologie soutient

37 Nur wer mit Toten vom Mohn aß, von dem ihren,

wird nicht den leisesten Ton wieder verlieren.

Rainer Maria RILKE, Die Sonette an Orpheus, Leipzig : Insel-Verlag, 1923, 63p.

la voix physique de la mort qui parle et qui est un langage d’éternité et de bronze.

Mais l’immobilité du masque de la mort est dans la poésie « L’homme du cimetière » de Kitamura rendue plastique dans l’interrogation sur « celui qui parlerait ». Et dans cette poésie, on ne sait plus très bien d’ailleurs qui parle réellement. Nous sommes en 1947 et la mort est théoriquement déjà passée. Mais le mort de l’été 1947, au cœur de l’après-guerre, est bien un autre mort que celui qui trouva la mort pendant la guerre, il est une ingérence, un obstacle, un questionnement au cœur de la vie qui ne semble pas pouvoir reprendre son cours normal. Tout devrait être fini, les « fossoyeurs ont attribué un numéro à la tombe dans le registre » et pourtant « quelqu’un », qui n’est ni vraiment le mort ni vraiment un vivant mais, plutôt, un autre, se trouve encore au côté de la mort comme un chien le serait au côté du cadavre de son maître. Ce quelqu’un n’a pas trouvé de repos, il retourne la dalle avec des « ongles effilés ensanglantés » et

« sonde l’ombre » avec une « pelle rouillée » par le temps qui est déjà passé. Le temps de la « récolte de la mort »38 est révolu, mais le mort ici est plus que jamais vivant, à travers sa plainte faite d’« humiliation et d’espoirs lacérés ».

Le « chien », personnage de la poésie d’Arechi, est la représentation d’une po-sition. L’image du chien au Japon n’est pas bien différente de celle que nous nous en faisons et qui divise ses jugements en de grandes qualités mais aussi en de grands dé-fauts. Comme l’a noté Michael Lucken39, le chien est associé au Japon, comme dans la majeure partie des cultures, au monde des morts, des enfers et des univers chtho-niens en général, et apparaît sous une forme bienveillante qui viendra guider les âmes des morts et leur assurer une forme de renaissance dans l’au-delà. Chez Arechi cette image de la protection est essentielle, le chien est celui qui veille sur la maison du mort jusqu’à veiller sur l’intégrité de son corps. L’image du chien a ici le sens de gardien du mort, d’une existence qui veille le mort pour veiller sur son souvenir. Le chien d’Arechi est pour cela l’image d’une mort en éveil, au milieu du sommeil et de l’oubli, en état

38 D’après une poésie d’Ayukawa Nobuo intitulée « Heishi no uta » 「兵士の歌」 (Le chant du soldat).

39 Michael Lucken, « Arechi, une voix d’après-guerre » Dans : PO&SIE, N°100, « Poésie japonaise », Paris, Belin, 2000, p. 229.

d’insomnie, à l’écoute du moindre bruit comme l’est cet animal domestique sensible, toujours aux aguets et qui ne connaît pas de relâchement.

La mort qui habite les poèmes d’Arechi est l’idée d’une mort qui ne passe pas et qui donne à celui qui la ressent au fond de lui le devoir d’une attention de tout moment, et le rend prêt à « bondir », comme un « chien », sur chaque détournement possible du sens originel et élémentaire de la mort, contre l’oubli. Ici réside aussi la dif-ficulté que l’on attribue à la poésie d’Arechi. Le degré de physiologie des textes d’Arechi provient de la fréquentation par ces poètes de la mort, côtoyée quotidiennement durant la guerre et qui est avant tout une promiscuité avec les odeurs de la mort, un contact tactile et physique avec la matérialité de l’ombre de la mort qui recouvre indistincte-ment tout ce qu’elle touche. Mais il y a chez Arechi un renverseindistincte-ment logique de l’idée de mort. Quand la mort est évoquée comme une idée, elle n’est plus uniquement de l’ordre du tangible. C’est pour cette raison que ces poésies ne s’ouvrent jamais sur le registre de l’élégie. Le poète d’Arechi se situe au sein de la société d’après-guerre comme un « chien », non pas parce que son existence serait misérable comme on pourrait le croire de prime abord, mais parce qu’il choisit de tenir la place du mort au sein d’un

« cimetière commun » qui n’est pas celui de la communauté, mais celui d’une autre communauté, plus réservée et dissidente, faite d’hommes qui se disaient morts avant que de se dire vivants, qui se décrivaient comme des « cadavres de chiens ».

La condition d’enfermement dans une réalité de misère et d’aveuglement est en réalité chez Arechi une prison volontaire, choisie de manière follement et désespérément délibérée, comme lorsqu’un homme qui se reconnaît malade signe pour son propre in-ternement. Ce choix est l’expression de la révolte existentielle qui appartient à l’univers des poèmes d’Arechi. La mort y est saisie comme un acte d’adhésion volontaire, un masque que l’on se colle au visage librement. En ce moment du premier après-guerre, ces poètes ne cédaient pas à la chimère et au désir de fuite, mais choisissaient de lier leur existence à la solitude à laquelle les avait conduis la pensée de la mort. Pour éviter que l’on fasse glisser trop rapidement la pierre tombale au-dessus des nombreux morts de la guerre, ils choisissaient de rester aux côtés du mort, dans l’axe de son écoute. Ayukawa évoque, dans une poésie de 1947, déjà citée plus haut, la nature de cette mort-obstacle

ou de cet empêchement40 :

闇に扉はないだろうか

執拗に手が把手を求めて痙攣する、

これ以上血を流すからには

人間はチューブのようなものであったらよい

「誰かが覗いている」

あの鍵穴はまばたきしない眼……

扉のひろさで立ちふさがる沈黙……

そしてじりじりと胸の上に倒れかかってくる。

出口を求める熱っぽい瞳で

こっちを見凝めている鍵穴を必死に覗きかえす

「脱走したい、——海よ 母よ」

把手のない扉。

小さな鍵穴。

Dans les ténèbres n’y aurait-il pas de porte ?

La main avec obstination cherche convulsée la poignée, Pour faire circuler encore plus de sang

L’homme devrait être un tube

« Quelqu’un épie »

Ce trou de la serrure est un œil qui ne bat pas du cil...

Un silence qui obstrue l’encadrement de la porte...

Et qui tombe avec impatience sur la poitrine.

Par des prunelles fiévreuses qui cherchent la sortie

Rendre désespérément un regard à celui du trou de serrure qui me fixe

« Je veux fuir, — Ô mer ! Ô mère ! » Une porte sans poignée.

Un petit trou de serrure.

40 Op. cit. p. 19-20, extrait de la poésie « Byôinsenshitsu » 「病院船室」 (Cabine du navire-hôpital).

Les poètes d’Arechi n’étaient pas des ascètes de la mort mais bien des hommes qui désiraient de tous leurs êtres une grande mer de fertilité. Ce n’est pas sans « convulsions » qu’ils réfrénaient en eux le désir légitime de vivre mais « quelqu’un » 誰か (dareka) s’in-tercalait entre ce désir, cette pulsion et le monde, pour faire tomber un lourd silence qui obstruait la porte de sortie du pénitencier. Ce « quelqu’un » ne venait pas de l’extérieur, comme en témoignent toutes les poésies d’Arechi, mais d’un rapport au soi, d’une discus-sion intérieure qui ne se s’était pas interrompue avec la fin de la guerre. Ce « quelqu’un » était un autre que soi mais tout autant « familier » qui lançait un regard depuis un « petit trou de serrure ». Un regard fait d’un seul « œil ne battant pas du cil » et qui était l’œil de la conscience qui, comme une ombre, « de toute une vie, ne s’éloigne », ou pour le dire avec Victor Hugo (1802-1885) : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »41.

Le sens de la culpabilité et du devoir traverse obliquement la représentation de la mort dans la poésie d’Arechi. Il est possible d’en mesurer l’intensité dans cette expres-sion tout à fait singulière que ces poètes utilisent très souvent qui dit en japonais : « shi ni sokonau » 死にそこなう, qui se traduit par « avoir manqué de mourir », comme on peut avoir manqué de se noyer, mais qui fait apparaître aussi l’idée d’une affectation de la mort, qui a créé un dommage, qui a creusé un vide, évidé les yeux, entaillé la cavité d’une blessure. Cette expression transmet aussi un sentiment d’échec de deux manières : elle parle sans détour d’un sens de la culpabilité de n’avoir pas trouvé la mort là où d’autres l’avaient trouvée et elle parle aussi du sentiment d’impuissance dans laquelle est placé l’homme devant la mort et ses ravages. Cette notion de préjudice est morale, mais elle est aussi, et encore une fois, de nature matérielle, de l’ordre de la trace que la mort a laissée, d’un dommage, comme d’un prix à payer. Toutefois, l’idée de sacrifice 犠牲 (gisei) qui est très présente dans la poésie d’Arechi est bien différente de celle qui avait été diffusée durant les années de guerre par la propagande du régime militariste.

Le sacrifice ici n’est pas celui d’un regret qui hanterait le sentiment d’une existence qui ne se s’était pas magnifiée dans une mort juste, mais plutôt dans la passivité, du côté du dommage qui été porté. Cette solidarité avec la mort préjudiciable s’oppose chez Arechi avec la solidarité qui s’était exprimée dans la mort sacrificielle. Le renversement logique

41 Vers final de la poésie intitulée « La conscience » du recueil La légende des siècles (1859-1877).

qui s’exprime dans la poésie d’Arechi de l’idée de mort est la représentation d’une forme de révolte contre une idée de la mort qui avait détruit la réalité de la mort individuelle.

C’est une image composite et verticale de la mort, comme l’est l’image du « cercueil en pied » 立棺 (rikkan) dans la poésie de Tamura qui s’oppose à toute forme de volonté totalisante des morts individuelles dans une idée collective de mort identitaire. C’est une mort qui se prononce rigoureusement contre toute tentative de récupération42 :

I

わたしの屍体に手を触れるな おまえたちの手は

「死」に触れることができない わたしの屍体は

群衆のなかにまじえて 雨にうたせよ

(略)

II

わたしの屍体を地に寝かすな おまえたちの死は

地に休むことができない わたしの屍体は

立棺のなかにおさめて 直立させよ

I

Vous ne porterez pas la main sur mon cadavre Vos mains ne peuvent toucher la « mort »

42 Poésie intitulée « Rikkan » 「立棺」 (Cercueil en pied) publiée dans : Arechi shishû 1952 『荒地詩集1952』 (Anthologie des poèmes d’Arechi 1952), Tôkyô, Arechi Shuppansha, 1952, p. 20-21, qui appartient au recueil Quatre mille jours et nuits (1956). Tamura Ryûichi, Tamura Ryûichi zenshû 『田村隆一全集』 (Œuvres complètes de Tamura Ryûichi), Tôkyô, Kawade Shobô shinsha, 6 vol. (2010-2011), vol. 1 (2010), p. 45-46.

Mon cadavre

Vous le mêlerez à la foule Qu’il soit battu par la pluie ! (...)

II

Ne faites pas dormir mon cadavre sur la terre Votre mort

Ne peut reposer sur la terre Dressez !

Mon cadavre

Dans un cercueil en pied

Dans un cercueil en pied

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 91-126)